Chapitre 6 - SACHA

17 minutes de lecture

le 29/04/2020 & le 21/02/2022

Inconfortablement installé dans le coffre, je supporte les cahots de la route depuis une bonne heure maintenant.
J'hésite encore sur la marche à suivre, surtout depuis que je suis nez à nez avec l’énorme chien-loup dans cet espace réduit. Bien que j’aie entendu Alexy et Allen en discuter longuement hier soir, conversation qui m’a un peu assommé, il est en réalité bien plus terrifiant que par un micro interposé. Je suppose qu’il m’arrive environ au niveau de la cuisse, voir plus, et je dois avouer que la peur qu’il se relève brusquement me tenaille, ce qui me pousse à me déclarer au plus vite.
Mais dois-je faire semblant de m’éveiller naturellement alors que nous roulons toujours, ou bien attendre la pause et qu'ils viennent me secouer un peu ? Certes, la deuxième option serait préférable pour prouver mon état de fatigue extrême, sauf qu’elle ne me tente pas vraiment : une heure de repos ne suffit pas à effacer des semaines entières d'errance, je le sais mieux que quiconque. Je peux peut-être jouer sur le fait qu’ils m’aient transporté, et que cela a pu me pousser hors de mon état comateux.
De plus, en émergeant dès maintenant, je peux déjà mettre en place les premières bases de la confiance. Allen l'a affirmé catégoriquement à Astrid : jusqu'à ce que je lui ai prouvé ma bonne foi, je resterai impuissant, enchaîné et à sa merci. Mais dans cette entreprise périlleuse, j'ai au moins un allié, car si on en croit son comportement de tout à l'heure, Astrid me défendra autant qu'elle le pourra. Il ne me reste donc plus qu'à me servir d'elle pour combler les dernières imperfections de mon histoire. La manipuler ainsi me fait patienter pour ne pas l’achever sur le champ.
Plus le temps passe et plus mon impatience d'effectuer quelque chose de réellement concret grandit. J'ai besoin d’action. Je ne supporte plus cette immobilité forcée.
Alors, contre toute logique, mais totalement dans le prolongement de mes envies, je choisis la première option.
Je commence par rompre le silence avec quelques gémissements pitoyables. Je dois les convaincre que je suis totalement inoffensif. Un tel comportement me ferait horreur dans la vraie vie, mais pour de tels enjeux, je peux bien prendre sur moi. Je ne doute pas que je resterai avec eux moins de quelques semaines au maximum. Allen va bientôt recevoir de nouveaux ordres, qui consisteront à rapatrier Astrid à leur base et s’accompagneront de l’arrivée de renforts. Malgré tout ce qu'il a pu lui en dire, je suis persuadé qu'ils ne prendront pas le risque qu'elle se fasse capturer à nouveau, et leur agent avec elle, ce qui serait catastrophique.
En attendant, il me suffit juste de gagner leur confiance, mais je dois avouer que pour qu'ils soient pleinement convaincus, deux semaines ne seront pas de trop.
J'accentue encore mes gémissements pour qu'ils couvrent le bruit de la route. Enfin, j'obtiens une réaction, et cette fois le grognement qui m’échappe exprime seulement un « pas trop tôt » exaspéré.
- Tu crois qu'il se réveille ? s'inquiète Alexy d'une voix faible.
Je ne sais toujours pas si je devrais l’appeler comme ça ou Astrid, mais comme son prénom officiel est Alexy, autant ne pas m’habituer à utiliser l’autre.
A-t-elle peur d’Allen ? Cette question me vient tout naturellement, un peu sortie de nulle part, quand je repense à la manière dont elle a fini par reculer pendant leur dispute. Pourtant, d'après ce que nous avons entendu, il ne s'énerve presque jamais avec elle et semble lui prêter une attention particulière. Je me demande même s'ils n'avaient pas des relations privilégiées avant l'infiltration d'Alexy.
Garder les yeux fermés dans cette situation est une torture. Je voudrais enfin ouvrir les paupières et pouvoir les regarder en face, surtout elle.
- Je préfère ne pas prendre de risques, lui répond-t-il. Nous allons nous arrêter.
Je ne perçois plus aucune méchanceté dans ses intonations. Il semble avoir oublié sa colère aussi vite qu'elle lui était venue.
- De toute manière, la nuit tombe et nous avons besoin de faire une pause. Enfin personnellement, cela deux jours entiers que je conduis depuis que je suis parti te retrouver.
Je jubile intérieurement. Premièrement, savoir qu’il a déjà atteint ses limites signifie un ennemi plus facile à manipuler et abattre, car plus il sera fatigué, moins de difficultés j'aurai à le convaincre. Et deuxièmement, il vient de me donner sans le savoir de précieux renseignements sur l’Organisation ; s’il est arrivé en voiture, cela veut forcément dire que leur base est dans les environs, voir même peut-être sur Paris même. Mais ce serait totalement stupide, non ?
J’espère que la DFAO a analysé les paroles d’Allen de la même manière que je viens de le faire, et qu’ils ne tarderont pas à lancer de nouvelles fouilles de notre capitale.
Le rover ralentit doucement, nous virons légèrement à droite et nous nous enfonçons dans un fossé avant de remonter. Enfin, nous nous arrêtons. Je bouge mes épaules endolories.
Un bruissement au-dessus de moi m'indique que l'un d'eux quitte son siège pour venir me rejoindre. Des mains fraîches, presque un peu trop, me retournent. Je sens un souffle chaud sur mon visage et je décide qu'il est temps pour moi de me réveiller en douceur. Je ne peux plus supporter cette proximité qu'elle a avec moi, je dois m'éloigner avant d'être trop tenté de faire quoi que ce soit de stupide.
Alors je secoue la tête de droite à gauche comme si j'étais fiévreux, je papillonne des paupières et lentement, je laisse la lumière filtrer jusqu'à mes yeux. Après un temps d'acclimatation qui me semble raisonnable, je pousse un cri forcé et me recule le plus loin d'elle possible. J'espère juste que ma petite comédie a été convaincante.
J'ai cependant à peine le temps d'habituer mes yeux à l’environnement que déjà, une silhouette s'élance vers moi. Je me force à ne pas bouger, à ne pas riposter. Je dois faire preuve de bonne volonté, me convaincre qu’à partir de maintenant, ces personnes sont mes compagnons et plus mes ennemis.
- Si tu fais un seul geste menaçant, je te tue! menace le jeune homme qui me maintient à présent contre le sol.
Être abreuvé ainsi de menaces de mort réveille toute ma satisfaction d’être sur le terrain. Cela faisait déjà bien trop longtemps que je me contentais de travaux de bureau, de commandement passif dans mon rôle de capitaine, et j’avais presque oublié les sensations que savoir sa vie sur le fil du rasoir peut procurer.
- Qui êtes-vous ? OU SUIS-JE ?! crié-je en amenant ma voix au bord du désespoir, à l’exact opposé de ce que je ressens vraiment.
Jamais je n'ai autant remercié mes quelques talents d'acteur acquis dans l’arène sanglante de la sphère politique.
- Allen, calme-toi!
A cette irruption d'Astrid, le rebelle s'écarte prudemment de moi mais garde son arme pointée sur ma tête. Puis il esquisse un geste du menton vers moi et lance, sans me quitter des yeux :
- Attache-le tout de suite.
- Qu... quoi ?!! s'offusque-t-elle. C'est...
Puis elle semble se rendre compte qu'elle a elle-même accepté cette condition et ne dit plus rien. Je la vois lui lancer un regard noir en s’avançant vers moi, et je constate l’ampleur du dégoût que ce geste lui inspire. Je sais d’instinct que si elle a tant résisté contre cette condition, c’est parce qu’elle lui rappelle son emprisonnement, et à l’idée qu’Allen lui impose cela sans même connaître les conséquences, un désir encore plus fort de le renverser me terrasse, qui se le partage avec la joie de la voir s’écorcher sur les bords tranchants de ses souvenirs.
- Sache que je n'approuve pas tes méthodes, l’attaque-t-elle néanmoins, faute de pouvoir s’y soustraire. Si l'Organisation t’a formé et que tu lui ressembles donc, je préfère que nous nous séparions tout de suite.
J'ai presque envie de rire de son comportement puérile. Elle affirme ça avec un tel aplomb que je pourrais presque croire qu'elle joue un rôle. Impossible qu'elle soit à ce point en dehors de la réalité. Comme si elle avait le choix!
Ne se rend-t-elle pas compte que dans ce monde cruel, elle ne survivra pas seule, que les alliés, de même que choisir un camp, est essentiel ? Et en dehors de ses avantages personnels, ne voit-elle pas l'intérêt que l'Organisation lui porte ? Ne comprend-t-elle pas qu'ils feront tout pour la conserver à leurs côtés ?
Mais non, elle semble persuadée qu'elle est libre de faire les choix qui lui conviennent, indépendamment de tout et de tout le monde, comme si une guerre ne tournait pas littéralement autour de son existence. J'ai du mal à croire que cette enfant gâtée soit responsable de toutes mes souffrances, mais surtout qu'elle puisse influencer à ce point les décisions autant de la DFAO que de l’Organisation.
Ce qui rend ma curiosité encore plus forte de savoir qui elle était avant. De quelle manière exactement la perte de ses souvenirs l’a impactée ? Et en soi, cet aveuglement ne me rend-t-il pas service en ce moment même ? En me protégeant, elle sabote sans le savoir tout l’acharnement que l'Organisation a mis dans ce plan, elle signe son propre arrêt de mort.
Elle n’est d’ailleurs plus qu’à quelques centimètres de moi, je peux sentir son odeur sauvage, voir ses yeux gris nuageux, le petit grain de beauté juste sous son oeil gauche, ses bouclettes à peine repoussées… la balafre qui lui barre à présent le visage, en un sens si semblable à mes propres blessures. Elle hésite toujours, alors je continue ma litanie suppliante pour l'enfoncer encore plus :
- Arrêtez, que faites-vous ? Où suis-je ? Où suis-je ? Je vous en supplie...
- Tais-toi! me coupe sèchement Allen, beaucoup moins dupe mais aussi beaucoup moins amusant qu’elle. Laisse-la faire, et ensuite nous pourrons discuter.
Mais dans ses yeux je perçois une pointe de compassion et je comprends que c’est uniquement sur cela que je devrai jouer si je veux ma victoire au plus vite.
A partir de ce moment où il a eu pitié de ma situation, il s'est empêtré dans le piège cruel des sentiments. Il ne me reste plus qu'à appuyer sur son point faible que je viens à peine de dénicher, et qui d’ailleurs est également celui d’Alexy : ils ne supportent pas de voir les autres souffrir. J'imagine que ça doit leur rappeler ce qu’ils ont enduré, autant une vie entière à se cacher à l’Organisation pour Allen que les derniers évènements pour elle.
Je garde mon air apeuré et j'obéis, car je commence un peu à me lasser de cette comédie, bien que torturer Alexy sur ses actes soit véritablement exquis. Ses doigts fins s'emparent de mes poignets un à un pour les soulever au-dessus de ma tête et refermer les attaches en cuir autour. Puis elle boucle une autre sangle autour de mon ventre, et des chaînes en métal autour de mes chevilles. Chaque rover de la DFAO est équipé de plusieurs places comme celle-ci pour contenir des prisonniers. A chaque nouvel effleurement de sa peau, mon ventre se crispe et mon esprit s’affole : pour la deuxième fois en quelques heures elle me touche, et ces contacts physiques sont comme la plus délicieuse des brûlures.
Durant tout le temps que dure l'opération, elle garde la tête baissée et ne s’approche pas trop de moi, sauf que cette fois ça n’a rien à voir avec Allen, mais plus comme si mon corps lui provoquait une répulsion naturelle. Le regard de ce dernier pesant sur moi m'empêche de trop la détailler malgré mon envie croissante, que je compense en fixant mes yeux sur sa chevelure qui mêle cuivre, caramel et quelques mèches si foncées qu’elles paraissent noires.
Je repense aux images des vidéos de surveillance montrant ses précieux cheveux qui tombaient sur le sol de béton. Je repense à ses gémissements désespérés à ce moment là, puis aux cris déchirants qui leur ont succédé et qui ressemblaient à des hurlements d’agonie. Sur le moment je n’ai pas compris, mais je saisis à présent l’importance que l’image qu’elle renvoie a pour elle, bien que son origine me soit encore inconnue.
Elle se recule après de longues minutes mais ne retourne pas se poster auprès d’Allen, comme pour garder une certaine distance avec tous les hommes qui l’entourent malgré l’étroitesse de l’habitacle.
J'ai envie de sourire de cette méfiance, autant celle que quelques mots ont suffi à instaurer entre eux que celle qu’elle éprouve pour le genre masculin. Cela aussi, montre à quel point elle est torturée, et je suis étonnée qu’Allen n’ait pas encore percé à jour cette partie d’elle. Il la couve toujours d'un regard protecteur, mais sans la moindre trace de compréhension du besoin manifeste qu’elle a de s’éloigner de nous.
Je suis si intrigué par leur relation dans le passé et j'ai tellement hâte d'assister à leur collision, collision dont j’ai déjà commencé à semer les miettes, quand il devra lui avouer qu'elle faisait elle aussi partie de l'Organisation. Je veux le voir lui annoncer qu'elle est une tueuse, voir son visage quand elle apprendra qu'elle a enlevé des dizaines de vies sans sourciller. Je veux l'entendre lui raconter chaque détail de son passé. Je veux contempler l'étincelle de ses yeux s'éteindre quand elle verra qui elle est vraiment, ce qu'elle a fait et ce qu'elle continue de faire.
Je parie que cette révélation la brisera encore plus qu’elle ne l’ait déjà. Je n'aurai même pas besoin de la détruire, son passé s'en chargera à ma place. Je ne peux pas imaginer un seul instant cette fragile créature résister à de telles révélations.
- Qui est-tu ? attaque directement Allen. Comment t'es-tu retrouvé là ?
Je fronce les sourcils pour un regard méfiant, enfin j’essaye autant que possible de reproduire cette émotion, mais c’est un jeu assez dur quand on a l’habitude de garder un masque inexpressif. Au début, cela ne me demandait pas trop d’efforts, mais plus le temps passe et plus je réalise que me transformer ainsi en quelqu’un d’autre m’épuise. Au moins, maintenant que je fais concrètement quelque chose, tous mes doutes se sont évaporés, et la détermination recommence à m’alimenter pour soutenir cet effort.
- Et vous ? je contre-attaque.
Selon l'histoire que je me suis forgée, je suis un récalcitrant du Nouveau Système, qui survit seul depuis plusieurs années grâce à un caractère bien trempé. Je ne dois donc pas me laisser abattre par le premier obstacle venu et présenter une certaine méfiance moi aussi. La crainte que j'ai mimée au début est passagère.
- Réponds-moi, assène Allen, de nouveau calme et maître de ses moyens.
Je dois me laisser convaincre relativement rapidement sans pour autant détruire ma couverture, mais c’est la première fois que je suis confronté à ce genre de situation est mon domaine d’expertise se situe très loin de tout ceci. Manipulateur, oui, mais sur le long terme, quand il s’agit d’établir des stratégies et de piéger mes ennemis, pas pour cette gigantesque mascarade sur moi-même.
De plus, je suis bien conscient qu'avec Alexy et Allen, six autres personnes m'écoutent attentivement à travers le micro placé dans ma dent : les six capitaines de la DFAO, aussi avides de me voir échouer que réussir. C'est face à eux également que je dois faire mes preuves. Montrer à quel point je suis indispensable, irremplaçable, peu importe que leur opinion me laisse indifférent.
- Je ne vous répondrai pas tant que je ne saurai pas qui vous êtes. C'est donnant-donnant, finis-je par lâcher tout en dosant l’audace et la brusquerie de mon ton.
L'agent de l’Organisation me tourne le dos et je vois ses épaules se contracter sous l'effet de la contrariété.
- Je savais bien qu'il allait nous poser des problèmes, murmure-t-il à Astrid, qui s'est finalement rapprochée de lui, sensible à son énervement.
Elle tente de le calmer en cherchant le positif dans mon comportement mais il reste insensible à ses arguments :
- En attendant, il est totalement impuissant et ne pourra pas partir si tu ne lui permets pas. Alors maintenant, cesse de faire l'enfant et tire avantage de la situation. Il l'a dit, c'est donnant-donnant. Nous ne risquons rien à lui dire qui nous sommes : s'il fait partie de la DFAO, il le sait déjà, et s'il est vraiment un vagabond, cela nous permettra de gagner sa confiance.
Je suis moi-même surpris de la justesse de ses propos, mais aussi de la manière dont elle le remet en place, sèchement et sans filtre. J'ai eu tort de la sous-estimer à ce point, et comme un rappel, les images de son évasion défilent dans ma tête. Oui, elle est peut-être un peu naïve quant aux enjeux qui l’entourent, mais comment le lui reprocher compte tenu de son passé ? Oui, à première vue, elle paraît bien frêle et chétive, mais il ne faudrait pas oublier qu’elle a abattu une patrouille entière.
Et puis il y a aussi ce regard différent sur les choses, cette perspicacité, qui lui permettent d'analyser la situation sous un autre angle et de voir en profondeur bien des choses qu'Allen, par exemple, ne fait que survoler.
Quand à sa dévotion à la cause de l’Organisation et sa capacité à nous faire face, ce sont des facettes de sa personnalité qu’il me faudra jauger plus tard sans toute cette subjectivité qui me brouille pour l’instant.
Les sentiments ne doivent pas interférer avec les missions.
Sa sincérité, exprimée d'une voix sans la moindre trace de colère, achève de le convaincre. La juger si vite à cause de mes préjugés sur elle est une erreur que je ne referai pas. C'est pourtant l’une des premières leçons que j'ai apprises : les apparences sont souvent trompeuses.
- Nous sommes les membres d'une résistance qui agit contre le Gouvernement depuis une dizaine d'années. A ton tour, déclare Allen en pivotant à nouveau vers moi.
Ces informations ne sont pas exactement justes, mais je me garde bien de le relever. Le personnage que j’incarne s’en serait largement contenté pour répliquer :
- Je n'y crois pas.
Je dois céder avant que sa patience ne s’épuise, mais je n’ai absolument aucune idée du moment qui paraîtra le plus fluide et le plus convaincant. Cette absence flagrante de recul me frustre. Je devrais être plus rôdé à ces petits tours grâce à mon enfance, et pour une fois je regrette amèrement de ne pas avoir écouté les leçons de mon géniteur avec plus d’assiduité.
- De toute manière, quoi que nous puissions dire, tu ne pourras jamais en avoir la preuve concrète. Tu ne peux qu'espérer que ce soit la vérité, et de notre côté, c’est d’ailleurs la même chose. J’imagine que la raison de ta présence si loin de Paris sera sûrement aussi inattendue que la nôtre.
Je laisse planer le silence quelques instants tout en me réjouissant de cette perche tendue qu’Allen vient juste de me lancer, me libérant de mon dilemme.
- Je me suis évadé des Résidences juste avant mon Intégration.
Les yeux d’Alexy se troublent, mais je continue sur ma lancée sans m’y attarder.
- Je n'ai jamais été en accord avec le Nouveau Système. Cela fait trois ans que je vis seul, loin de Paris, et comme je n’ai jamais croisé le chemin d’aucune patrouille de recherche, j’imagine qu’ils ont dû m’oublier.
Nous n’oublions pas exactement les marginaux. Une description plus juste serait que nous les gardons sous la main, si jamais ils rejoignent l’Organisation et nous mènent jusqu’à eux.
- Vous comprenez pourquoi je suis sceptique, car je n’ai jamais eu vent d’un quelconque mouvement contre le système, sans quoi je l’aurais rejoint. Dans tous les cas, même si je ne comprends pas bien comment, je suis toujours libre aujourd'hui. Enfin, plus maintenant.
Je grogne d'un air mécontent.
- Effectivement, ton histoire a de quoi attirer les questions, souligne Allen d'un air malicieux, toutefois sans le moindre sourire et sans relever ma petite pique. Que d'incohérences. Doit-on en déduire que tu as eu beaucoup de chance ? Pour faire partie de la résistance, je peux t'affirmer que la DFAO n'est pas du genre à laisser filer ses proies. Ne sais-tu donc pas que les déserteurs sont perçus comme une menace, et donc traités comme tel ?
S’il vient d’inventer son dernier argument, je ne suis pas assez bête pour tomber dans l’énorme piège qu’il vient de me tendre.
- La DFAO ?
Je mets dans mes yeux autant d'incompréhension que j'en suis capable, pas sûr de mon succès.
Il s'attendait sûrement à ce que je poursuive sans relever, ce qui aurait été l’unique preuve dont il avait besoin : aucun civil n'est au courant de l'existence de notre division secrète. Il devrait pourtant savoir que nous avons été formés pour ce genre de situations et qu'une ruse aussi peu élaborée ne suffit pas.
Il souffle bruyamment.
J'attends patiemment tout en me réjouissant de le voir patiner. Il cherche désespérément une nouvelle ruse, quoi que ce soit, mais il ne trouve rien et cela le frustre. Il sait aussi bien que moi que mon histoire n'est pas si incroyable qu’il essaye de le faire croire à Alexy. Après tout, l'Organisation est forcément au courant que nous laissons la plupart des déserteurs nous filer entre les doigts. Les plus habiles ne sont pas inquiétés, et parfois nous ramenons les moins rusés au bercail pour ne pas trop affaiblir nos engrenages bien réglés. De plus, cette tâche est rarement déléguée à notre division.
- Alors, c'est quoi la DFAO ? insisté-je.
J'essaye d'avoir le langage le moins soutenu possible, pour ne pas trop trahir mon éducation rigoureuse.
- Et puis je ne vous crois toujours pas. La mienne est peut-être difficile à accepter, mais la vôtre est carrément stupide. D'accord, le Nouveau Système n'est pas parfait, mais de là à monter un groupe terroriste contre lui ? Sans le Gouvernement, il n’y aurait plus d'humanité du tout, et sans leur technologie, plus de Maternité. Si je suis parti, c’est parce que ce mode de vie ne me correspond pas, pas parce que je le considère mauvais en soi.
- Si tu crois vraiment ce que tu viens de dire, pourquoi n’as-tu pas simplement attendu ton Intégration ? La vie après est bien meilleure.
- Je viens de vous le dire. Le système n'est pas parfait, et même si je ne suis pas prêt à le condamner pour tous ceux à qui il convient, je ne veux pas non plus continuer de jouer la comédie. Dans cette situation, m'isoler était la solution qui me convenait le mieux. Et j'ai eu largement raison. Si j'étais presque mort quand vous m'avez trouvé, c’est uniquement parce que j’ai fait la rencontre de quelques mauvaises bêtes qui ne m’ont pas laissé de très bons souvenirs, conclus-je en désignant vaguement mon visage de mes mains enchaînées.
- Dans ce cas, comment as-tu perdu ton oeil ?
Ce n’est pas Allen qui m’a posé cette question, mais sur son visage je vois une telle satisfaction qu'un instant, rien qu'un instant, j'ai presque peur qu'il ne m'ait démasqué.

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