Chapitre 31 - SACHA

8 minutes de lecture

le 10/03/2022

- Je te mets en ligne, il faut que tu entendes ça, me dit Shy, après que Willer m’ait copieusement reproché à la place de Mr. Carren mon incompétence, à cette différence près que de sa part ça n’a pas le moindre impact sur moi.
Malgré tout, je sais que malgré la foi que mon protecteur place en moi, si les capitaines de la DFAO commencent à s’impatienter même lui ne pourra rien faire pour rallonger la durée de ma mission.
Pour la première fois, mon plan m’apparaît comme ayant plus de chances d’échec que de réussite, et je commence à avoir l’impression d’avancer en équilibre sur une corde raide, au-dessus d’un vide mortel.
Le micro dans mon oreille grésille avant de résonner des voix d’Allen et d’Alexy, justement en train d’énoncer d’une voix énervée notre théorie à son compagnon.
Je me crispe, car pour qu’elle en vienne à de telles extrémités, la situation doit être plus pressante que je ne le pensais. Je sens sans trop savoir pourquoi que la suite des évènements est en train de se jouer sur cette conversation, quelque chose que Shy partage manifestement s’il a tant insisté pour me mettre en direct.
- Tu crois peut-être que nous n’allions pas remarquer ? Non, tu sais quoi ? Que je n’allais pas remarquer. Je n’ai aucune envie d’embarquer Sacha dans cette conversation, et tu sais pourquoi ? Parce qu’il ne mérite rien de ce qu’il est en train de subir actuellement à cause de tes problèmes d’addiction ! Mais qu’est-ce qui t’es passé par la tête, qu’est-ce qui est passé par la tête de l’Organisation pour envoyer à ma rescousse un drogué ?!
Dure, et même vraiment méchante, je ne soupçonnais pas cette facette de la personnalité d’Alexy. Mais au milieu de son discours enflammé, je suis soulagé de constater qu’elle me défend toujours. Au moins, cette partie là de mon plan n’est pas complètement tombée à l’eau, au moins il me reste encore quelques bords de la falaise auxquels me raccrocher contre Willer et les autres. J’espère qu’ils entendent et mesurent parfaitement la portée de ces paroles, du moins autant que moi.
Je me cale plus confortablement sur le lit, me préparant à assister à une riposte violente d’Allen contre cette attaque. Mais c’est bien mal le connaître, et je me morigène de ne pas avoir pu le prévoir quand il laisse simplement tomber, la voix douce comme toujours lorsqu’il parle à Alexy :
- Je sais que j’aurais dû t’en parler bien avant, je ne me fais pas d’illusions là-dessus.
- Oui, tu peux le dire.
Aussi claquante qu’un fouet, elle ne lui laisse même pas le temps de finir ses excuses, et en ce moment elle me ressemble plus que jamais lorsque je fais face à un ennemi que je veux anéantir sans détours.
- Comment c’est arrivé ?
- Tu sais très bien que je ne peux pas répondre à cette question.
Je suis surpris de voir une image du visage crispé d’Alexy, les dents grinçantes et des éclairs dans les yeux, surgir dans ma tête. C’est exactement la réaction qu’elle affiche en ce moment, j’en mettrais ma main à couper.
- Alors dis-moi au moins depuis combien de temps ça dure ? Depuis combien de temps cela a autant des effets sur toi ? Allen, je dois savoir si cela nous met vraiment en danger…
- Non ! affirme-t-il plus sèchement, ce qui est exactement la raison pour laquelle je ne le crois pas une seule seconde.
Contrairement à nous, trop effrayé de répandre le mal autour de lui, Allen n’utilise l’agressivité qu’en dernier recours, et surtout lorsqu’il est en très mauvaise position. Alexy a sûrement fait le même raisonnement que moi, et probablement bien plus poussé, car elle ne s’arrête pas à cette réponse pour le moins évasive.
- Depuis combien de temps ?
Une question à la fois. Elle prend son temps, car trop envahir ses secrets ne ferait que le mettre sur la défensive.
Incroyable à quel point ses habitudes ont déteint sur moi en trois semaines seulement, comme un élève qui tenterait d’imiter un maître inlassablement, et je dois avouer que son talent me paraît de plus en plus intéressant.
- Un peu de plus de cinq mois, lâche-t-il au bout d’un silence, comme à chaque fois.
- Et depuis combien de temps es-tu en manque ?
A la manière dont elle m’en a parlé, je sais qu’elle n’a pas beaucoup d’expérience dans ce domaine, pourtant elle mène plutôt bien son interrogatoire.
- Quelques jours au plus.
- Quelques jours…
Vive comme l’éclair, elle renchérit, une pointe d’horreur dans la voix :
- Ne me dis pas que nous sommes revenus à Paris pour que tu puisses en reprendre, et absolument pas pour retrouver ton contact ?
Je me la figure à présent la bouche légèrement entrouverte, laissant échapper un petit souffle ébahi entre ses lèvres arrondies, et les sourcils légèrement froncés, ce qui me fait penser que je ne serais jamais rassasié de la dessiner si je commençais. Elle exprime une telle variété d’émotions, que chaque instant passé avec elle est unique en terme de ressenti, et c’est justement ce qui est le plus intéressant à rendre sur le papier. Un dessin n’est pas bon, de mon point de vue du moins, tant qu’il démontre pas les émotions d’une personne. Les traits peuvent être un petit peu déformés, les proportions un peu mal faites, tant que les sentiments transparaissent à la perfection.
Je secoue la tête pour éloigner ces pensées inconvenantes. Je ne dessinerai jamais Alexy, donc ce n’est pas la peine d’imaginer comment je pourrais faire son croquis, comment je pourrais coucher sur le papier l’éclat changeant de ses yeux..
- Non ! et cette fois, c’est un non désespéré, sincère, qui s’échappe d’Allen. Non, non, non, tout est vrai. Je veux dire, j’ai vraiment un contact qui nous permettra de retrouver l’Organisation, mais… Alexy, tu dois savoir que je ne l’utiliserai pas avant encore longtemps. Mon… addiction est bien la raison de notre départ précipité et de ma décision plutôt soudaine. Mais je ne nous conduirai pas à notre base avant longtemps.
Mon souffle se bloque et toute mon imagination s’envole, laissant place au vide et à une pointe de panique.
Avant encore longtemps ? Qu’entend-t-il exactement par là ? Je ne peux pas me permettre ce qu’il sous-entend, je suis plutôt pressé par le temps, et s’il ne le comprend je le ferai rentrer dans son crâne vide par la violence, mais il est hors de question que nous restions encore coincés ici dans l’inactivité pour encore plusieurs semaines. Plusieurs jours seraient déjà une torture. Voilà pourquoi je dois savoir exactement ce que longtemps veut dire pour lui, car en fonction de la réponse je pourrai poursuivre mon plan… ou alors je devrais l’abandonner.
Réaliste.
Je ne me suis jamais caché la vérité, aussi douloureuse soit-elle, j’ai toujours été réaliste, mais mon cœur se serre inexorablement à cette pensée. Abandonner, non pas parce que la situation l’oblige vraiment mais parce que je suis toujours dépendant de mes collègues, que je le veuille ou non. Je déteste ça, je déteste ne pas être libre de mes choix, libre de la poursuite de ma vie, après avoir subi l’oppression de mon géniteur si longtemps.
Réaliste.
Reste réaliste.
Si tu y es obligé, tu le feras, et tu te relèveras comme tu l’as toujours fait, pour remettre une nouvelle stratégie sur pied et pallier à ce défaut majeur de la première.
Pendant que je suis perdu dans mon débat interne, Alexy poursuit quant à elle sa dispute avec Allen, redevenant aussi violente dans ses propos que tout à l’heure, mais je n’écoute plus. Les dés sont jetés, la décision d’Allen irrévocable, et encore une fois je suis victime de paramètres plus puissants que moi, d’autres personnes que je ne contrôle pas. Si je pouvais manipuler à la manière d’Alexy, tout ceci ne serait que poussière dans le vent, sauf que nous sommes trop contradictoires l’un avec l’autre pour cela soit même envisageable. Nos talents viennent de nos personnalités, et nos personnalités ne pourraient jamais se combiner.
Tout ma détermination s’est envolée, même si je sais que, comme s’est inscrit dans ma nature, je continuerai de me battre jusqu’au bout de cette mission. Mais ce sera avec mon corps seulement et pas vraiment avec mon cœur. Cela ne devrait pas m’empêcher pas de commencer à élaborer un nouveau plan, qui pourrait reposer sur la mine d’informations qui s’offrent à moi, comme par exemple la dépendance d’Allen à transformer en un formidable levier contre l’Organisation toute entière. Ce ne sont pas les idées qui me manquent, juste une partie de moi-même, une partie de ma personnalité que cette femme m’a volée au moment où elle m’a accordé ce contact entre nos lèvres.
Un instant, je me demande si elle ne me tient pas sous sa coupe depuis le début, si je ne suis pas la personne manipulée au final.
Mais par habitude, ou bien par obligation, je plonge mes mains dans la boue que j’ai moi-même créée et je me relève, dérapant, titubant. J’efface Alexy de ma mémoire, j’efface tout ce à quoi elle se raccroche dans mon esprit, j’efface jusqu’à la moindre émotion qu’elle peut me faire ressentir. Une seule chose compte, une seule chose me maintient debout face à ce qui me semble être l’échec le plus retentissant, le plus insurmontable de toute ma vie : Mr. Carren.
Je me raccroche à sa bonté pour moi, au fait que je ne peux pas le décevoir, je me remémore ses paroles encourageantes lors de notre dernier appel, comme il m’en accorde rarement.
Et péniblement, je rassemble les morceaux d’un plan dévasté par la personne dont je n’aurais jamais cru qu’elle me poserait problème à peine quelques minutes plus tôt. Je balaye les dégâts causés par Allen et son addiction, qui pour une raison inconnue ne peut pas retourner à l’Organisation tant qu’il ne sera pas retourné à son état normal.
Tout ça n’a pas d’importance, ce qui compte c’est la suite de l’histoire et de quelle manière je déciderai de la modeler, pour prendre une bonne fois pour toutes les commandes de ma vie.
En attendant, je réintègre la peau du septième capitaine de la DFAO, de l’homme cruel et sans limites qui a gravi les échelons jusqu’au sommet, de celui qui peut donner des ordres à des personnes d’un rang supérieur au sien et les plier à sa volonté par sa simple réputation. Jusque là je ne m’étais pas rendu compte d’à quel point ma mission en compagnie d’Allen et Alexy m’avait transformé en quelqu’un d’autre, un jeune homme sarcastique et effacé mais au fond bien comme ils le souhaitaient : gentil, sans danger…
Deux vies, deux personnalités.
Les apparences sont trompeuses.

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