Chapitre 4 - SACHA

8 minutes de lecture

le 27/04/2020 et le 28/04/2020 & le 21/02/2022

Il est temps pour moi de rentrer dans la danse. Si les années m'ont appris quelque chose, c'est de ne jamais attendre plus que juste ce qu'il faut. Nous pouvons être démasqués à tout moment, c'est évident. Alors, autant placer notre filet de de sécurité le plus vite possible.
Et ce filet, c'est moi.
Le visage sale, les traits tirés, habillé comme si je ne m’étais pas changé depuis plusieurs semaines, je me prépare à partir. La partie la plus difficile sera de convaincre Allen, l'envoyé de l'Organisation.
Alexy, ou Astrid, ne représente pas vraiment un danger : ses uniques souvenirs concernent les Résidences, où elle n'a rien appris de concret sur l’art de la manipulation auquel nous autres soldats sommes durement entraînés. Elle se laissera facilement berner, peut-être même prendra-t-elle mon parti, et le tout presque sans aucune méfiance.
Mais Allen, lui, baigne dans ce monde depuis même plus longtemps que moi, et est largement en mesure de débusquer les traîtres puis leur faire payer le prix fort. L'histoire que j'ai inventée n'est pas anodine, voir même très particulière, et surtout montée de toutes pièces. Serai-je assez convaincant ? Je ne suis pas sûr d'avoir assez de charisme pour anéantir ses doutes. Cependant, comme l'a très justement fait remarquer Shy à la dernière réunion, le tout n'est pas de le convaincre : il suffit juste qu'il tolère ma présence et je pourrai alors prendre mon temps pour l'amadouer.
Tomberont-ils dans le piège ? Et si nous les sous-estimions simplement ? Après tout, c'est ce que nous avons fait avec Astrid, et voilà le résultat. Certes, elle est toujours sous notre contrôle, mais simplement parce qu'elle n'en a pas conscience. Je suis prêt à parier que lorsqu'elle comprendra la vérité, elle renverra les coups... deux fois plus fort. Est-ce un risque que je suis prêt à prendre ?
D’ailleurs, je n’ai pas manqué de remarquer que, pour protéger l’Organisation ou pour une autre raison, Allen a déjà menti plusieurs fois, autant au sujet des origines d’Alexy que sur la raison pour laquelle il est seul. Je compte bien élucider tout cela.
Cependant, je joue dans cette mission plus que ma vengeance. Si j'échoue, je compromets nos avancées sur l’Organisation, ce qui me laisse finalement plutôt de glace, je perds mon rang, ma situation, et pire que tout, tous les espoirs que Mr. Carren a placés en moi. Si je laisse filer cette chance, si je la gâche, je serai plus qu'un incompétent ; je serai encore moins utile que Willer.
Pourquoi est-ce que je doute autant, soudain ?
Quel poison s'est infiltré dans mon esprit ?
Ce n'est pas normal.
Je n'ai jamais été dans cet état avant de partir en mission, car si j’envisage chaque faille potentielle, je n’ai pas pour habitude de m’y attarder assez pour les laisser me perturber. Normalement je suis détendu, sûr de ma réussite et surtout de mes stratagèmes qui ne m’ont jamais fait défaut : et c'est cette confiance en moi, cette détermination, qui m'ont sauvé jusque là.
Mais cette fois, c’est différent, et je me demande ce qui a changé.

***

Je n’affiche aucune émotion lorsque la machine m'injecte le tout petit traceur dans la paume. Etant capitaine, j'ai réussi à échapper à ce traitement de pistage, mais pour la mission, il est nécessaire que je sois repérable. Un micro est également placé sur moi, pour que l'équipe puisse m'entendre. Il servira de moyen de communication. Je n'aurai qu'à parler, et je recevrai la réponse grâce au transmetteur invisible glissé dans mon oreille.
J'ai presque l'impression de devenir Alexy. J'ai droit au même équipement, aux mêmes précautions, et pourtant je suis volontaire, alors qu'elle n'est qu'un jouet. Voilà toute la différence entre nous deux, mais pour une raison inconnue, je n'arrive pas à la ressentir clairement.
- Tu es presque prêt, susurre Willer.
Presque ? Que veut-il dire par là ?
Willer me regarde avec un air mauvais et je peux presque pressentir ce qu'il va faire, mais je n'ai pas le temps d'éviter son poing qui entre en contact avec ma mâchoire. Je ne laisse pas échapper une émotion, car la douleur reste supportable. Mais il n'en reste pas là, m'assenant aussi un coup dans le ventre. Cette fois, je me plie en deux de douleur, sans toutefois lui offrir la satisfaction d’un simple gémissement. Ma bouche reste hermétiquement close, mais je dois serrer les dents pour m’empêcher de riposter, me répétant comme un mantra pourquoi je me force à l’endurer. Que tout ceci soit de la vengeance pure et gratuite, sans aucun rapport avec la mission, me saute peut-être aux yeux, mais je me contrôle avec brio.
- Toutes mes excuses, Sacha. La survie, seul dans la Nature, est bien plus difficile que ce que tu sembles croire.
Mais plus les minutes passent, et plus me laisser tabasser par Willer sans rien faire m’horripile, et l’appel du combat se fait de plus en plus pressant. Je peux sentir sa jubilation, leur jubilation à tous, qui nous regardent avec avidité. Il peut enfin se déchaîner sur moi avec une raison valable. Je me promets en mon fort intérieur de lui rendre chacun de ses coups de manière bien plus odieuse, et quel que soit le temps que cela prendra, j’atteindrai mon objectif.
J’atteins toujours mon objectif.
Lorsqu'enfin il s'arrête, la respiration plus sifflante que moi, un sang chaud et poisseux coule de mon arcade sourcilière et la douleur pulse un peu partout dans mon corps, sans pour autant être trop handicapante. Une gêne, certes, mais cette fois je dois admettre que Mr. Carren a raison : une gêne que je suis largement capable de surmonter.
- J'espère que tu n'es pas trop déçu que ton charme soit ainsi entaché. Mais après tout, tu n'es pas là pour séduire les jolies filles... non ?
- Fais attention à toi, Willer. Les accidents arrivent vite, riposté-je tout en crachant du sang par terre.
Nous nous affrontons du regard un long moment avant que Shy ne se racle la gorge. De tous, c'est de loin lui que je préfère. Il a toujours été diplomate avec moi, et même s'il me méprise autant que les autres, lui au moins fait tout pour conserver une bonne entente.
- Il est temps de partir, Sacha. Plus ils s'éloigneront et plus...
- J’ai moi-même conçu ce plan.
Et ma voix glaciale, ainsi que mon calme sans faille, semblent pétrifier la pièce autant que ses occupants.
Tant mieux. Je ne voudrais pas qu’ils oublient que quiconque me provoque, quelques jours ou quelques années plus tard, en paye toujours les conséquences.
Je leur tourne le dos avec une lenteur étudiée, assez pour leur montrer que je ne les crains pas mais pas trop pour que cela ne transparaisse pas comme de la naïveté.
Au moins, pendant la durée indéterminée que durera mon absence, je n’aurai plus à supporter leurs comportements puériles.

***

Cela fait maintenant des heures que je roule en suivant le clignotement incessant de mon GPS. Sur la carte, un petit point rouge m'indique la progression d'Allen et Astrid.
Petit à petit, au fil des kilomètres, le point grossit et la carte se rétrécit. Selon ce qui est prévu, je dois encore les contourner largement, abandonner le rover et les laisser venir à ma rencontre. D'après les calculs de la machine, il me reste encore une trentaine de minutes à ma vitesse actuelle.
Trente minutes.
Dans trente minutes, je me tiendrai devant elle.
Enfin non, pas exactement. Le temps que tout se mette en place et qu’ils tombent sur moi comme par hasard, plusieurs heures peuvent s’écouler.
Mon coeur bat dans ma poitrine avec une vivacité, une fougue, que je ne connais plus depuis l'accident. Les arbres défilent sur le côté, masse floue et vaguement verte des repousses du printemps.
Bientôt, bientôt.

Je repasse dans ma tête les différents éléments du plan. D'après nos informations, les gens comme celui que je prétends être sont certes rares, mais pas inexistants. Des personnes trop dangereuses pour le système, avec des esprits trop indépendants, que nous avons préféré ne pas pourchasser pour ne pas gaspiller des forces inutiles. Tant qu’ils restent isolés, ils ne nous posent pas vraiment de problèmes. Je dois juste jouer sur mon talent pour les convaincre, talent de manipulation qui pourtant n’est pas mon point fort.
Je m'allonge en travers de la route, et la longue attente commence.
Si nous nous sommes trompés sur leur itinéraire, tout sera à refaire, et la nuit va bientôt tomber. Il faudra alors remettre l'opération à demain.
Mais une demi-heure plus tard, je sens des vibrations se propager dans tout mon corps. Elles se répercutent en moi, spécialement dans ma tête, transmises par le bitume contre lequel ma joue est collée. Dos à la direction dans laquelle ils devraient arriver, dans la position la plus abattue que j'ai pu imaginer, je ferme les yeux et attends que le rover s'arrête à quelques dizaines de centimètres de moi.
Sûrement pour tester si je suis bien évanoui.
A côté de moi, un sac à moitié troué rempli d'objets tout aussi utiles qu'ils sont cassés, pour parfaire l'image que j'essaye de donner. Les cernes sous mes yeux suffiront-ils à convaincre mon auditoire ? J'ai l'impression de passer un concours d’être sur une scène.
Une portière qui s'ouvre.
Le déclic d'un flingue dont on enlève la sécurité, et celui d'une arme à gros calibre. Sûrement une mitraillette, enfin d'après le bruit. Deux personnes, comme prévu. Un pas lourd mais ferme, et un autre plus affaibli, rendu difficile par la souffrance. Mais tous deux trahissent de la détermination, et surtout une haine pure qui pourrait presque égaler la mienne.
Et puis, plus qu’à travers le simple écho de son pas, je la sens.
Là.
Juste derrière moi.
Celle qui hante mes nuits et mes jours depuis de trop nombreuses années.
Je ne rêve que d'une chose : me lever, ne plus jouer la comédie et révéler mon véritable visage pour la tuer le plus lentement, le plus douloureusement possible. Je veux la sentir encore plus à ma merci qu'elle ne l'est déjà. Je veux la palper physiquement.
Mais je me retiens, je reste maître de la situation car c’est ce que je fais, c’est ce que je suis. Si je suis scrupuleusement le plan, ma vengeance sera encore bien pire que celle que je pourrais prendre maintenant. Pour me réconforter de cette attente, j'imagine les larmes dans ses yeux quand, dans plusieurs mois, elle comprendra que je l'ai trahie de la plus ignoble des manières, quand elle apprendra que je suis son tortionnaire et qu'elle a toutes les raisons du monde de me haïr. Je veux voir sa confiance se briser au sol en même temps que son coeur dont elle m’aura livré l’accès sans scrupules.
Et il me suffit de sentir sa main aux longs doigts effilés se poser sur mon épaule avec mille précautions, pour savoir qu'elle et son aura de mort sont déjà tombées dans mes filets.

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