Chapitre 16 - ALEXY

9 minutes de lecture

le 05/04/2020 & le 15/02/2022

  Ses mains moites quittent ma tête tandis que le premier sanglot m'échappe. Je ne vais pas survivre. Ce n’est que le début, et je n’en peux déjà plus. Je suis déjà brisées, sont mes seules pensées. Quelques mots murmurés dans l'enceinte d'un esprit clôturé par le silence, reflétant la force qui me quitte lentement mais inexorablement.
  L'homme s'éloigne pour ce qui me semble être la centième fois. Je le vois du coin de l'oeil sortir de l’armoire un étrange objet dont dépasse une aiguille, puis il disparaît sans que mon regard ne puisse le retenir. Un bruit de succion résonne dans le silence pesant de la salle, car mes sautes d’humeurs émotionnelles se sont de nouveau calmées. Il dure quelques longues secondes avant de cesser brusquement.
  Nouvelle apparition, même position.
  L'homme fouille sous la table et je sens un mécanisme s'enclencher sous ma tête lorsqu'il presse un bouton. Le milieu de la table semble se rétracter pour laisser pendre ma tête dans le vide mais les lanières en cuir qui retiennent mon front sont toujours en place. Puis, je suppose au moyen d'une télécommande, il fait basculer mon support vers l’avant à partir de la taille, de manière à ce que je me retrouve assise à angle droit. Très doucement, il passe sur la peau sensible de ma nuque une lingette exquisement froide et humide. Toujours avec les mêmes précautions, il pose délicatement l'aiguille sur mon épiderme.
- Ca risque de piquer un peu, prévient-il d'une voix étonnamment douce.
Pourquoi est-il si attentionné ? Ses mots sonnent d’une manière si gentille, si... douce, depuis le début. Comme s'il avait pitié de moi, du moins c'est ce que laisse sous-entendre le discours qu'il m'a fait à son entrée dans la salle. Cette pensée en amène une autre, jusqu'à la révélation qu’il m’a faite peu de temps auparavant : si vous acceptez, je jure que nous mettrons tout en oeuvre pour mener à bien l'opération qui vous transformera physiquement en homme, a-t-il dit.
Je voudrais y croire ou bien savoir avec certitude que c'est faux, mais sa gentillesse a endormi ma méfiance naturelle et embrouillé tous mes sens. Comment ai-je pu me laisser embobiner ainsi ? Je voudrais également me dire que c'est impossible, mais à bien y réfléchir, pourquoi pas ? Notre société est largement assez avancée technologiquement, et s’ils me l’ont proposé c’est bien qu’ils sont prêts à le faire, alors oui, pourquoi pas ? Quelques opérations, et personne ne pourra jamais dire que j’ai un jour vécu dans ce corps de femelle. Et puis, s’il y a quelques séquelles, ne sont-elles pas un prix raisonnable pour une vie normale, parmi des gens normaux, avec des envies, des peurs, des joies normales ? Je n'ai même pas besoin d'y réfléchir, je sais déjà que ma réponse est oui.
Mais évidemment, ce n'est pas aussi simple. Ils sont peut-être prêts à me prêter leurs médecins et leur technologie, mais pas sans quelque chose en échange, et je suis manifestement en incapacité totale de leur donner ce qu'ils veulent. J'ai envie de fondre en larmes encore une fois de me voir arraché ce rêve de toute une vie, alors qu’il n’a jamais été autant possible, aussi réalisable. Je ne dois pas y penser. Je ne dois pas penser à cette chance que je viens de... de quoi ? On ne peut pas dire laisser passer, puisqu'au final je n'aurais rien pu faire de plus.
Mais dans tous les cas, elle se présentait à moi et je n'ai pas su la saisir. J'aurais pu leur proposer autre chose en échange, mais non, je me suis contentée de plaidoyer pitoyablement pour une cause perdue. J'aurais dû savoir à la minute où j'ai posé les yeux sur le capitaine qu'ils sont tous sans exception des monstres dénués d'humanité. Mon visage suppliant n’aurait jamais suffi, jamais, à les convaincre. Ils ne connaissent sûrement même pas la pitié.
Un petit cri me ramène à la réalité mais ce n’est autre que moi qui l'ai poussé, et je réalise par la même occasion ce qu’ils sont en train de me faire. Cet appareil électronique muni d'une aiguille m’imprime tout simplement à jamais leurs marques sur la peau. Des marques indélébiles qui ne s'en iront jamais et qui, contrairement aux séquelles de mon esprit, seront physiquement visibles. Ils me marquent comme du bétail et je ne suis d’ailleurs sûrement qu'un chiffre pour eux.
Je ne sais pas ce que l’homme est en train d’y dessiner, mais j'ai au moins une certitude : une aiguille est en train de perforer la peau tendre de ma nuque, me procurant un mal de crâne indescriptible. Ils ne m'ont pas rasée pour me déstabiliser.
Ils m'ont rasée pour me tatouer.

***

La douleur est supportable bien qu'accentuée par l'humiliation, l'impuissance, la rage, et bien sûr, l'emplacement du tatouage. J'ai l'impression qu'on me perce des trous dans la tête à répétition, qu'un pic-vert toque sur mon crâne comme pour me dire de me réveiller.
Réagis bon sang! Tu ne vas pas te laisser faire comme ça, tout de même ?
Non, je dois rester calme, je vais rester calme ! Je suis ce mouton qu'ils impriment à l'encre, ce n’est jamais ma témérité et mon courage qui m’ont démarquée du groupe, et ce n’est pas prêt de changer aujourd’hui. Je vais me laisser parquer, si c’est ce qu’ils veulent.
Comme tout à l'heure, deux parties en moi se battent, deux esprits de décision opposés. Et ce phénomène qui ne se produit que trop souvent depuis que mon kidnapping a réveillé des démons inconnus en moi, ne manque pas de m’affecter cette fois encore. Cett fois encore, c'est la brutalité et la violence débordante de l’autre Alexy qui l’emportent sur ma timidité.
Mon corps se décrispe pour contracter et mobiliser mes muscles, je me prépare à me débattre, mais alors que je commence à bouger... je me rends compte que je ne peux pas. J'essaye de toutes mes forces, mais plus je pousse, tire, gigote, moins j'obtiens de résultats, sauf que les liens ne peuvent pas être assez serrés pour contenir ainsi le moindre de mes mouvements.
- Je vous ai administré un paralysant en prévision de…. de ceci, justement.
Il parle comme un robot et ses mots me glacent tout autant que ceux des professeurs à l'Institution.
- Lutter ne sert à rien.
Encore le même mantra que tout à l’heure. Peut-être, mais la voir réduire tous mes efforts à néant depuis le début me rend folle de rage, une rage que j’ai besoin de déverser quelque part. Si seulement je pouvais être en contrôle plus souvent, nous ne serions déjà plus ici.
- Les effets se dissiperont d'ici une vingtaine de minutes. C’est bientôt fini, de toute manière.
Je m'entends gémir de frustration. Tout d'un coup, la piquûre qu'il m'a faite dans le creux du coude se met à me brûler, comme pour appuyer son explication. Etre ainsi privée du plus simple de mes droits, celui de bouger, même si c'est presque infime, me fait comprendre réellement qu'ils ne connaîtront aucune limite avec moi. Tant mieux, parce que quand je m’échapperai d’ici, je ne m’en poserai pas non plus. Ils vont souffrir, je me le promets, tandis que je suis renvoyée dans les profondeurs de notre conscience.

Comment puis-je être aussi incapable de supporter la moindre petite souffrance ? Je ne suis pas résistante, je suis juste... faible. Faible.
Pas impuissante malgré ma force, parce que je n'en ai aucune.
Je suis faible et rien d'autre, sans aucune excuse.
A travers mon désespoir grandissant, je ne ressens même plus la douleur de l'aiguille qui glisse l'encre sous ma peau, inlassablement. Je sais juste qu'elle est là, contre moi, en moi, qui entre et qui ressort pour briser mon intimité.
Soudain, le manège semble s'arrêter et j'ai du mal à comprendre que c'est fini. La sensation de brûlure ne s'apaise pas pour autant. J'ai entendu dire que se faire tatouer est une douleur agréable, que souvent, on y réfléchit beaucoup, mais qu'au final on ne le regrette pas. C'est sûrement vrai pour ceux qui le font de leur propre grès, pour graver sur eux-mêmes ce qui leur tient vraiment à coeur, pour montrer leur amour, leur haine, leurs peines, leurs joies, leurs souvenirs... Moi je sais juste que ça ne s'effacera jamais.
Que ça y est, c'est indélébile.
Je ne pourrai plus camoufler les traces de mon séjour ici, mais quelle importance ? Je ne reverrai jamais l’air libre ! Pourtant, je ne peux pas me résigner à survivre ainsi pendant des dizaines et des dizaines d'années, sans aucune notion du temps qui passe, sans aucun contrôle sur mes actes et mes mouvements. Tout vaut mieux qu'être ici. Tout vaut mieux que de se résumer à un tatouage.
Un bip résonne dans mes oreilles, comme la sonnerie de mon réveil à la Résidence, comme la sonnette de la porte d'entrée, quand les soldats sont venus me chercher le matin de l'Intégration, ou, pour des pensées plus heureuses, les rares fois où je recevais de la visite.
Le plafond, qui a retrouvé sa place normale au-dessus de ma tête, m'indique que le bip signifiait la fin de la descente de la table.
Même visage, autre place.
Il n'apparaît cette fois ni à ma gauche, ni par derrière ma tête, mais à droite, plutôt au niveau de mes cuisses. Il se penche vers moi et libère mes liens un à un, mais ça ne fait aucune différence, je suis toujours paralysée.
- Tu devrais pouvoir commencer à bouger d'ici quelques minutes.
Il se retourne et va, une nouvelle fois, farfouiller dans l'armoire pour en ressortir rapidement une pile de vêtements manifestement mise là il y a peu, puisqu'ils sont toujours parfaitement pliés. Il dépose les habits sur la table roulante près de moi, les échangeant contre la tondeuse et l’aiguille pour un nouvel aller-retour vers ce qui semble être le fourre-tout de la salle.
C'est à ce moment précis où il me tourne à nouveau le dos que je sens le paralysant commencer à se dissiper dans mon corps. Petit à petit, minute après minute de lutte pour accélérer le processus, mes sens reviennent et je peux remuer les doigts, bouger la tête, lever les bras, les jambes... jusqu'à ce que, sans particulièrement m'en rendre compte, je me retrouve assise sur le bord de la table d'opération. Mon interlocuteur reste dos tourné et me lance par-dessus son épaule :
- Je vous laisse trois minutes pour enfiler les vêtements. Passé ce délai, j'appelle les gardes, que vous soyez prête ou pas. Profitez de cette chance, sauf si vous préférez rester en petite tenue. Vous n'aurez pas d'autres occasions de vous habiller plus décemment.
J'ai à nouveau envie de pleurer, mais cette fois de soulagement, de reconnaissance. A peine quelques jours, sans même véritable souffrance physique à part l'enfer de ma cellule, et me voilà déjà dépendante comme d'une drogue de la moindre parcelle d'humanité qui me rappelle le sens du mot « gentillesse ». Je voudrais presque me jeter à ses pieds pour le remercier de cet élan de dignité envers moi, mais le délai imparti me rappelle que je n'ai pas beaucoup de temps. Si on compte les effets du produit pas encore totalement dissipés, je ferais mieux de me dépêcher.
Péniblement, je me lève sur mes jambes tremblotantes et enfile le pantalon ample assez chaud ainsi que le sweat troué posés à côté de moi. Lorsque le tissu râpeux du sweat passe sur ma tête, me rappelant mon absence toute récente de cheveux, il frotte désagréablement contre le tatouage tout juste achevé et la sensation de brûlure reprend, multipliée par deux. Je grimace faiblement, plus à cause de la sensation de vide sur ma tête que véritablement à cause de la douleur.
L'homme se retourne, le temps étant sûrement écoulé.
Il se dirige vers la porte sans un regard pour moi tout en enlevant sa blouse avec autant de précautions qu’il en a employées avec moi – il est donc à la fois l’être le plus respectable de cet endroit mais aussi extrêmement précautionneux, autant avec les autres humains qu’avec les objets. Il toque trois coups brefs contre le battant et se poste près de l'entrée, imperturbable, le regard dans le vide, comme si je n'existais plus.
Lorsque les soldats viennent me saisir, toute ma concentration est toujours tournée vers l’homme, la seule source de chaleur que j'ai côtoyée depuis mon arrivée ici. Lui seul n'a pas manifesté de brutalité et d'hostilité concrète envers moi. Lui seul m'a accordé la politesse qu'on accorde à un être humain : il m'a vouvoyée, presque respectée. Il ne m'a pas haïe simplement pour ce que j'étais. Avec lui, j'avais presque l'impression d'être humaine. Je sais que je ne le reverrai plus jamais.
Et lorsque j'ai des pressentiments comme celui-là, je me trompe rarement.

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