Chapitre 3 - Une nuit de conciliabules

11 minutes de lecture

Archibald exulta de joie. C’était le plus beau jour, ou plutôt la plus belle nuit de sa vie. Pour la première fois de sa vie, il allait partir à l’aventure. En tant qu’héritier de la couronne, il avait vocation à gouverner le Refuge et non à le quitter. Une nouvelle occasion d’en dépasser les frontières ne se présenterait pas de sitôt. Il avait bien l’intention d’en profiter.

Le prince se leva et rejoignit ses futurs compagnons de route au centre de l’esplanade, prenant position aux côtés de Tancrède. Cependant, Archibald était si heureux que même la proximité de son cousin le laissa parfaitement indifférent.

– Le tirage au sort est maintenant terminé, conclut le chancelier Fenrir d’une voix grave.

Puis, se tournant vers les élus, il clama bien fort :

– Vous formez désormais la Compagnie des neuf !

Le vieil homme s’effaça alors, cédant la place à la reine Clothilde. Celle-ci les embrassa les uns après les autres, leur glissant à chacun un petit mot d’encouragement à l’oreille.

– Toutes nos pensées vous accompagneront sur la longue et difficile route qui vous attend, déclara-t-elle ensuite à leur intention ainsi qu’à celle de l’assemblée. Que l’entraide puisse en atténuer le fardeau et le succès en couronner l’issue !

Toute l’assemblée se leva et applaudit des deux mains. Nombreux furent ceux qui quittèrent leurs places et vinrent chaudement féliciter les neuf choisis. Il y eut bientôt tant de monde autour d’eux qu’Archibald ne distingua plus Solveig. Il mourrait pourtant d’envie de partager ses impressions avec son amie.

Cela devrait cependant attendre. Lorsque la Salle du peuple se fut vidée, le prince s’aperçut que les quatre gardes l’avaient quittée. Sans doute le capitaine Pedro avait-il eu quelques consignes à délivrer à ses troupes en vue du départ.

La reine et le chancelier parurent animés de la même intention. Tous deux retinrent Archibald et Tancrède en aparté. Ils leur dressèrent une liste de conseils si longue que le jeune prince crut qu’elle ne prendrait jamais fin. Plusieurs fois, sa mère lui intima de prendre note de leurs instructions, mais elles semblaient entrer par une oreille pour ressortir par l’autre.

Le prince était trop excité pour se concentrer sur la litanie d’avertissements. Il avait hâte, trop hâte de retrouver Solveig, de préparer son sac de voyage, de partir à l’aventure, de…

Soudain, Archibald se rappela la promesse qu’il avait faite avant le tirage au sort : aller voir Tom Wilkes ! la joie d’être tiré au sort avait failli lui faire oublier la promesse faite à son ami marchand. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !

Sans attendre, le prince s’excusa auprès de ses proches et prit la poudre d’escampette. Il ne manquerait pas grand-chose. Ni sa mère ni le chancelier n’aborderaient un sujet un tant soit peu important devant son oncle, Valdemar. Le temps leur avait appris qu’il valait mieux le tenir le plus éloigné possible des affaires du royaume.

Déjà loin, Archibald ne vit pas le chancelier Fenrir constater avec inquiétude et désapprobation ce départ précipité.

Chaque petit être, ou chaque famille, avait sa petite maison, construite dans les replis d’un arbre, tel un nid d’oiseau, ou creusé à même un tronc, dissimulée derrière une porte taillée dans l’écorce. Tom Wilkes faisait exception à la règle. Il habitait partout et nulle part, voyageant sans cesse à dos de son lucane cerf-volant, trimbalant tout son attirail de marchandises. Parmi elles, figurait une minuscule tente qu’il dépliait ici ou là, le soir venu.

Archibald connaissait néanmoins ses lieux de vente préférés. Il ne tarda donc pas à le trouver. Le jeune marchand, âgé peine sorti de l’adolescence, voltigeait d’un client à l’autre, délivrant ici un conseil, là un compliment, sans se départir du sourire éclatant qui le caractérisait. Lorsqu’il aperçut le prince héritier, il l’interpella en lui adressant de grands signes de la main.

– A’chibald, com’ j’suis heureux d’ te voir ! lui dit-il avec une sincérité qui se reflétait dans son regard. Le jeune homme parlait vite, si vite qu’il en mangeait des lettres. A’tends, j’ai une p’tite me’veille pour toi, précisa-t-il dans un clin d’œil.

Décidément, quelle nuit merveilleuse ! pensa Archibald. Tom Wilkes rapportait toujours des objets insolites de ses lointaines destinations.

Lorsque tous ses clients furent partis, Tom Wilkes revint vers Archibald et lui présenta une choppe. Le liquide qu’il y versa avait une robe sombre, aux reflets violets.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Archibald, curieux.

– D’ jus d’ raisin.

– Du jus de quoi ? répéta Archibald, qui n’avait jamais entendu le dernier mot prononcé.

– D’ raisin, un ptit fruit vert ou violet q’ pousse en grap’ sur de p’tits arb’es. Les H’mains en font d’ jus p’r les enfants et d’ vin p’r les adul’es.

– Mais où as-tu été dégotté cela ? s’exclama Archibald.

Tom Wilkes se fendit alors d’un sourire mystérieux et posa son index sur sa bouche. Il ne dirait rien, il ne disait jamais rien de l’origine de ses trouvailles. Commerçant, contrebandier, chapardeur, Tom Wilkes était assurément un peu de tout cela.

Ce dernier se servit une choppe à lui-même et la but d’un trait. Un rot sonore vint ponctuer la gorgée.

– Ah ! C’q’ ça fait d’bien !

Archibald l’imita et but la boisson inconnue. Le liquide glissa lentement sur son palais puis dans sa gorge, y déposant un goût sucré tout à fait délicieux. Il leva un pouce en l’air en signe d’approbation, tandis qu’il avalait le reste de son verre.

– Bon, maint’nant, la su’p’ise ! dit Tom Wilkes en se frottant les mains.

Et il disparut derrière son lucane cerf-volant. L’animal s’était assoupi ; son sommeil ne fut cependant que de courte durée, tant Tom Wilkes farfouilla dans l’attirail accroché au dos de la bête pour trouver l’objet désiré. Un cri de satisfaction ponctua la recherche et Archibald vit son ami revenir les bras chargés d’un long et fin fil de métal tordu sur lui-même.

– Les H’mains app’llent ça un trom-bo-ne ! dit Tom Wilkes en s’appliquant à prononcer le dernier mot. J’sais pas trop à quoi c’sert ! Mais c’solide, peux me croire !

– Waouh ! s’écria Archibald. Je ne connais pas l’usage que les Humains en font mais, moi, je te garantis que j’ai déjà une petite idée derrière la tête sur ce que je vais en faire.

Archibald se saisit de l’objet. Il n’était pas lourd, ce qui le rendait plutôt facile à manipuler. Il s’aperçut d’ailleurs rapidement que le métal pouvait être tordu, de sorte que l’objet pouvait prendre une autre forme que celle originale. Celle-ci lui convenait bien pour le moment, elle était même pratique.

Le prince attrapa deux trois cordelettes de cuir, les noua habilement dans les entournures du métal et passa le trombone autour de ses épaules en bandoulière. Il ajusta les nœuds, s’assurant que l’objet tenait bien en place dans son dos sans entraver ses mouvements pour autant.

– Parfait ! conclut-il.

Tom Wilkes applaudit des deux mains. Il n’avait pas vraiment compris quel usage le Prince allait en faire, mais au moins avait-il trouvé preneur.

Sur ce, une nouvelle cliente s’approcha de l’étalage du marchand, qui voleta auprès d’elle pour l’accueillir.

« Les gardes ont probablement terminé leur réunion », pensa Archibald, qui prit congé de Tom Wilkes et partit à la recherche de Solveig.

Les salles d’entraînement se situaient à quelques arbres de là, toutes taillées dans le bois d’un immense frêne. Le feuillage en étage du végétal assurait leur dissimulation aux yeux des Humains. Archibald les visita les unes après les autres et commençait à se dire qu’ils avaient dû partir, lorsqu’il entendit un murmure :

– Quelque chose de grave se prépare, dit une voix grave et assurée.

Sans trop savoir pourquoi, Archibald se cacha derrière une feuille. Il pencha doucement sa tête jusqu’à entr’apercevoir un groupe de petits êtres, assis en rond, éclairés par la lueur de la lune. Les quatre gardes membre de la Compagnie étaient là : le Capitaine Pedro, les jumeaux Tomoe et Daisuke ainsi que Solveig. Un cinquième membre était assis avec eux : l’éclaireuse des neuf, Katarina.

– Développez, Katarina, lui demanda le Capitaine Pedro. Nous devons savoir à quoi nous attendre.

– Cela fait plusieurs mois que les rapports remis par les Eclaireurs à la Guilde sont concordants : les intrusions de Ceux de la maison dans le jardin se multiplient. Ils s’aventurent chaque fois plus près de la frontière sud, la nôtre.

– Quel est le but de ces raids ?

– Je doute que ces missions aient un simple but exploratoire. Il y a bien longtemps que les leurs, comme les nôtres, doivent avoir cartographier les deux frontières.

– Alors, pourquoi ? Quel autre but que l’exploration pourrait les motiver ?

– Nous l’ignorons, répondit-elle de manière mystérieuse.

– Mais vous craignez quelque chose ? intervient Tomoe.

La jeune fille était âgée de seize ou dix-ans. Elle portait ses longs cheveux raides couleur charbon nattés en une tresse savamment relevée. De grands yeux vifs éclairaient un visage à la peau claire et aux traits fins.

L’éclaireuse poursuivit :

– C’est exact. Je crains, et le Supérieur de la Guilde partage ce point de vue, que ces excursions aient un but belliqueux.

« Une guerre ?! », s’exclama Archibald en son for intérieur. « C’est impossible, il n’y a pas plus eu de guerre depuis des dizaines d’années, depuis le Traité de paix ! »

– La situation est grave en effet, reprit Daisuke.

Le jumeau était en tout point semblable à sa sœur, tant dans leur physique gracieux que leur esprit perspicace. De l’élément de l’Eau, ses cheveux étaient cependant aussi blancs que ceux de sa sœur étaient noirs.

– Oui, elle est grave, et pour le moment tenue sous silence, dans l’attente d’éléments nouveaux, indiqua l’éclaireuse d’un ton confidentiel.

Puis relevant la tête, elle précisa :

– Seule la Reine et le Chancelier en ont été informés. Cette information est secrète et ne doit pas être divulguée.

Archibald tressaillit de tout son être. Il aurait juré que l’éclaireuse venait de prononcer ces mots en le fixant délibérément. Elle avait senti sa présence, malgré les feuilles le dissimulant, et le lui faisait savoir.

Il se recula avec une précaution infinie, prenant garde à ne faire aucun bruit pour ne pas révéler sa présence aux membres de la Garde. Ceux-ci n’apprécieraient pas, à juste titre, qu’ils les aient ainsi épiés.

Le prince quitta les salles d’entrainement et gagna d’un pas traînant sa maison. Les appartements royaux se trouvaient sis au sein du même chêne que la Salle du Peuple. Il repassa par celle-ci, désormais totalement vide, et emprunta un petit escalier, constitué de clous d’acier enfoncées dans l’écorce. Il sauta de l’une à l’autre, jusqu’à atteindre un petit palier. Une porte et une fenêtre, toutes deux de bois enluminés, annonçaient sa chambre. Il entrebâilla la première et se glissa dans son intérieur.

Archibald se mit alors en quête de préparer son sac de voyage. Le départ était fixé pour l’aube, ce qui lui laissait peu de temps pour s’organiser. Qui plus est, l’équipée devrait voyager léger, il fallait donc sélectionner le strict nécessaire et non s’encombrer de choses inutiles.

Le prince se posta devant un morceau de miroir cassé pour voir quelle allure lui donnait le trombone accroché dans son dos. Il trouva qu’il avait fière allure. Cet accessoire serait la pièce maîtresse de son paquetage. Pour le reste, Archibald demeurait perplexe.

Rien de ce qui l’entourait ne semblait approprié pour l’expédition. Il balaya du regard le bout de tissu suspendu en hamac et le bureau taillé dans une gomme d’écolier, trônant au milieu de tous les objets ramassés dans la forêt. Le prince adorait collectionner les petits objets abandonnés ou perdus par les humains. Plusieurs d’entre eux avaient été chinés auprès de Tom Wilkes. Archibald parcourut sa chambre en tous sens, ramassant ici sa cape, là, une botte et empaqueta rapidement les quelques éléments qu’il pensa utile.

Il était fin prêt pour le départ. Au dehors, tout était devenu silencieux, chacun était rentré chez soi, préparer ses affaires ou se coucher. Lui aussi devait parvenir à s’endormir, il n’avait rendez-vous avec les autres tirés au sort que dans quelques heures. Mais comment trouver le sommeil dans un tel état d’excitation ?

Assis au bord de son hamac, se balançant au rythme de sa respiration, le prince pensa à Solveig. Sa réunion était-elle terminée ? Avait-elle fini de préparer ses bagages ? Son cure-dent ferait sans aucun doute partie du voyage. Avait-elle réussi à s’endormir ?

Dans le fond de son esprit, Archibald n’oubliait pas le morceau de conversation qu’il avait surpris. Des raids des Autres ? Ceux de la maison préparaient-ils quelque chose contre eux ?

Il en tressaillit. De telles pensées ne l’aideraient certainement pas à s’endormir.

Résultat, ce fut avec des yeux lourds et cernés qu’Archibald rejoignit l’équipée à l’aube. Tous étaient arrivés et discutaient de manière éparse. La vue du Capitaine Pedro et de Tancrède, côte à côte, le fit sourire. Aux côtés du géant, son cousin faisait pâle figure et lorgnait ses pieds d’un air renfrogné. Il les en détacha à l’approche du prince, avisa le trombone attaché dans son dos et lui décocha un sourire moqueur. Il avait toujours adoré se moquer des curiosités d’Archibald.

Solveig se tenait quelque peu à l’écart. Elle était vêtue de sa tenue de la Garde et nettoyait son arme personnelle. L’art de se battre au cure-dent n’était pas aisé, mais elle avait rapidement manifesté certaines facultés dans cet exercice. A tel point que le fin bout de bois était devenue son arme favorite. Dans son dos était ceint un bouton-bouclier de bois.

Le chancelier Fenrir se dégagea du groupe attroupé autour du Capitaine Pedro et gagna Archibald en quelques enjambées. Il le prit à part :

– Prince héritier, vous avez disparu bien vite après le tirage au sort. J’aurais aimé pouvoir m’entretenir quelques minutes avec vous.

Toute désapprobation avait disparu de son regard. Ne restait que l’inquiétude. Le vieil homme se pencha à l’oreille du jeune garçon et lui glissa :

– Vous devrez prendre garde, Archibald, grand garde à tout ce qui se passera. L’expédition présente de nombreux dangers, peut-être bien plus graves que ceux auxquels elle est traditionnellement exposée.

– Les raids des Autres ?

Archibald avait à peine prononcé ses mots qu’il s’en mordit les lèvres. C’était un secret dont il n’aurait pas dû être au courant !

– Comment êtes-vous au courant de cela ? s’exclama le vieil homme, abasourdi et en colère qu’un tel secret soit ainsi éventé.

Archibald commença à bredouiller une réponse mais le Chancelier l’interrompit d’un geste agacé de la main.

– Peu importe. Après tout, je suis de ceux qui considèrent que les Neuf auraient tous dû être informés de ce danger… Mais ce n’est pas celui-ci dont je voulais vous parler…

La parole lui fut coupée par un intense bruissement de branchages. Quelque chose d’imposant approchait à vive allure en se déplaçant d’un arbre à un autre. Il n’y eut aucun mouvement de panique parmi l’équipée rassemblée. Tous connaissaient la source de cette course folle. Bientôt, huit magnifiques écureuils roux fendirent les feuillages, sautant d’une branche à une autre de manière chaloupée. L’un d’entre eux était chevauché par le maître des écureuils. A son signal, les rongeurs s’arrêtèrent en un seul geste, comme s’ils ne formaient qu’un seul animal.

Cette arrivée sonnait l’heure du départ pour l’expédition. Le chancelier retint le prince héritier par le bras :

– Archibald, les dangers ne viendront pas tous de l’extérieur de votre groupe.

Le maître des écureuils frappa dans ses mains, appelant chacun à rejoindre l’animal qui lui était attitré. Le chancelier s’éloigna, laissant Archibald pantois. De quoi était-il question ? Quel danger viendrait de l’intérieur du groupe ?

Annotations

Vous aimez lire Ma-ri ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0