Chapitre 6 - ALEXY

9 minutes de lecture

le 28/03/2020 & le 11/02/2022

Devant moi s'étend, comme je l'avais deviné grâce au plafond, un énorme hangar. Au fond, une minuscule porte en métal semble bien être la seule sortie possible. Le sol est en béton, froid, aussi austère que la table sur laquelle je repose, et dont je constate à présent que c'est plutôt un siège en fer, auquel les attaches sont soudées comme s'il avait été conçu spécialement pour retenir des personnes prisonnières dans cette position inconfortable... pour me retenir prisonnière.
L'homme m'empoigne brutalement le bras pour me forcer à me lever, me faisant trébucher. Je manque de m'étaler par terre mais il me retient d'une poigne étonnamment ferme au vu de ce que j'avais déduit de lui jusqu'à présent. Il agite le pistolet devant moi, comme un avertissement silencieux, mais il n'a pas besoin de me rappeler que je suis entre la vie et la mort. Ou plutôt à deux pas de connaître une souffrance bien plus intense que les ridicules élancements que je ressens en ce moment.
Une question me vient alors à l'esprit, question que j'aurais dû me poser depuis longtemps déjà : quelles informations que je n'ai pas espèrent-ils obtenir de moi ? Qui croient-ils que je suis ? Et qui sont ces ils exactement ?
L'homme me traîne sans ménagement jusqu'à la petite porte que j'apercevais tout à l'heure. Nous traversons le gigantesque espace qui semble totalement vide, à l'exception de quelques machines que je n'ai jamais vues. Où peut-il bien vouloir me conduire ? Où suis-je d'ailleurs ? Suis-je seulement encore à Paris ou dans ses alentours ? Trop de questions m’assaillent, et une seule certitude : personne ne viendra me sauver. De nouvelles larmes trouvent leur chemin sur mon visage, et se logent désagréablement dans mon cou.

***

Il pousse la porte, non sans peine, et je note ses muscles qui se tendent sous l'effort tandis que, de sa main droite, il m'empoigne toujours fermement le bras. Pendant qu'il ouvre le lourd battant de métal à force d'horribles grincements, je remarque enfin la manière dont je suis vêtue. Ou plutôt, la manière dont je ne le suis pas. Parce qu'effectivement, pour la première fois de ma vie, mes formes, mon corps, apparaissent clairement devant quelqu'un d'autre que moi. Je ne sais pas qui m'a habillée ainsi, ni même qui m'a déshabillée, puisque ce ne sont pas mes vêtements, mais je me sens tellement à découvert que mes pleurs redoublent, accompagnés de petits hoquets incontrôlables. Est-ce l'humiliation d’avoir été déshabillée pendant que j’étais évanouie, ou le fait de ne plus pouvoir cacher qui je suis vraiment ? Sûrement ces deux sentiments mêlés.
Pour cacher ma nudité, je ne porte qu'un sous-vêtement qui ressemble beaucoup à ceux, inconfortables, que j'ai mis pendant des années, mais bien plus adapté à ma morphologie, et un simple débardeur blanc comme neige qui expose mes bras et mes épaules nus, mes seins visibles sous le fin tissu... Mes hanches creuses sont dessinées avec perfection par cette horreur qui me colle à la peau, ne laissant aucune place à l'imagination. Je frémis de dégoût.
Et dire que ce porc qui me touche encore maintenant m'a vue ainsi.
Et dire que des dizaines et des dizaines de personnes ont dû me voir ainsi.
Et dire que tout le monde sait ce que je suis.
J'ai mal rien que d'y penser, je ne sais plus quoi faire, et le noir envahit mes pensées, comme un trou noir qui avale tout. Peu importe à quel point j’essaye de retrouver mes moyens, consciente que je risque de me faire punir, je n’y arrive, et la seule chose sur laquelle je peux me concentrer, c’est le trou qui grandit, grandit, grandit...
- Avance putain! Je vais pas te traîner comme ça tout le temps!
Le grognement qu'il m'adresse comme seule parole m'arrache au flux envahissant de mes pensées, et je me surprends à en être soulagée cette fois. J’ai découvert il y a déjà bien longtemps que mon esprit est mon pire ennemi, totalement hors de mon contrôle et véritable puits pour mon énergie.
Devant nous se déroule un long couloir sombre, qui devient complètement noir quelques dizaines de mètres plus loin, lorsqu'un tournant dérobe la suite du chemin à nos regards. Gardant la porte du hangar où j'étais retenue prisonnière, un soldat monte la garde, immobile. Il ne m'adresse pas un regard, et pas non plus à l'homme qui me brutalise depuis mon réveil, comme si nous n'existions pas. J'en déduis donc qu'il est soit au courant de ma présence ici, soit qu’il applique les ordres sans poser de questions avec un zèle exemplaire, puisque ses traits ne laissent même pas transparaître la surprise, l'ébahissement de me voir. Non, c'est forcément la première option.
Tout le monde est donc au courant ? Suis-je seulement un secret pour quiconque sur cette planète ? Je n'y avais même pas pensé avant au vu des conditions de mon emprisonnement, mais si ça se trouve, je suis déjà passée à la télévision et l'humanité entière sait que j'existe.
Et l'humanité entière cautionne ce qu'ils m'infligent.
Non.
Qui que soient ces gens, le Gouvernement n'est pas au courant de leur existence, sans quoi il aurait réagi pour me sauver. Je suis persuadée que ces hommes qui m'ont capturée le jour de l'Intégration n'étaient pas de vrais représentants des Forces de Prévention. Le Gouvernement n'est au courant de rien de tout ça. Et cette organisation qui opère en secret a manifestement l'intention de m'extirper des informations, mais surtout de me cacher pour éviter que le Nouveau Système ne se serve de moi avant eux.
Je n'aurais jamais dû me méfier du Gouvernement, quand la véritable menace ne venait pas vraiment de lui. Je comprends à quel point je suis stupide à présent. Ils étaient ma seule protection, ma seule chance, et je l'ai laissée filer. J'ai envie de me taper la tête contre un mur. Je suis responsable de cette situation, du début à la fin, et je ne peux m’en vouloir qu’à moi-même d’avoir attendu aussi longtemps.
Mais pendant que je me perds une nouvelle fois dans le labyrinthe de mes réflexions, nous avançons toujours le long du couloir, et la seule chose qui nous éclaire à présent est la lampe que mon gardien repoussant tient dans sa main.
Mon geôlier doit remarquer que je suis distraite, et l’interprète sûrement comme une menace, car il cesse de me tenir simplement pour relier mes deux mains dans mon dos, me mettant encore plus à sa merci. Je sens alors le canon froid de l'arme soulever mes fins vêtements pour venir se poser dans le bas de mon dos.
- Dois-je me répéter ? fulmine-t-il, menaçant. Un geste, et je tire dans ta jolie colonne vertébrale de manière à ce que tu ne puisses plus jamais marcher. Je ne sais pas ce que tu manigances, mais tu ferais mieux d'arrêter immédiatement.
Une pointe d’injustice perce au milieu de la peur, car telle n’était même pas mon intention. Peu après, il s'arrête brusquement, me faisant piler net moi aussi. À notre droite, une porte se dessine dans le mur du couloir. Il sort une carte magnétique de sa poche arrière et la glisse dans une petite fente du mur que je n'avais pas encore remarquée. J'emmagasine mécaniquement que les portes ne s'ouvrent pas avec des clés, mais je ne sais même pas si cette information restera bien longtemps dans ma mémoire.
La porte coulisse et rentre dans le mur, nous laissant le champ libre pour pénétrer dans ce qui me semble être un autre couloir, du même type. Cependant, nous avons à peine le temps de faire quelques mètres que je me rends déjà compte de mon erreur.
Ce couloir n'a rien à voir avec le précédent.
Lorsque l'autre était vide, froid et silencieux, celui-ci semble résonner de milliers de cris de souffrance et émaner de chaleur corporelle. La température grimpe brusquement, et je découvre que l'horreur va bien au-delà de ce à quoi je m'attendais.
À ma droite comme à ma gauche, des portes bardées de pics se dévoilent à ma vue stupéfaite. De minuscules ouvertures, à peine de quoi passer une main, sont sûrement les seules sources de lumière... de ceux qui vivent à l'intérieur. Car je dois bien me rendre à l'évidence en entendant les gémissements autour de moi.
Je suis dans une prison.
Une prison infâme, une prison qui me répugne de son atrocité, dans sa conception. Quel esprit retors peut concevoir de tels endroits ? Dans quelles conditions doivent bien vivre les personnes à l'intérieur ? Je n'ose même pas l'imaginer. Je ne veux même pas le savoir, et même si ma lâcheté me répugne elle aussi, je préfère encore fuir la réalité que vivre avec le souvenir de ce qui existe ici. Une odeur épouvantable vient me soulever le coeur et je devine immédiatement l'absence totale de toilettes. Même le strict nécessaire ne semble pas fourni. Je frémis et mes hauts-le-coeur secouent mon corps tout entier.
Nous longeons ainsi dix, vingt, trente cellules, jusqu'à arriver tout au fond du couloir. Toutes semblent occupées. Parfois, des mains se tendent sur notre passage, péniblement, à travers les barreaux de la petite ouverture ménagée à hauteur de tête. Pétrifiée, je ne les évite pas, mais je sens mon accompagnateur se crisper et bouger les épaules, comme dégoûté. Dans ces courts instants, l'indignation réussit à me réveiller de ma torpeur. De quel droit se permet-il de ressentir du dégoût quand c'est lui qui inflige ce sort à ces pauvres gens sans même réfléchir une seconde aux conséquences ? Cet homme est dénué de toute conscience, je l'ai compris dès la première fois que j'ai plongé mes yeux dans les siens, noirs comme deux puits sans fond, deux puits où je ne veux jamais tomber car c’est un aller sans retour.
Nous nous arrêtons devant une porte ouverte, pas sur le côté, cette fois, mais dans le prolongement du couloir. Je découvre ainsi que les pics de fer n'émergent pas seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur, comme pour empêcher les prisonniers de s'approcher trop de leur unique porte de sortie... si porte de sortie il y a. Comment imaginer un seul instant qu'on peut s'échapper de cet enfer sur Terre ? Mes derniers espoirs se réduisent une nouvelle fois à néant quand, bien trop vite, l'homme me pousse dans la cellule. En venant ici, dès que nous avons passé les premières portes, j'ai su, j'ai su sans l'ombre d'une hésitation ce que serait mon sort. J'ai su ce qu'il me réservait. Je n'ai simplement pas voulu l'admettre, même pas à moi-même.
Je ne crie pas.
Je ne hurle pas.
Je ne tente pas de m'enfuir.
Je me stabilise simplement pour éviter de chuter, et me retourne face à lui à l'exact moment où il claque la porte à quelques centimètres de mon visage. Je manque de me faire déchiqueter par les pointes tranchantes, mais comme il me l'a si bien dit de nombreuses fois, avoir le visage ravagé ne m'empêchera pas de répondre à ses questions. Du moment que je suis en vie, ça lui suffit, à lui et à ceux qui oeuvrent avec lui.
J'entends le raclement de son badge dans la fente, je perçois même une légère lumière rouge sur les murs réfléchissants. Ou alors est-ce simplement l'effet de mon imagination, le produit de mon cerveau qui délire déjà ? Je ne suis plus sûre de rien.
Mais cette fois, aucune larme ne vient s’ajouter aux autres déjà présentes. Je crois que j’ai épuisé la quantité que mon corps pouvait fournir.
Cette fois, je reste calme, impassible, un peu comme ce garde que nous avons croisé à la sortie du hangar. J'ai l'impression de ne plus ressentir aucune émotion. Réalité ou mensonge ? Je ne sais toujours pas. Peut-être mes sentiments reviendront-ils à la charge au moment où j'en aurai le moins besoin, pour me faire flancher sous la torture ? Pour l'instant, cependant, je suis vide, aussi vide que ces robots à l'Institution qui nous apprenaient l'Histoire avec un grand H.
Et je crois que, finalement, j'aurais préféré mes hurlements et mes pleurs à cette indifférence qui déchire mon coeur glacé.

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