Chapitre 3 - ALEXY

11 minutes de lecture

le 27/04/2020 & le 18/02/2022

Le rover démarre dans un crissement de pneus. Je suis propulsée contre mon siège, et tends le bras en arrière pour vérifier que le chien-loup, toujours dans les vapes, ne heurte rien de blessant.
Avec un regard meurtrier qui ne laissait aucune place à la discussion, j’ai – beaucoup – insisté pour que mon nouveau compagnon le porte à l’arrière. Au moins, je pourrai soigner ses blessures en remerciement de ce qu’il a fait pour moi, même si cela paraît stupide et même si je ne le revois plus jamais ensuite. Les médicaments que j’ai trouvé lui conviendront peut-être.
La conduite sportive du jeune homme n'a rien à voir avec ce que j'ébauchais hier. Je ne sais même pas comment j'ai pu rien que conduire cet engin, mais avec lui au volant, je passerais vraiment pour une empotée. Ses gestes sont précis mais exécutés avec naturel, ses virages serrés, il prend le chemin le plus court à chaque fois et je vois le compteur dépasser les cent cinquante kilomètres par heure avec des yeux horrifiés. Nous sommes encore dans les rues de Fontaineblau mais à ce rythme-là, plus pour longtemps.
Et effectivement, quelques minutes plus tard, les dernières maisons disparaissent derrière nous. Nous nous enfonçons dans la forêt replantée, que l’ancienne route traverse encore malgré les nombreuses racines qui déforment la chaussée. Des herbes commencent même à percer sur le bitume. Toutefois, les roues adaptées du rover et les amortisseurs améliorés nous permettent de passer facilement les ornières.
Nous nous éloignons de plus en plus quand je me demande soudain où nous allons exactement. Je pose la question d'une voix rendue tremblante par les chaos qui nous secouent.
- Loin d’ici et surtout loin de la DFAO. Mes…
Il marque une pause, comme hésitant sur les informations à me révéler, et je scrute son visage dans l’attente de la suite.
- Mes supérieurs décideront de la marche à suivre, mais pour l’instant nous devons juste te garder en sécurité.
Je le fixe, exprimant clairement que j’ai besoin de bien plus que ces quelques éléments de réponses.
- Mes ordres sont stricts. Je ne peux rien te dire qui ne soit pas essentiel à ta survie.
Je décide d’abandonner le combat, ou du moins de le remettre à plus tard. Mais qu’est-ce que la DFAO ? Il a déjà utilisé ce sigle tout à l'heure et je suis avide de savoir ce qu'il signifie exactement même si je me doute bien de ce qu'il désigne. Comme s'il lisait dans mes pensées, le jeune homme reprend :
- La Division Française Anti-Organisation. Elle a été créée spécialement parmi les Forces de Prévention pour nous combattre. Comme nous sommes basés en France, elle agit principalement ici, et les autres villes ne sont pas inquiétées. Seuls les Leaders sont au courant de notre existence là-bas, alors qu'ici, tout un corps armé est chargé de nous détruire.
Un langage soutenu et des phrases dictées d’une voix sans hésitation. D’où vient-il, en dehors de son appartenance actuelle à l’Organisation ? Des Résidences ? Et si non, comment a-t-il été créé ?
- De vous détruire ? Mais qui êtes-vous, à la fin ? Depuis des mois maintenant, on me torture pour m'arracher des informations sur votre Organisation. Mais au final, je ne sais toujours pas de quoi il s'agit. Que faites-vous pour qu'ils aient si peur de vous, et pour qu'ils créent une division secrète entièrement destinée à vous stopper ?
Je vois une sourde colère gronder dans son regard lorsque j'évoque ce que j'ai subi là-bas, mais pas dirigée contre moi.
- Alexy... murmure-t-il.
Ce simple mot suffit à me calmer, du moins en partie, à me rappeler combien je suis épuisée. Etre si proche d’un homme de mon âge pour la première fois depuis si longtemps me trouble, mais me rappelle également comment je me cachais de tous ceux de son espèce… de son genre. D’aileurs, a-t-il bien conscience de ce que je suis ? Et si oui, comment l’ont-ils appris ? Il doit voir les questions tourbillonner dans mes yeux, car il me répond d’une voix peinée :
- Tu n'imagines même pas combien je voudrais tout te révéler. Mais je te jure, je te jure que je ne peux pas. C'est mieux ainsi. Je fais tout ça pour ton bien.
Il a l'air de tellement souffrir! Mais ça n'efface pas ma curiosité, mon envie de comprendre tout ce qui m’a amenée jusqu’ici. Ce n’est juste d’avoir enduré tout ce que j’ai enduré, et de se voir refuser les réponses à cet acharnement quand elles sont à portée de main. Et pour finir, si sa pitié ne me fait ni chaud ni froid, je m’intrigue de savoir pourquoi il a l’air de tenir autant à moi.
- Réponds-moi, je t'en supplie! Je dois...
Ma voix se brise, et je me maudis de laisser filtrer ma détresse devant un inconnu, qui plus est un inconnu auquel je ne sais même pas si je peux accorder ma confiance.
- C'est mon droit! articulé-je une fois que je me suis un peu reprise. Tu ne peux pas me refuser des réponses aussi essentielles. Donne-moi au moins une petite partie du puzzle. Mais je ne peux plus supporter tout ça si je n’en connais même pas l’utilité !
Des images de ma séquestration me reviennent en mémoire, même si elles ne me quittent jamais vraiment, au final. La souffrance secoue mon corps tout entier.
Il tourne la tête vers moi et une grimace de compassion passe sur ses traits. Ce n’est pas de la pitié, seulement un regard qui indique qu’il partage cette souffrance. C'est comme s'il me connaissait depuis toujours, et que ce que je pense, ce que je ressens, comptait pour lui plus que tout en ce moment.
Mais apparemment, cela ne suffit pas pour qu’il accède à ma demande.
Je commence à croire qu'il ne le fera jamais, quand il prend enfin la parole :
- Je ne devrais même pas te dire ce que je suis sur le point de te révéler. Mais tu as raison. C'est de ta vie, de ton avenir, qu'il s'agit. Alors écoute-moi bien, parce que ce sont les seules choses que je te dirai pour l'instant.
Il commence tout en continuant à rouler à toute allure sur la route rectiligne, et cette monotonie m’apaise suffisamment pour clarifier mes pensées.
- Nous nous appelons l'Organisation. Nous menons de petites actions contre le Gouvernement, mais depuis quelques années, nous mettons en place un plan bien plus vaste... pour faire tomber définitivement le Nouveau Système.
Cette déclaration devrait peut-être me faire l'effet d’une bombe mais en un sens, j’avais déjà deviné tout ce qu'il vient de me dire. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai accepté de venir avec lui : pour faire tomber le Nouveau Système, prendre ma revanche sur ceux qui m'ont tant fait souffrir.
Alors non, je ne suis ni choquée ni impressionnée et cela explique au moins que j'ai été capturée parce que la DFAO est persuadée que je fais partie de cette cellule terroriste. Ce que cela n’explique pas, en revanche, c’est pourquoi. Ils se trompent totalement, et je ne comprends pas ce qui leur a mis cette idée dans la tête. Qu'est-ce qui a bien pu les mettre sur cette fausse piste ? Mais au final, j'ai également la réponse à cette question.
Je suis l'anomalie.
En connaissant ma féminité, ils n'ont pas pu douter un instant que je ne faisais pas partie de l'Organisation. Ils ont dû se convaincre eux-mêmes que c'était la seule explication possible à mon existence. Ils sont donc persuadés... que c'est l’Organisation qui m'a créée pour ensuite m'introduire dans les Résidences. Mais quel serait l'intérêt d'un plan aussi stupide ? La DFAO n'a-t-elle pas envisagé un seul instant d’autres possibilités ?
Je me plonge dans mes pensées, me coupant du monde comme je savais si bien le faire avant. Il y a quelques mois encore, j'aurais été tout bonnement terrifiée de me trouver si près d'un homme. Aujourd’hui, après avoir tant côtoyé des adultes sadiques, je suis capable de gérer le danger qu’ils représentent pour moi. Ma principale pensée à ce sujet, qui n’a pas changé depuis, est donc combien j’aimerais en être un également, autant dans mon corps que pleinement dans ma tête.
Nous pouvons réaliser ton rêve.
C’est à peu de choses près ce qu’on m’a répété pendant 67 jours, inlassablement, dans l’espoir de me faire craquer. Encore maintenant je suis irrésistiblement attirée par cette proposition, et si je détenais les informations qu’ils cherchent, je ne crois pas que j’hésiterais un instant à revenir en courant leur donner. C’est sûrement pour cette raison que mon compagnon ne veut rien me révéler, et je songe qu’il a raison.
Je repense aux salles SV, à toutes leurs questions, à leur insistance qui m'a toujours paru louche. Je repense à leurs mains sur moi, aux regards des gardes parfois peu discrets, à mon corps presque dénudé et toujours à la merci de dizaines d'hommes, à cette peur que j'ai eu toute ma vie ainsi dévoilée au grand jour. J'ai été forcée à combattre mes pires démons, en plus de ceux que j'ai rencontrés là-bas.
Et maintenant, ce secret qui m'a hantée toute ma vie… n’en est plus du tout un. Certes, je suis dans une situation impossible à cause de lui, mais c’est uniquement parce que justement, trop de personnes sont au courant.
Le seul avantage qui en ressort, c’est que je ne suis plus déchirée dans un entre-deux terrible. Je n'ai plus à choisir entre une vie normale et sauver le monde. Je comprends maintenant l'absurdité de ce raisonnement. Rien n’est aussi catégorique. Je sais à présent que le Gouvernement n'est pas aussi angélique qu'on le dit, je sais qu'il est loin de faire tous les efforts nécessaires pour sauver la race humaine. Je sais qu'il préfère même que nous restions dans la situation actuelle. Et il ne s'agit pas que de Paris, il vient de me le confirmer : tous les Leaders sont au courant, et aucun ne lève le petit doigt pour améliorer la situation.
J'ai envie de vomir.
Je reste la seule femme au monde, mais cela n’a plus la même signification. Je ne me hais plus d'être égoïste, parce que je sais que c'était simplement mon instinct qui me protégeait. Au contraire, en ne me livrant pas, j'ai peut-être sauvé notre dernière chance de révéler la vérité.
Je pivote lentement en direction de cet homme qui prétend faire partie de l'Organisation : seule, je n'arriverai jamais à faire tomber le Gouvernement et l'énorme absurdité qu'il représente. Mais avec du soutien matériel, logistique, et surtout des hommes formés à cette tâche, rien n'est plus impossible. C'est étrange, cette manière que nous avons de nous compléter. Ils possèdent tout ce qu'il me manque, et je suis leur dernière pièce manquante. Ensemble nous pouvons réussir ce que, séparés, nous n'avons aucune chance de faire.
- Je ne connais même pas ton nom, murmuré-je soudain.
Je ne voulais pas le dire à haute voix. Je vois un sourire étirer ses lèvres, qui le rend si adorable que j'ai du mal à croire qu'en vérité, c'est sûrement un tueur sans pitié.
- Allen, lâche-t-il simplement.
- Alors, Allen, comment l'Organisation a-t-elle eu connaissance de mon existence ?
Je crains un instant que ça ne soit une autre question à laquelle il ne peut pas répondre, mais il me surprend une nouvelle fois :
- Ton existence n'est un secret pour personne à l'Organisation, et ce depuis ta naissance.
Je m'étrangle à moitié avec ma propre salive.
- Quoi ?!
- Nous te suivons depuis que tu es toute petite, même si tu ne t'en rends pas compte. Le Gouvernement était trop sûr de son Système qu'il croyait infaillible pour surveiller les Maternités, mais nous n'avons pas fait la même erreur. Nous espérions simplement qu'ils ne te repéreraient pas avant l'Intégration. Nous devions attendre que tu sois libre pour te contacter car les Résidences n'étaient pas un terrain assez sûr pour nous. Malheureusement, ils devaient s'en douter et t'ont kidnappée avant que nous puissions faire quoi que ce soit. Mais maintenant que tu t'es évadée et que tu es sous notre protection, ils ne peuvent plus rien faire.
Ses paroles me captivent. Plus il parle et plus j'ai envie d'en savoir.
Ainsi donc, la DFAO ne s'est pas totalement trompée. L'Organisation comptait bien sur ma participation, elle ne leur en a simplement pas laissé le temps.
Cependant il devance l'afflux de questions en levant la main, lâchant provisoirement le volant :
- Et je sais que tu vas vouloir en savoir plus, mais je ne te dirai rien. Tu devrais déjà être contente. Selon la manière dont la situation évoluera, je t’en révèlerai plus.
- Mais à quoi est-ce que je sers si je ne suis au courant de rien ? je m'offusque.
Nous sommes revenus au point de départ. Il me maintient dans l'ombre et l'ignorance alors que ces informations sont cruciales pour moi.
Et en plus, je pense ce que je dis. Que ce soit de leur part ou de la mienne d’ailleurs, à quoi servent tous ces efforts, tous ces risques pour me protéger, si ce n'est que pour me cacher et attendre ? Nous devons agir!
- C'est comme ça, et crois-moi, ça ne me fait pas plus plaisir qu'à toi.
Sur ce, son visage se ferme et il redevient silencieux. Le petit sourire qu'il avait laissé échapper tout à l'heure a disparu depuis longtemps. Un silence de mort plombe l'habitacle, et plus le temps passe, plus je me sens mal, seule avec moi-même. Que voulait-il dire avec ce :"ça ne me fait pas plus plaisir qu'à toi" ? Qu'il n'est pas d'accord avec les décisions de ses supérieurs ? Mais ne doit-il pas être assez haut gradé, pour qu'on lui confie une mission aussi importante que celle de me protéger seul ?
Seul.
- Pourquoi es-tu seul, d'ailleurs ? rattaqué-je. L'Organisation devrait être assez intelligente pour envoyer plus qu'un seul homme pour me récupérer.
- Ça ne te regarde pas, grogne-t-il agressivement.
Toutes ses manières, toute sa gentillesse, ont subitement disparu. Il ne reste plus rien du jeune homme conciliant, agréable, voir même touché par ma situation.
Mais comme tout à l’heure, sa froideur ne me prend pas pour cible. On dirait qu'il s'est refermé non pas parce que je l'énerve, ou parce que j'ai commis une erreur, mais plutôt parce que, sans le faire exprès, j’évoque des sujets douloureux. J’ai peine à me l’avouer mais sa sensibilité me touche.
Comme un mécanisme impossible à enrayer.
Je me détourne de lui et de la route et me réfugie à l’arrière, où je commence à soigner le chien-loup.

Après cet épisode, je décide de ne plus insister quant à l'Organisation pour le moment, également parce que mes anciennes peurs refont surface sur la violence dont les hommes peuvent faire preuve. Je ne veux pas qu’il perde patience et se mette soudain à regretter sa retenue face à moi. Malgré tout ce que j'aurais aimé savoir, je ne bronche pas et me laisse guider dans le noir encore un peu plus longtemps.
Cette confiance aveugle me demande d’ailleurs moins d’efforts que je ne le pensais car je me focalise sur ma tâche. J'essaye de me résonner en me disant que je n'avais jamais vraiment décidé du cours de mon destin avant, et que ça ne me change pas de d'habitude, mais au fond je sens bien que la situation est différente.
Quand je vivais encore dans les Résidences, j'étais inconsciente de ces manipulations. Et pour l’instant, mon seul souhait serait d’oublier tout ceci et retourner à une vie normale.

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