Chapitre 20 - ALEXY

10 minutes de lecture

le 28/02/2022

Deux semaines se sont écoulées depuis cette nuit où j’ai survécu à mon premier cauchemar.
Depuis, je me suis encore réveillée plusieurs fois en sursaut, avec la voix de Willer résonnant en écho dans ma tête, mais je n’ai plus jamais exprimé mon désespoir aux autres.
Comme si cette première expérience avait suffi à bloquer inconsciemment mes cordes vocales pour ne surtout pas leur laisser voir ma faiblesse.
Nous changeons régulièrement d’endroit, parcourant certaines nuits – car nous ne nous déplaçons plus que dans le noir – plusieurs dizaines de kilomètres, mais jamais plus. Allen m’a expliqué que si nous nous posions trop souvent à un même endroit, nos chances d’être retrouvés seraient décuplées. Quand j’ai demandé pourquoi il ne nous menait pas à l’Organisation une bonne fois pour toutes, tout en étant pas vraiment sûre de vouloir vraiment y aller, son regard s’est à nouveau fermé comme ce tout premier jour. Et il ne m’a pas répondu, et je commence à me lasser de ce silence.
Plus le temps passe, et plus j’ai l’impression désagréable que les choses stagnent. Mes blessures, notamment la cicatrice de mon visage et mes doigts luxés, guérissent petit à petit, même si mon dos me fait de plus en plus mal. Et bien sûr, il y a ce vide que j’avais déjà commencé à expérimenter dans le cours d’eau, mais qui grandit sans s’arrêter.
Vide de ne pas avoir d’objectif.
Vide de vivre sans remplir la mission qui m’a été assignée, quel qu’elles soient, la personne qui me l’a assignée et l’essence de cette mission.
Rien ne remplit mon vide intérieur, même pas Nuit d’encre, qui représente pourtant le seul point positif de cet infernal voyage. Grâce aux soins attentionnés de Sacha, qui semble s’être autant attaché à elle que moi, sa patte est presque totalement réparée, et elle supporte de mieux en mieux notre présence sans avoir l’air d’avaler un citron.
Je souris de cette comparaison en regardant Allen mettre en joue, viser, puis finalement tirer sur les cannettes disposées de part et d’autres du champ. Presque en mai à présent, nous empiétons petit à petit sur l’été et le soleil réchauffe mon visage. Il n’atteint pas mon coeur, mais je me contenterai de ce faible réconfort.
Quant à mon aversion pour les hommes, ici essentiellement représentés par mes deux compagnons, c’est comme si elle n’avait pratiquement pas diminué. Mon seuil de tolérance à leur présence physique près de moi n’a pas bougé d’un pouce, et Allen provoque toujours en moi des sentiments contradictoires, entre le bonheur de me sentir enfin protégée et son caractère intrusif qui me crispe toujours autant.
Malgré tout, peut-être que je suis un peu trop pessimiste, car à bien y réfléchir, la situation s’est bel et bien améliorée. Certes pas pour moi, mais au moins, Allen et Sacha sont passés des regards haineux pour le premier, indifférents pour le second, à ce qu’on pourrait comparer à de l’amitié naissante. En tous cas, ce que je peux affirmer, c’est que l’agent de l’Organisation lui fait désormais confiance, du moins assez pour ne plus paniquer à l’idée de me laisser seule avec lui. Il leur arrive souvent d’effectuer les tâches journalières ensemble, soit dans un silence apaisé, libéré de toute tension, soit au son d’une conversation entrecoupée de leurs petits rires.
A ces occasions, j’ai continué à observer dans l’ombre, comme à mon habitude, et je pourrais à présent différencier, la tête plongée dans l’eau, le ricanement doux-amer de Sacha du rire sincère mais changeant d’Allen. Celui-ci s’est révélé au fil des jours une girouette presque aussi indécise que moi-même, mais j’ai remarqué que si mes émotions varient inexplicablement, les siennes suivent généralement celles de ceux qui l’entourent. Par précaution, pour ne pas l’énerver, je veille donc à ne pas être à proximité de lui quand le vide m’envahit, car je ne souhaite à personne de ressentir sa faim vorace. Bon, peut-être pas personne…
Sacha, quant à lui… reste fidèle aux premières impressions que j’ai eues de lui, me rassurant quant au fait que mon instinct, même à son propos, n’est au moins pas totalement impuissant. Il continue de mélanger les apparences trompeuses et contradictoires, le danger et le sauveur, le prédateur et parfois, exceptionnellement, la proie manipulée.
Je n’ai toujours pas réussi à occulter le fait qu’il m’a surprise nue dans ce cours d’eau. Mais à force d’éviter mutuellement le sujet, j’ai fini par me convaincre, pour ma propre santé mentale, qu’il n’a rien vu véritablement. Après tout, je n’ai été face à lui que pour quelques secondes avant d’enfiler ma chemise, mais cette idée d’avoir été si vulnérable a déjà été l’objet de certains de mes cauchemars, ravivant ce mauvais souvenir dans ma mémoire qui en est pourtant suffisamment parsemée.
Plus les jours ont passé, et plus j’ai laissé grandir en moi l’espoir qu’il ne l’utilisera pas contre moi, que pour une fois dans ma vie, il ne me trahira pas comme tous les autres. Il ne me plantera pas ce couteau là dans le dos.
Je peux lui faire confiance.
De cela, j’en suis persuadée, et j’ai parfois mal de me dire que certaines barrières entre nous, uniquement de mon fait, n’existent qu’à cause de ma peur irrationnelle des hommes, qui au final ne concerne plus vraiment Sacha lui-même. Si seulement je pouvais effacer ce que je suis, ce que je ressens.
Car je n’ai pas oublié non plus ce qui a suivi ce jour-là, et qui a posé les bases de notre relation, autant nos premières confidences que lorsqu’il m’a aidée à sortir de mon cauchemar la nuit même. Depuis, et surtout grâce au fait qu’Allen n’éprouve plus autant de haine pour lui, nous restons souvent ensemble pour poursuivre nos conversations passionnantes jusqu’à tard dans la nuit.
Bien sûr, je regrette également tous les secrets qui nous séparent encore, ainsi que tous les mensonges sur mon propre compte, et le remords me ronge parfois à cette idée. Je ne peux jamais être totalement honnête avec lui sur mes confidences, d’une part parce qu’il ne connaît pas la vraie histoire, et que certaines choses ne feraient donc aucun sens, mais d’autre part parce que je ne me sens pas encore prête à parler de mon enfermement. Nous avons abordé ensemble beaucoup de sujets, donc certains sur lesquels j’ai dû mentir, comme par exemple lorsqu’il a fini par me demander plus de précisions sur ma… condition, et l’Organisation. Ce jour-là, j’ai dû inventer mes réactions comme les mots qui sortaient de ma bouche pour raconter ce que je n’ai jamais vécu, et ne vivrai jamais. J’ai dû mentir sur une enfance d’acceptation heureuse sous la protection de l’Organisation, puis prétexter que je n’étais pas autorisée à en dire plus.
Et cela m’a fendu le coeur, car j’ai eu l’impression d’être à la place de la DFAO, de cautionner, et pire, répandre leur mensonge sur mon existence.
Mais tout ceci est rendu plus facile car, de son côté, je sens encore beaucoup de résistance, et beaucoup de choses qu’il ne me confie pas. Si nos discussions me permettent d’apprendre à le connaître, et ainsi à le déchiffrer plus facilement, il reste encore très obscur pour moi, car les informations que je récolte m’informent beaucoup tout en restant vagues sur ce qui constitue vraiment une personne.
Je le ressens, indéniablement, mais ce n’est pas basé sur quelque chose de concret, et ce n’est pas ce dont j’ai l’habitude avec mes déductions.
Encore une fois, si je devais décrire Sacha en un seul mot, ce serait : contradictoire. Et même si cela m’effraie un peu, je trouve que cela fait partie de la beauté de sa personnalité, qui vient renforcer, plus je reste à son contact, la grâce perçue sur son visage dès le premier jour. Encore un sujet dont nous ne parlons pas : nos cicatrices respectives. Décidément, il reste encore beaucoup trop de zones d’ombre !
Clac !
La cannette vacille, éraflée, mais pas assez pour basculer de son perchoir sur un piquet de bois.
- Quoi ? grogne-t-il, déçu, dans ma direction, et j’imagine que j’ai dû laisser percer mon amusement.
A vrai dire, je ne me moque pas vraiment de ses performances, qui ne sont pas si mauvaises, mais plus de son agacement un peu enfantin. Quoi que sur ce sujet, je n’ai pas grand-chose à dire…
- Ca fait une heure que nous sommes ici, dis-je en englobant d’un large geste du bras le champ aux hautes herbes jaunes de la sécheresse de l’an passé. Je crois que tu devrais prendre une pause, tu n’es plus très productif.
Il me regarde, songeur, avant de rengainer son arme.
- Viens essayer.
Sa proposition me surprend. Il ne sait toujours pas que je garde un pistolet caché au cas où dans le rover, et il ne peut certainement pas être au courant de la manière dont s’est déroulée mon évasion. Il n’a donc aucune connaissance de ma maîtrise apparente des armes à feu, même si je dois avouer que je l’associe moi-même à un bon coup de chance. Pourtant, je ne peux nier la confiance que je ressens quand je tiens un pistolet dans ma main, et la manière dont, un jour, j’en ai braqué un sans une hésitation sur la tête de Sacha.
Avec le vide vient un sentiment de lassitude profond, qui me pousse à vouloir dormir plus longtemps le matin, voir même ne pas me lever du tout. Actuellement, il me souffle juste qu’accepter serait une perte de temps, absolument sans intérêt pour moi. A quoi bon ? Je vais probablement me ridiculiser, parce tous les dons révélés lors de mon évasion se seront évaporés.
La lueur en moi, enroulée dans une masse gigantesque de rubans, brille faiblement au cœur de sa carapace protectrice, m’insufflant un peu de curiosité sur cette part de moi inexplorée que j’ai petit à petit laissé tomber depuis que je suis avec Allen, Sacha et Nuit d’encre. Après tout, pourquoi pas ? Je pourrais apprendre quelques petites choses intéressantes sur elle.
Je saute au bas de ma branche d’arbre, formée par une incurvation horizontale à ras du sol d’un énorme hêtre, et absolument extraordinaire en tant que siège. C’est sûrement la particularité de ce campement que je vais le plus regretter quand nous le quitterons.
Quitter, trouver un nouvel endroit… cela aussi m’épuise. J’aurais juste envie de trouver un endroit auquel je ne suis pas obligée de faire mes adieux au bout de trois jours, un endroit que je puisse appeler un chez-moi.
Ombre parmi les ombres, j’espionne souvent les relations entre mes deux compagnons, et je ne peux que constater à quel point leur masculinité me rappelle ce vœu si cher à mon cœur : devenir physiquement, mais surtout être considérée une bonne fois pour toutes comme un homme. Ne pas supporter la simple vue de mon corps nu ne suffit pas à faire de moi un homme, j’en suis intimement convaincue. Je dois gagner ce mérite aux yeux des autres, pour pouvoir m’engager une bonne fois pour toutes vers une nouvelle vie bien plus heureuse, sans entraves.
Je sors de ma rêverie quand le premier coup de feu retentit.
Poussée par ce regain plutôt étranger au milieu de mon apathie habituelle, j’ai empoigné l’arme qu’Allen me tendait et tiré sans même prendre la peine d’écouter ses conseils.
La cannette qu’il a effleurée un instant plus tôt est propulsée plusieurs mètres plus loin sous l’impact de la balle.
Quand je jette un coup d’œil à celui que j’en suis venue à considérer comme mon ami, il ne paraît pourtant nullement choqué, comme il devrait l’être : son visage affiche même plutôt l’exact opposé, un mélange d’extase et de joie nostalgique. Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Mes émotions revenues à la charge doivent me jouer des tours, étant donné que depuis deux semaines j’oscille entre profond désespoir et questionnement incessant sur ma vie, mon existence, mon futur, mon destin… mais pratiquement jamais de l’intérêt envers quoi que ce soit qui ne concerne pas mes discussions avec Sacha.
Décidée à ne pas laisser Allen ruiner ce moment de paix relative, je tire mon deuxième coup, puis un troisième, abattant à chaque fois les divers objets éparpillés dans le champ. Bouts de tissus criblés de trous, vieilles chaussures usagées, plaques de métal trouvées ici et là… les cibles ne manquent pas, mais je me concentre à chaque fois sur un nouvel objectif plus loin que le précédent, comme une mise à l’épreuve mortelle si je ne réussis pas.
Bientôt, j’avise la distance entre moi et l’objet suivant et l’estime en quelques secondes à environ trois cent mètres, à l’opposé, presque dans les sous-bois. C’est le dernier, et je ne m’attarde pas sur mon œil entraîné qui a deviné une telle chose sans même hésiter alors que j’ai toujours été pitoyable dans ma vision de l’espace. De même, si je prends deux secondes pour viser, c’est plus pour me donner une explication si je réussis que parce que j’en ressens vraiment le besoin.
J’appuie, précise, sûre de moi, et alors que la balle quitte à peine la chambre, je sais déjà qu’elle atteindra sa cible. Baissant mon arme et adaptant ma vision au lointain, je dévisage le petit impact à l’exact centre du cercle rouge dessiné.
Une sensation de plénitude m’envahit, car je me sens rarement aussi utile, performante, à ma place. Dans mon élément.
- Joli tir, me complimente sa voix de miel doux-amer.

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