Chapitre 5 - ALEXY

8 minutes de lecture

le 28/04/2020 & le 21/02/2022

Son corps retombe de l'autre côté sans aucune résistance.
Je m'accroupis vers lui en ignorant ostensiblement les protestations d’Allen, qui m'affirme que c'est peut-être un éclaireur de la DFAO. Plus que quiconque, j'ai des raisons d'avoir peur. Mais tous les poils de mon corps se hérisse à la pensée qu’il puisse voir le mal dans cet inconnu en détresse.
Au moment où mes yeux se posent sur le visage du blessé, je sais déjà que je ne pourrai pas l'abandonner.
J'analyse ses traits avec une intensité un peu malsaine, captivée, et pour la première fois j’ignore les flashs d’avertissement de mon instinct. Je l’ignore car ce n’est pas le danger qu’il m’indique, mais le changement, un changement radical et important mais que je ne saurais définir comme blanc ou noir. Peut-être que la vie n’est pas si catégorique en fin de compte. Peut-être que je vais au devant des difficultés, mais un tel vide s’est installé en moi depuis que je me suis échappée que je n’aspire plus qu’à le combler de toutes les manières possibles, puisqu’il est impossible de retourner à mon aveuglement d’avant.
Son visage, bien que marqué par une haine indéniable, me fascine, car si ses traits ne seraient pas communément appelés séduisants, ils dégagent une attraction à laquelle je ne peux me soustraire. Sa beauté, comme je le constate chez quelqu’un pour la première fois, n’est pas purement physique, et tient également d’un sentiment indéfinissable qui m’assaille.
Quelques mèches effilées de sa fine chevelure noire retombent devant ses yeux cerclés de larges cernes. Ses paupières étant fermées, je ne peux voir la couleur de ses iris, mais je pourrais presque parier qu'ils sont aussi sombres que ses cheveux. Sa peau trop blanche sous les couches de crasse et les écorchures m'alerte aussitôt et je me demande quelle est son histoire, ce qu'il a vécu pour arriver jusqu'ici dans un tel état. Son nez présente un angle étrange, ce qui m'amène à penser qu'il se l'est sûrement fracturé, et qu’il faudra absolument le remettre en place s’il ne veut pas en garder la marque. Ses traits sont tirés, ce qui accentue encore son visage naturellement émacié et hautain. Il n'est pas excessivement maigre mais ses os ressortent étonnamment, ce qui rend sa physionomie assez sèche. J'effleure du bout des doigts ses pommettes relevées sans me rendre compte de ce que je fais.
L'exclamation d'Allen et le léger sursaut de l'homme me ramènent à la réalité et je retire vivement ma main, comme si je m'étais brûlée. Qu'est-ce que j'étais en train de faire ? Certes, mon aversion pour le genre masculin a légèrement diminué, mais ce comportement ne me ressemble pas du tout.
- Alexy, mais enfin qu'est-ce que tu fais ? Grogne Allen entre ses dents serrées, faisant écho à mes propres pensées. Eloigne-toi tout de suite!
Allen me tire brusquement en arrière par le bras et je ne résiste pas, trop choquée également pour faire grand cas de son ton impérieux.
Sortie de ma contemplation, je considère sérieusement ses paroles et remarque qu’il n'a pas du tout tort. Je n'aurais pas dû montrer autant d'imprudence, malgré les circonstances atténuantes de la situation. Un piège n'est jamais à exclure. Où était donc passée ma prudence ?
- Pardon, murmuré-je en me relevant complètement.
J’époussette nerveusement mes vêtements pour me redonner une contenance.
- Je ne sais pas ce qui m’a pris, rajouté-je, me sentant un peu obligée de lui fournir des explications.
Mais je ne peux tout de même m'empêcher de jeter un coup d’oeil au jeune homme qui gît par terre, et ma pitié reprend le dessus. Je m'écrie sans pouvoir me retenir, et sans arriver à mettre des mots sur ce qui m’agite tant :
- On ne peut pas le laisser ainsi! Tu vois bien qu'il a besoin d'aide! Si ça se trouve, il pourrait même nous être utile.
- Non, et son ton est inflexible. C'est dangereux. Tu ne sais pas ce que tu dis, car tu n'as pas vécu dans l'Organisation, mais moi si, et j'ai été formé pour gérer ce genre de situations. Laisse-moi faire ce qu'il faut, s’il te plaît.
Je plisse les paupières, sentant une rage sourde et d’origine inconnue m’envahir, et le fixe du regard jusqu'à ce qu'il détourne la tête, gêné, tandis que je m’aperçois que je suis sur le point d’exploser. Il n'a pas tort... sur certains points. Mais n’ai-je pas passé ma vie entière à crier silencieusement à l'aide ? Personne n'est jamais venu me secourir, et en y repensant je ne peux rester aussi insensible. D'un autre côté, je ne peux pas me résoudre à l’abandonner ainsi, car plus que de la beauté, j’ai reconnu en lui un peu de ce qui m’habite, de ces désirs que je n’ose même pas m’avouer à moi-même.
Je ferme les yeux en espérant que cela m’aidera à faire le vide, que cela me ramènera vers la décision raisonnable que je devrais prendre.
- Non.
Je campe sur mes positions, guidée par une force enfouie en moi. S'il le faut, je passerai en force. Ma liberté, et peut-être ma vie, selon les intentions de l'Organisation, sont en jeu, mais c'est un combat que je dois mener. Je suis persuadée qu’imposer mon choix est crucial et déterminant dans ce qui m’arrivera par la suite.
- Il vient avec nous ou je reste avec lui. Je ne l'abandonnerai pas. Je ne te demande pas de t'occuper de lui, simplement de me laisser l'emmener.
Allen soupire longuement. Il semble peser le pour et le contre avant de lever les yeux au ciel, une habitude lorsqu’il est agacé que j’ai rapidement repérée. Puis il lâche un très bien traînant, à contre-coeur, et malgré ma satisfaction je ne peux m’empêcher de me demander ce qui l’a fait changer d’avis aussi rapidement.
- Quoi, tu acceptes ? je m'exclame pour le tester, et éventuellement obtenir une réponse, bien que j’en doute.
Nous voyageons ensemble depuis hier seulement, mais je n’ai pas mis longtemps à me familiariser avec lui et ses principaux traits de caractère, comme sa tranquille assurance qui se brise rarement, sa capacité de décision évidente et ses nombreuses mimiques qui me donnent l’impression d’être chez moi. Sans que je puisse me l'expliquer, il dégage quelque chose qui me pousse à lui faire confiance. Est-ce sa ressemblance troublante avec moi, que je ne cesse de remarquer jour après jour ?
- Oui, mais à plusieurs conditions, répond-t-il, m'arrachant à mes pensées, et s’il savait sur quoi elles portent, il en serait peut-être effrayé. Premièrement, lorsqu'il sera réveillé, je veux pouvoir le surveiller en permanence. Deuxièmement, il n'aura accès à aucune arme. Et troisièmement, il sera attaché.
Les deux premières conditions me paraissent honnêtes et je les intègre tout de suite. Elles représentent une mesure de sécurité que j'aurais moi-même prise, si je n'avais pas été aussi acharnée à le secourir à tout prix. La troisième cependant, me provoque un petit sursaut et, craignant d'avoir mal entendu, je lui demande de répéter.
Mais il assène exactement la même chose et je sens la colère monter en moi de nouveau.
- Non, pas question! Pourquoi devrait-on l'attacher ? Tu ne vois pas qu'il est encore plus faible que moi ? Il risque de ne même pas se réveiller!
En disant cela, je le pointe du doigt pour appuyer mes propos.
- C'est une condition sina que non. Si tu n'acceptes pas, on le laisse ici, et je t'embarque de force.
Un éclat menaçant dans ses yeux me fait penser qu'il appliquera vraiment ce qu'il vient de me dire, ce qui réveille l’oppressée en moi qui a passé sa vie à exécuter ordres et consignes sans discuter.
- Quoi, tu serais prêt à ça ?
Je le dévisage, la mâchoire contractée à m’en faire mal.
- Oui, sans une hésitation. Tu devrais déjà être contente que j'accepte tes exigences ridicules. Il n'y a plus de temps à perdre, Alexy, et tu le sais aussi bien que moi. A chaque minute que nous passons ici, nous réduisons l'écart entre nous et la DFAO. Alors maintenant, monte dans le rover, je vais le charger à l'arrière.
Si la situation n'était pas aussi dangereuse, comme il l’a souligné assez justement, je me serais jetée sur lui de toutes mes faibles forces. Mais je me contente de rester fermement plantée en travers de la route, obstinée, et sentant au plus profond de moi que m’incliner devant des paroles aussi brutales ne ferait que me rabaisser.
Allen soupire de frustration et passe sa main dans ses cheveux emmêlés.
- Si ça peut te convaincre, crache-t-il, mais il est dérouté et cela le rend moins convaincant, je n'exigerai plus la troisième condition dès qu'il aura gagné ma confiance. Mais pour ça, son histoire devra être convaincante.
J'hésite à continuer le combat, sauf que son comportement m’indique que c'est la dernière concession qu'il est prêt à me faire. Je me hais soudain de cette peur de l’homme, ancrée en moi, qui me pousse à battre en retraire, car je ne suis pas encore assez assurée pour m’opposer à eux durablement. J’ai l’impression de me salir, mais pour l'instant, je ne tirerai rien de plus de lui. Autant accepter et continuer la discussion dans le rover, quand nous serons repartis et que l’angoisse d’être retrouvés ne nous mettra plus autant sur les nerfs. Du moins, ne le rendra plus aussi irritable, car je ne suis concentrée que sur l’humiliation qui me vrille.
Alors je lève les bras au ciel dans un timide et dernier acte de rébellion, pour signifier que je ne cède pas parce qu’il a raison, et souffle bruyamment avant de suivre ses ordres.
A mon grand désarroi, lorsque le chien-loup s’est réveillé, il ne ressemblait ni à la l’animal curieux et presque compassionnel que j’ai vu pour la première fois, ni à la celui, enragé, qui m’a défendue de toutes ses forces contre Allen. Lorsqu’il nous as vus, penchés sur lui pour lui administrer quelques soins dans le jour déclinant, hier soir, il s’est immédiatement redressé en grognant et rageant. Si je n’étais pas effrayée, je savais qu’il pouvait nous faire du mal, et je n’ai donc pas protesté quand Allen lui a administré un sédatif. Ses blessures étant plus graves que je ne le pensais, il ne peut effectivement pas encore survivre si nous le relâchons maintenant.
Depuis, nous l’endormissons donc régulièrement tout en nettoyant ses plaies du mieux que nous le pouvons, mais je n’ai encore trouvé aucune solution pour sa patte cassée.
Une dizaine de minutes plus tard, c’est donc avec un nouveau passager évanoui dans le coffre que nous repartons vers cette destination inconnue qu'Allen refuse catégoriquement de me révéler, et j’ai du mal à retenir un éclat de rire hystérique en pensant que combien cette situation incongrue m’aurait parue irréelle quelques mois encore auparavant.

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