Quelque part au nord de l’Europe,

– Archibald ? Archiiibaaald ?

À l’appel de son prénom, le jeune prince tourna immédiatement la tête vers l’origine du son. La voix était celle de Solveig, son amie d’enfance. L’adolescente n’apparaissait cependant nulle part dans son champ de vision.

Assis à la cime d’un hêtre, le plus grand arbre de la forêt, Archibald avait pourtant une vue particulièrement dégagée. Des centaines d’espèces d’arbres s’étendaient à ses pieds, sans qu’il ne soit véritablement possible de les distinguer les unes des autres. Le soleil couchant laissait progressivement la place à l'obscurité qui recouvrait petit à petit les alentours d'un voile sombre.

– Archibald, où es-tu ? insista-t-elle, de manière saccadée, comme si elle était essoufflée.

L’adolescent se leva aussitôt de sa branche et gagna le tronc du hêtre, en quelques pas souples et rapides. Du « haut » de ses cinq centimètres, il se pencha dans le vide et aperçut son amie, en contrebas, gravissant quatre à quatre l’escalier en colimaçon sculpté dans l’écorce de l’arbre.

– Tout en haut, lui précisa-t-il en plaçant ses mains en porte-voix.

À ses mots, la jeune fille leva la tête, sa chevelure turquoise surmontée de deux longs bois cédant la place à un visage souriant. Solveig dessina alors de grands signes de la main en guise de salut. Archibald lui répondit avec le même entrain. L’adolescente redoubla alors de vitesse pour rejoindre son ami.

– J'aurais dû me douter que tu serais là, lança-t-elle, une fois arrivée.

Courbée, les mains posées sur les genoux dans l’attente que sa respiration reprenne un rythme normal, Solveig observa les environs.

– Tu regardais quoi ? demanda-t-elle.

Archibald lui désigna un ensemble de nuages droit devant eux.

– Là, un dragon, précisa-t-il.

Les nuages mordorés dessinaient une énorme et mystérieuse créature, dont la longue langue de feu se perdait dans le soleil couchant. Avant que Solveig n’arrive, le jeune prince s’était imaginé la chevauchant. Ensemble ils auraient affronté ses monstrueux congénères dans de terribles combats à l’issue triomphante.

– Je ne le vois pas, avoua-t-elle, déçue.

Les yeux plissés sous ses mains placées en visière, elle scrutait pourtant le ciel avec attention. Archibald sourit. Peu encline à l’imaginaire, son amie entrevoyait rarement les mêmes choses que lui. Lasse, Solveig changea de sujet :

– Tu crois que c’est pour bientôt ? demanda-t-elle… J’ai hâte…

Archibald n’eut pas besoin de lui demander de quoi elle parlait. Lui-même ne pensait qu’à cela.

Le tirage au sort.

C’était la première fois où l’un et l’autre avaient le droit d’y participer. Ils avaient enfin atteint l’âge de treize ans, soit l’âge minimum pour intégrer l'expédition appelée à accomplir la quête de l'Eau. Cette mission était l’une des plus importantes qui pût être confiée à un membre de la communauté.

Le Refuge, nom donné à leur collectivité, était sis au cœur d’une immense forêt. La nature pourvoyait à une grande partie des besoins de ses habitants. Habiles de leurs mains, ceux-ci façonnaient le reste. Certains bienfaits échappaient cependant à leur maîtrise.

Il en était ainsi de l’Eau. Chaque goutte de pluie, chaque flocon de neige, chaque bille de grêle étaient conservés et rationnés durant les longs mois qui s’écoulaient de l’automne au printemps. Malgré cela, l’été venu, l’Eau manquait inexorablement. La chaleur, aride et étouffante, avait raison des réserves ainsi effectuées qui s’épuisaient à vue d’œil.

Alors, venait le temps de tirer au sort neuf membres de la communauté qui partaient à sa recherche. Le but de l’expédition était de reconstituer les réserves d’eau en prélevant le précieux liquide dans le lointain puits des humains.

Neuf membres alors que le Refuge en comptait plusieurs centaines. Les chances d’être choisi étaient faibles, mais l’impatience d’Archibald et Solveig n’en grandissait pas moins à mesure que l’heure du tirage au sort approchait. L’attente leur paraissait intermina…

VARRRRROUM ! VARRRRROUM !

Le signal de ralliement retentit.

VARRRRROUM ! VARRRRROUM !

Le son chaud et sombre d’un cor déchirait le silence de la nuit tombante. Une nuée d’oiseaux prit son envol, en un concert de battements d’ailes. Archibald et Solveig se regardèrent d’un air entendu, un large sourire éclairant leur visage. Il n’y avait pas de temps à perdre.

La jeune fille s’engouffra la première dans l’escalier, suivie du prince. Les marches défilaient aussi vite que possible sous leurs pieds. Bien que filant à toute allure, leurs pas ne faisaient aucun bruit. Les deux amis se déplaçaient avec tant de légèreté que leur passage paraissait semblable à la caresse du vent.

Sans bruit, les deux petits êtres seraient également passés inaperçus aux yeux des humains. Jamais les habitants de la maison voisine ne s’aventuraient aussi loin dans les bois. Quand bien même l’auraient-ils fait qu’ils ne les auraient pas vus. Pas plus d’ailleurs que l’escalier taillé dans l’écorce. Toutes les constructions de la communauté se fondaient dans leur environnement et étaient placées à des hauteurs hors de portée de vue.

Les deux adolescents parvinrent à une plateforme de petite taille d’où partaient de multiples tyroliennes à destination d’autres arbres. Archibald choisit l’une d’elles et s’assit dans une coquille de noix vide. D’un mouvement de hanches, il s’élança dans les airs. La nacelle se mit à glisser, lentement tout d’abord puis de plus en plus vite, le long d’une corde tressée.

Les pieds ballants, les bras grands ouverts, le prince adorait la sensation du vent fouettant son visage et s’engouffrant dans ses cheveux. Il avait l’impression de flotter dans les airs et de s’envoler. À en croire le rire retentissant lui parvenant depuis son dos, Solveig partageait cette même sensation.

En contrebas, se distinguaient les lieux de vie du Refuge. Ici, une hutte dissimulée dans un tronc ; là, une échoppe fabriquée de petits bouts de bois. Des silhouettes s’affairaient en tous sens, se précipitant le long des branches et glissant le long des toboggans. Les uns comme les autres avaient entendu l’appel et accouraient de toutes parts.

La communauté bourdonnait comme une ruche. Des exclamations de plus en plus nombreuses se faisaient entendre. La tension était palpable. Chacun avait hâte de savoir qui aurait l’honneur de participer à la quête de l’Eau.

– Regarde ! s’écria Solveig.

Archibald suivit du regard la direction pointée par son amie. Une silhouette se tenait à courte distance, surmontant un lucane cerf-volant en plein vol. L’animal tanguait péniblement sous le poids de l’attirail d’un marchand ambulant. Le prince l’aurait reconnu entre mille. Tom Wilkes ! Il était donc revenu de l’une de ces expéditions au-delà des frontières du Refuge !

Le prince héla si fort le marchant que plusieurs têtes se dressèrent sur son passage. Tom lui rendit son salut, en l’accompagnant d’un geste de la main dont le sens était parfaitement connu du prince. Il signifiait : « Viens me voir après le tirage au sort, j’ai quelque chose pour toi ! ». Archibald lui répondit de la même façon. Qu’il avait hâte d’entendre le récit des nouvelles aventures du colporteur et de voir quelles merveilleuses trouvailles celui-ci avait ramenées du monde des humains.

Puis le marchand s’éloigna, dans un grand éclat de rire. Manifestement, l’affolement général n’était pas pour lui déplaire. Il zigzaguait d’un attroupement à l’autre pour montrer sa cargaison. Le tirage au sort allait rassembler toute la communauté. Une aubaine pour le commerçant qui déjà se frottait les mains.

À cet instant, les coquilles de noix atteignirent la fin de la tyrolienne. Archibald et Solveig sautèrent sur une haute branche d’un frêne. L’arbre abritait les camps d’entrainement des gardes. Ayant récemment intégré le corps des apprentis gardes, la jeune fille les connaissait bien. Elle y passait le plus clair de ses journées. Il n’était cependant pas question d’y faire halte. Tous deux dépassèrent la salle de maniement des armes et cavalèrent à vive allure, pressés d’arriver à la Salle du Peuple.

Cette dernière n’avait, à vrai dire, de salle que le nom. Située au sommet du tronc du plus vieil arbre de la forêt, un immense chêne biscornu, elle ne comportait en effet ni murs ni toit. Formant un cercle, des rangées de minuscules sièges se trouvaient taillés dans le bois, tournées vers l’esplanade centrale. Les orateurs se déplaçaient en son sein, libres de s’adresser à tous et à chacun, placés sur un pied d’égalité. Adultes comme enfants assistaient à l’assemblée et avaient le droit de s’y faire entendre.

Ce soir-là, un joyeux brouhaha y régnait. Les convives n’avaient pas encore rejoint leur place et se tenaient debout, s’interpellant à qui mieux mieux. Plusieurs d’entre eux entouraient le chancelier Fenrir, un vieil homme à la longue barbe blanche légèrement voûté. Figurant parmi l’un des plus anciens du Refuge, son savoir et sa sagesse en faisaient un membre respecté de tous. Il se figurait d’ailleurs être le maître de la cérémonie. Aussi, tous l’abreuvaient-ils de questions et cherchaient-ils à connaître les détails de ce qui allait suivre.

Non sans mal, les deux amis se frayèrent un chemin parmi la foule afin de rejoindre les places qui leur étaient assignées. Solveig s’éloigna en direction de la sienne, sise à côté de celles de ses parents, tandis qu’Archibald gagna les rangs de la famille royale.

Quelques-uns de ses membres étaient arrivés. Son oncle, Valdemar, et son cousin, Tancrède, que le prince détestait, ainsi que la famille d’une tante éloignée. Le père d’Archibald était présent et tapota affectueusement l’épaule de son fils lorsqu’il s’assit à côté de lui.

– Ta mère arrive, lui glissa-t-il discrètement à l’oreille.

Archibald chercha du regard la longue silhouette de sa mère, la reine Clothilde. À l’instant même où elle pénétra dans la Salle du Peuple, le silence gagna l’assemblée. Les uns et les autres la regardèrent s’avancer et la saluèrent sur son passage, avant de rejoindre rapidement sa place.

D’une incroyable beauté, la souveraine était née fille de l’Eau. En témoignait la longue chevelure bleue tombant en cascade sur ses épaules et ondulant comme des vagues dans son dos. Elle avançait avec grâce et assurance, vêtue d’une fine robe blanche et argentée glissant délicatement sur le sol.

La reine Clothilde vint prendre place, non pas au centre de la salle, mais parmi son peuple, aux côtés de son fils. Archibald, assis entre sa mère et son père, était un parfait mélange des deux. De la première, il avait hérité un port altier, un teint velouté et des cheveux clairs. Les siens étaient cependant blonds, couleur des blés, le prince étant né sous la protection de la Terre. Du second, du même élément, il avait adopté la force tranquille et l’esprit vif.

Bien que la nuit fût désormais complètement tombée, la Salle du peuple irradiait d'une lumière dansante. Des centaines de lucioles tourbillonnaient dans les airs, émettant un léger bourdonnement que nul bruit ne venait rompre. L’assemblée était attentive, les regards tournés vers l’esplanade centrale. Le chancelier Fenrir s’avança au-devant.

Le tirage au sort allait commencer.