Chapitre 7 - SACHA

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le 16/04/2020 et le 17/04/2020 & le 13/02/2022

Je ne cesse pas de la scruter, installé dans mon siège rembourré, tandis qu'elle reste immobile dans sa cellule, tournée vers la porte, impassible.
Pourquoi ne hurle-t-elle pas ?
Pourquoi n'affiche-t-elle pas son désespoir, son horreur ?
Mes mains serrent les accoudoirs jusqu'à ce que les jointures de mes doigts blanchissent. Ma mâchoire est si contractée que mes dents pourraient exploser sous la pression. Je suis presque certain que mes yeux lancent les éclairs dont je voudrais la foudroyer.
Et elle ne dit toujours rien, comme si se perdre dans ce silence pouvait arranger sa situation. Sur l'écran principal, celui du milieu, son visage me nargue et, l'espace de quelques secondes, je crois presque qu'elle peut me voir, alors qu'elle ne regarde même pas dans la direction de la caméra ; malgré le noir dans lequel sa cellule est plongée, notre technologie de pointe me permet de la voir dans les moindres détails, de ses courtes bouclettes caramel à ses ongles rongés à cause de l’angoisse.
J'active le son pour me repaître des gémissements qui devraient emplir sa nouvelle prison, mais je ne perçois que le même silence sourd. Ma joie perverse reflue devant tant de résistance, cette même joie qui fait couler le sang dans mes veines, qui fait vivre l'être détestable que, j'en suis conscient, je suis devenu. Je ne peux que constater, jour après jour, cette différence flagrante entre les gens normaux et moi, même si elle cela ne m’impacte absolument pas.
C’est un simple constat, que même le Leader de Paris, Christian Carren, ne diffuse pas une telle aura de mort autour de lui. Je le sais pour l'avoir rencontré le jour où je suis arrivé ici. Il était venu me rendre visite sur mon lit d'hôpital. Je me rappelle m'être demandé pourquoi c'était lui, lui un personnage si important et si crucial au Gouvernement, qui m'annonçait la nouvelle. Je me rappelle m'être forcé à contenir mes larmes pour ne pas le décevoir, même si je ne le connaissais pas encore vraiment à l'époque. Je me rappelle avoir encaissé sans broncher. Je me rappelle avoir attendu son départ pour chasser brusquement les infirmiers. Je me rappelle leurs regards de compassion retenue, mais surtout, de peur naissante. Puis je me rappelle leur terreur, les jours suivants, quand ils venaient prendre "soin" de moi.
Mais je ne me rappelle pas mes cris de désespoir, parce que je n'ai jamais pu les pousser. Je ne me rappelle pas mes larmes : au final, elles ne sont jamais venues. Je ne me rappelle que cette haine, une haine qui n'a cessé de grandir depuis ce jour-là. Elle était déjà présente avant, mais c'est à ce moment seulement qu’elle a trouvé la cible sur laquelle se déverser. Dans notre entraînement, la maîtrise des sentiments et de l’image que l’on renvoie est crucial : si nous laissons transparaître nos doutes, comment pouvons-nous attendre le respect et la crainte des gens que nous voulons contrôler ? Et il en est de même pour chaque émotion, qui doit être soigneusement identifiée et enfouie au plus profond de nous.
Je suis donc plus que frustré de constater à quel point elle peut rester stoïque après avoir commis toutes ces horreurs, quand plus les années passent, plus son visage se grave devant mes yeux, et plus elle me fait échouer à rester fidèle à ma formation. Elle est au moins aussi coupable que moi, son coeur est au moins aussi noir que le mien, mais pourquoi n’est-elle pas dévorée par le remords quand je pensais être la seule personne capable de n’en ressentir aucun ?

***

Depuis combien de temps suis-je ainsi avachi, les yeux irrémédiablement fixés sur l'écran ? J'ai l'impression de ne pas avoir bougé depuis des heures au moins. Alors, quand on toque, bien que doucement, à ma porte, je ne peux m'empêcher de sursauter.
Je me reprends cependant rapidement. En accord avec tout ce qui m’a été appris, ma règle d’or a toujours été de ne jamais laisser transparaître mes faiblesses à mes ennemis comme à mes alliés, même aux plus insignifiants de mes subordonnés, et c'est à ce prix que je me suis hissé si haut dans la hiérarchie.
Aussi haut que je peux encore me tenir.
Je me racle douloureusement la gorge, jette un dernier coup d'oeil concentré sur les images : toutes représentent la même personne, le même endroit, simplement sous différents angles. Et sur toutes, on ne peut que constater son immobilité.
- Oui! finis-je par répondre d'une voix sèche, à laquelle j'insuffle également quelques accents de mépris et de lassitude.
On entrebaille la porte.
- Monsieur, on vous attend en salle 1. La réunion... la réunion a déjà commencé depuis plusieurs minutes.
Je sens bien son hésitation. Il ne fait que transmettre un message, mais ça ne l'empêche pas d'avoir peur des conséquences de ce reproche à peine voilé qu'il me fait, bien que par l'intermédiaire de son supérieur. Ces réactions que je ne manque jamais de susciter chez les autres font toujours gonfler mon égo, car elles me rappellent que j’ai gravi les échelons à force de cruauté, en faisant preuve de plus d'inflexibilité que n'importe qui, avec un air d'aristocrate hautain qui n'est en général pas la méthode la plus probée dans les Forces de Prévention, et encore moins dans la DFAO, Division Française AntiO. Tous, sans exception, optent pour la même soumission écoeurante, et la même adoration hypocrite de leurs supérieurs pour monter en grade, mais jamais je n’aurais pu supporter de ravaler ainsi ma fierté et ma personnalité. Pas une seule fois je ne me suis écrasé devant qui que ce soit, et le seul point négatif en est bien que sans mon ascendance, ma reconversion aurait été immédiate. Car même les plus insignifiants pions du Gouvernement politique sont bien au-dessus des plus hauts dirigeants de la DFAO.
Et puis, mon infirmité n'est pas vue ici de la même façon que dans mon milieu d'origine. Là-bas, elle était un handicap bien trop grave pour que je puisse poursuivre dans le destin qui était le mien. A présent, elle est devenue une blessure de guerre, quelque chose qui inspire le respect, qui me confère de l'autorité. Nous avons beau faire partie de l’élite militaire, les confrontations avec nos ennemis restent extrêmement rares, et les cicatrices récoltées à cet effet encore plus.
Ici, ma culture et mon éducation, bien qu'inachevées, sont des avantages inestimables pour faire tomber l'Organisation.
Ici, je suis une vedette, quand là-bas, j'étais un déchet, même si cette affirmation n’est pas non plus totalement vraie.
Ici.
Souvent, je me dis que c'est la providence qui m'a envoyé en France. Et en même temps, c'est aussi ce qui m'a privé de tout, comme un serpent qui se mord la queue. C'est dans cet avion que j'ai tout perdu, mais si je n'y étais pas monté, je n'aurais pas connu la DFAO et je n'aurais pas autant brillé par ma différence. Notre division spéciale n'existe qu'à Paris, ou plus exactement en France, où est basée l'Organisation. Dans les six autres pays où les villes restantes sont situées, seuls les Leaders sont habilités à connaître ce secret, puisque le problème ne les touche pas directement.
Je me souviens de mon enfance à Chicago. Nous n'étions pas inquiétés, là-bas, et je n'ai appris l'existence de cette menace, pourtant bien réelle, qu'en venant ici. Parce qu'à Paris les attaques pèsent sur notre tête directement, le problème est envisagé bien différemment. Ils ont même créé la DFAO spécialement pour en venir à bout.
Et si peu de personnes ont le privilège d'entrer dans les Forces de Prévention, soit juste ce qu'il faut pour maîtriser la population et la protéger, encore moins font partie de notre détachement, ce qui reste peut-être, au final, notre plus grande faiblesse. Mais la confiance est de mise ici entre chaque maillon de la chaîne, et il faut des années d'efforts ininterrompus pour l'obtenir qui ne sont pas à la portée du premier venu.
L'Organisation a fait son apparition en 2288, avec le vol de deux jumeaux dans le Sanctuaire de Paris. À cette époque, nous n'étions pas sur nos gardes, la sécurité était relâchée : nous n'imaginions pas une seule seconde qu'on pouvait nous opposer une quelconque résistance. Mais dès lors, de nouvelles mesures ont été mises en place, et la Division Française AntiO a fait surface à son tour. Ce qui n'était au départ qu'une petite division sans ressources est cependant vite devenu l'élément le plus important du Gouvernement français, au fur et à mesure que les attaques se sont faites de plus en plus fréquentes. Cela restait de petites choses sans importance, des évènements qui n'ont jamais vraiment réussi à porter leurs fruits, et qui se sont toujours soldés par une évaporation pure et simple de ceux que nous traquons.
Et enfin, peu après l'explosion de mon avion, alors que je venais tout juste d'intégrer les rangs de la DFAO, nous avons cru toucher au but : un espion de l'Organisation, infiltré dans notre Quartier du Gouvernement, a prétendu vouloir devenir un double-agent à notre solde. La seule chose qu'il demandait en échange : la liberté et l'indemnité le jour où nous ferions enfin tomber l’ennemi. Bien entendu, nous avons accepté.
Petit à petit, en attendant que vienne le moment parfait, nous avons recueilli de plus en plus d'informations sur eux. Nous savions qu'ils finiraient, un jour ou l'autre, par mettre en place un plan de plus grande ampleur que leurs petites attaques isolées. Et effectivement, ce moment est arrivé, il y a à peine quelques semaines
Pendant de longues secondes, toutes mes pensées semblent soudain s'évaporer, ne laissant plus que le noir et le néant dans mon esprit.
Puis je reviens à la réalité avec une brusque inspiration, me rappelant qu'on m'attend en salle de réunion.

***

J'attends, fermement planté sur mes pieds, que la porte coulissante s'ouvre.
Je sais que, de l'autre côté, un comité de militaires tous plus imbus d'eux-mêmes les uns que les autres frétille d'impatience à l'idée de me réprimander. Ce n'est pas parce que je leur suis utile qu'ils me respecteront un jour, et surtout, qu'ils finiront par m'aimer. Je dirais même qu'ils me haïssent autant que je la hais, exception plutôt embêtante au pouvoir que, du reste, j’exerce ici.
Mais j’imagine que voir leur autorité sans cesse défiée par ce qu'ils considèrent comme un jeune arrogant et sans aucune expérience, malgré les nombreuses fois où j'ai pu faire mes preuves avec succès, n'est facile pour aucun d'eux. Je sais qu'ils vont encore me reprocher mon retard et mon irrespect, car ce n’est pas la première fois, et certainement pas la dernière non plus. Et honnêtement, cela me laisse parfaitement indifférent. Seule une petite quantité de choses m’affectent de manière importante, et ces choses deviennent alors si cruciales qu’elles éclipsent tout le reste.
Enfin, la porte blindée s'écarte pour me présenter à leurs regards inquisiteurs. Malgré tous leurs efforts, ils n'ont cependant jamais vraiment réussi m'intimider. S'ils savaient ce que j'ai subi à Chicago, ils comprendraient que leurs projets pour moi ne sont rien en comparaison.
- Sacha.
Je serre les dents.
S'il y a bien une chose qui m'agace chez eux, c'est leur persistance à vouloir m'appeler par mon prénom. Ils ne m'accepteront sans doute jamais comme leur égal, question d'orgueil, et au milieu de tout ces capitaines hauts placés dont je suis censé faire partie, je reste le seul qu'ils tutoient et auquel ils parlent avec une telle familiarité.
- Nous commencions à douter de ta venue, reprend le capitaine Willer.
C'est sans doute lui qui a le plus de mal à me supporter. Et si cette haine ardue n’est pas réciproque, il m’inspire cependant toujours autant de dégoût, avec sa silhouette ventrue et son corps sans cesse luisant de sueur. Je n'ai jamais compris l'utilité de sa présence ici, au milieu de nous tous, qui sommes si différents de lui.
La psychologie est son seul talent, même si j'ai toujours douté de son efficacité dans ce domaine. Depuis que je le connais, il affirme qu'il est à même de faire parler n'importe quel prisonnier, quelle que soit sa résistance. Il prétend connaître la torture et l'art d'arracher des informations mieux que quiconque. Sans surprise, il a pourtant subi aujourd'hui un échec retentissant et je l’en crois donc encore moins. L'interrogatoire auquel j'ai assisté ne ressemblait qu'à une chose : de l'intimidation et des menaces inutiles, qui ne touchaient, ni de près ni de loin, à de la manipulation et de la finesse. Même moi, je peux me vanter de faire mieux. Et pourtant, qui a-t-il interrogé, sinon une pauvre fillette qui semblait complètement terrorisée ? Elle n'a opposé aucune résistance. Juste des pleurs même pas dissimulés, et je ne la hais qu'encore plus pour son état si pathétique.
Sans me fatiguer à répondre aux reproches de mon "congénère" et sans lui accorder un seul regard, je lui lance :
- Belle performance tout à l’heure. Peut-être est-ce notre manque de prisonniers qui a endormi ainsi ton légendaire talent ?
Le respect doit aller dans les deux sens. Puisqu'ils ne m'en accordent aucun, je ne vois pas pourquoi le contraire devrait être vrai, et encore moins sachant que le nombre de personnes qui l’ont gagné chez moi se comptent sur les doigts d’une main.
Je tiens ensuite tête sans faiblir aux innombrables yeux furieux tournés vers moi, mais je jurerais que si je n'étais pas leur ennemi également, ils éclateraient tous de rire.
Du coin de l'oeil, je vois Willer fulminer et poursuis :
- Bien, maintenant, si vous avez fini de me faire perdre mon temps avec vos considérations sans le moindre intérêt, pourrions-nous nous concentrer sur notre principal problème ?
Silence de mort.
Le signe que je dois continuer ?
- Si vos compétences en observation sont ne serait-ce qu'au niveau de celles de notre spécialiste en psychologie, alors vous avez sans doute remarqué tout comme moi que cette fille ne correspond absolument pas au profil que nous attendions. Bien sûr, elle peut très bien essayer de nous tromper, ce qui est à mon avis la seule hypothèse probable. Mais elle n’y gagnerait pas grand-chose. Je veux dire, elle sait parfaitement que nous connaissons l'existence de l'Organisation, et elle sait aussi qu'avec ses... particularités, elle ne peut être que démasquée. Pourquoi se cacher derrière des pleurs aussi ridicules ? Elle ne nous attendrira pas, et cela aussi, elle en est consciente.
C'est exaspérant.
J'ai parfois, enfin souvent, l'impression d'être la seule personne à posséder un tant soit peu d'intelligence ici.
Ils ne répondent rien, n’expriment rien.
Comme s'ils attendaient que, en plus de poser les questions à leur place, j'en trouve également les réponses. Mais comment le pourrais-je, lorsqu'ils m'interdisent strictement de m'approcher de la prisonnière simplement par orgueil ? Et le pire, c'est que je ne peux pas contester leur autorité, pour une fois, étant donné que je reste, techniquement, le moins expérimenté de tous.
Ils ne peuvent pas m'empêcher de parler.
Mais d'agir concrètement, ça oui, ils en ont effectivement le pouvoir.

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