La Fée Fontaine

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Fut une époque lointaine, très lointaine... Enfin non, pas si lointaine que ça mais quand même, ça ne date pas de hier non plus. Bref, il fut un temps où humains et fées étaient unis face aux forces obscures. Et parmi ces funestes puissances, les trolls : de viles créatures grouillant sous le sol comme la vermine ronge la chair. On dit qu'ils abhorraient la lumière du soleil et qu'ils avaient une prédilection pour les chaussettes usagées. Usagées ! Beurk. Si vous ajoutiez à cela le bruit et l'odeur, eh bien les humains qui leur faisaient face ils devenaient fous. Ils devenaient fous, c'était comme ça. L'extermination de leur espèce était donc inévitable. Les lâches qui appelaient à une résolution pacifique furent rapidement rattrapés par la réalité. Les trolls se mirent à massacrer les humains par milliers et moult cités furent rayées de la carte. Toute cette violence aveugle pour un seul petit nid ! Ne pouvant rester de marbre face à cette injustice, la Grande Morgane s'allia aux hommes. Ah ! Si seulement vous aviez pu voir ça. Les fées étaient nuées, splendide essaim dont les lueurs fouettaient les armures polies. Cette force tranquille finit par encercler la horde sinistre et son roi. Dans un dernier combat épique, Morgane fit face à son mortel ennemi et- Attends deux minutes, j'arrive au meilleur moment... Mais attends à la fin, j'ai presque terminé ! Ah non pas les ailes, ne me touche pas les ai- aïe aïe aïe-

  • AIEUH ! Mais enfin, ça ne va pas la tête Lulu ? Je ne suis pas une sauvage ! aboya Titania en se débattant comme une furie.
  • Seule la Loi sépare les féetoyennes des sauvages, professa Lulubille en affirmant sa prise sur les ailes.
  • Oh ça va, si on ne peut même plus chanter la gloire passée...
  • Justement, on ne peut plus. Allez hop, chez Dame Fontaine.
  • Quoi, directement ? Mais c'est injuste !

 Par injuste, la jeune fée entendait plutôt inhabituel. Elle recevait d'ordinaire quatre ou cinq avertissements avant d'être amenée devant la Féetriarche, qui n'avait pas que ça à faire. Enfin si, mais elle n'en avait vraiment pas envie. Titania se retourna vers son auditoire, une myriade de lucioles qui voletait à distance de sécurité.

  • Mais dites-lui que je n'ai rien fait de mal, vous autres !

 Un mur de silence lui répondit. Lulubille était connue pour être la plus chian- la plus procédurière de tout le village. Son attention était une chose que l'on ne voulait pas gagner. Un frisson parcourut la foule. Aussi léger qu'un murmure. Un instant plus tard, elles s'étaient évanouies dans l'ombre des arbres qui bordaient le village.

  • Ah ben elle est belle la sororité, maugréa Titania.

 Elle croisa les bras et fit la moue, les ailes aussi hautes que la poigne de Lulubille lui permettait. Cette dernière traina la contrevenante à travers tout le village. Les habitantes s'étaient enfin habituées à voir une fée écarlate en sanctionner une dorée. Elles vaquèrent à leurs occupations sans même hausser un sourcil - ce qui n'était pas bien compliqué puisqu'elles n'en avaient pas.

 Les deux fées arrivèrent enfin devant un immense portail en bois. D'un coup d'ailes, Lulubille en enflamma les ornements en or. Les gemmes incrustées luirent faiblement, et la porte roula sur ses gonds. Elles pénétrèrent dans un décor tout droit sorti d'un conte de fées. Le Narrateur était bien conscient des lacunes de sa description. Mais fervent partisan de la suggestion, il craignait de noyer l'imagination des lecteurs sous une cascade de mots. Il nota tout de même la gigantesque fontaine qui occupait la pièce. Sur celle-ci était aménagé un magnifique trône de verre - à moins que ce ne soit de vair, les deux matières se ressemblant à s'y méprendre.

 Selon toute vraisemblance, la fée qui y était affalée s'évertuait à compenser la magie de la scène. De dimension conséquente, ses bourrelets se faisaient la malle de chaque côté. Ses cheveux étaient de ce blond platine qui camoufle la grisaille sous un masque de laideur. Indomptables, ils étaient enfermés dans un énorme chignon qui écrasait sa tête. La fumée qui s'échappait de sa pipe en argent recouvrait la pièce d'un voile de mystère. Voilà qui ajoutait du charme ! Pour les anosmatiques, tout du moins.

 A sa droite, une fée mauve faisait une partie de Rami avec elle. Le but de ce jeu de cartes était relativement simple : il fallait les poser en faisant des combinaisons, et ce jusqu'à ce que Dame Fontaine gagne. Et si Dame Fontaine n'était pas de la partie... Il était grand temps de l'y inviter. Mais malgré ces règles passionnantes, les yeux de Fontaine étaient perdus dans le vague et la graisse ridée de son visage. Ils croisèrent ceux de Titania et retrouvèrent miraculeusement le chemin du ciel.

  • Pas encore, pas encore...

 Une trompette beugla brusquement. Tout le monde tressaillit. C'était la fée de garde, qui n'a pas été présentée en raison de son insignifiance inhérente. Saloperie de bleuette ! pensa Titania, et le Narrateur fut bien d'accord avec elle.

  • Oyé, oyé, braves fées ! Agenouillez-vous devant notre Féetriarche bien-aimée...

 La grosse fée tira une longue bouffée et soupira simultanément. Quel exploit ! On sentait là l'entraînement de toute une vie. Elle regarda d'un oeil morne sa fumée s'enfuir en formant de jolis petits papillons bigarrés.

  • ...Tinker Bell, la Grande Fée Fontaine, dernière des Grandes Fées, dont la bienveillance protège notre village depuis des lustres...

 Fontaine fut secouée par une violente quinte de toux. Titania et Lulubille se demandèrent si les Grandes Fées allaient s'éteindre sous leurs yeux. Elle se racla finalement la gorge et glaviota. Ses glaires s'écrasèrent mollement sur le sol avec un doux son de cloche, puis s'envolèrent à leur tour en jolis petits papillons bariolés. Un peu visqueux certes ; mais des papillons quand même.

  • ...des forces obscures du monde extérieur et-

Fontaine abandonna la subtilité :

  • Bon Lagarde, tu accouches oui ? J'aimerais en finir avant ma retraite.

La fée se rembrunit. Littéralement. Les filandres bleues de sa membrane virèrent à l'ardoise.

  • ...Et voilà quoi. J'ai fini.
  • Merci bien. Et ce serait encore mieux si on n'y passait pas à chaque fois.
  • Mais, et le protocole...

 Lulubille hocha frénétiquement la tête, lui accordant tout son soutien. Fontaine les ignora superbement.

  • Par où voulais-je commencer, déjà ?

La fée mauve chuchota à son oreille.

  • Ah oui, c'est vrai. Je disais donc : "Pourquoi quand on me dérange faut-il que ce soit toujours vous deux ?"

Les deux fées s'écrièrent en même temps :

  • Mais c'est elle euh !
  • Oh ça ne va pas recommencer. Qu'est-ce qui vous amène cette fois-ci ?
  • L'addendum douze mille trois cents sept, Votre Féerie, expliqua Lulubille.
  • L'addendum douze mille trois cents sept, douze mille trois cents sept...

La fée à ses côtés se pencha de nouveau à son oreille.

  • Ah oui ! La liberté d'expression encadrée.
  • Ben je ne le connaissais pas celui-là. Ça ne compte pas.
  • Nulle n'est censée ignorer les addenda, prêcha Lulubille. C'est écrit dans le premier addendum.
  • Mais si on les ignore, on fait comment pour connaître le premier ? s'interrogea Titania. La Féegislatrice n'est parfois pas très cohérente.

 Lulubille manqua de faire une crise d'apoplexie. Sa flamme se teinta de bordeaux et sa voix d'acrimonie.

  • Quand on ne sait que jouer à la gueguerre, un système judiciaire peut certainement paraitre complexe.

 Titania se figea à son tour. Sa poussière crépita, oscillant entre l'ocre et le safran. Elle s'approcha de son interlocutrice d'un coup d'ailes.

  • Le savais-tu Lulu ? La guerre aussi est régie par des règles. On n'attaque pas sans raison par exemple, d'où ma retenue actuelle.
  • Ah oui ? Je n'ai pas le droit de faire ça du coup ? s'enquit Lulubille en se penchant vers elle.

 Avec espièglerie, elle claqua des doigts. L'étincelle qui s'en échappa brûla le bout du nez de Titania, qui par-delà la surprise hurla :

  • CASUS BELLI !

 Les deux fées se volèrent dans les ailes. Des déflagrations vermeilles et canaries s'entrechoquèrent. Lagarde s'interposa mais fut projetée contre un arbre. Impuissante, Fontaine les regarda et souffla.

  • Je savais bien qu'elles allaient encore faire des étincelles ces deux-là.

Elle se massa les paupières, lasse.

  • Murmur, avons-nous de la poussière d'oubliette ?
  • Je crains que non, Ma Dame.
  • C'est bien dommage. Quand serons-nous réapprovisionnées ?
  • Vous m'en voyez navrée Dame Fontaine, mais cela risque d'être compliqué.
  • Plaît-il ?

 Murmur réfléchit quelques instants à la formulation de sa réponse. Et esquiva de justesse une boule de feu qui s'avéra être Titania.

  • C'est que, voyez-vous Votre Féerie ; eh bien le fait est que cette poussière n'existe pas.
  • Voilà qui est fâcheux. Rappelle-moi de la créer dès que j'en ai le temps.
  • Bien Ma Dame. Devrai-je aussi vous rappeler vos précédentes tentatives ?
  • J'ai échoué ? Comment ai-je pu oublier que j'ai échoué, si j'ai échoué ? s'interloqua Fontaine.
  • Sans vouloir trop vous offenser, m'est avis que le seul coupable ici est le grand âge. Ma Dame.
  • Oh.

 Fontaine rumina un instant, sans se laisser perturber par les flammes qui grimpaient allègrement aux arbres ni les cailloux et branches mortes qui tournoyaient dans les airs. Pour l'instant, tout allait bien.

  • Et... Serait-il possible de grand-âger sélectivement mes souvenirs ?
  • J'ai bien peur que non, Ma Dame.
  • Diantre.
  • Hum hum ! se signala Titania. C'est bon, je peux partir maintenant ?

 Sans que personne ne le remarque, la dispute s'était apaisée. Lulubille était si décontractée qu'elle se prélassait à même le sol.

  • Pas tout de suite jeune féette. Promets-moi d'abord d'arrêter de raconter tes histoires.
  • Mais Mamie Bell !
  • Pas de Mamie qui tienne !
  • C'est toi qui nous les as racontées lorsque nous étions encore jeunes lucioles !

 Fontaine se frotta les mains au-dessus de la fontaine. La poussière qui s'en déroba se mêla à l'eau. D'impressionnantes bulles se formèrent et montèrent, montèrent...

  • Et je le regrette à chaque seconde qui passe...
  • Allons, je ne suis pas là si souvent.
  • J'aimerais quand même savoir pourquoi tu es la seule - la SEULE, nom de Morgane - à en faire une telle obsession ?
  • Je trouve ce terme un peu oppressif. Je préfère parler d'investissement excessif.

 Fontaine claqua des doigts. Les sphères aqueuses explosèrent et déversèrent une fine pluie sur toute la pièce. Les flammes s'éteignirent et les objets en lévitation retombèrent.

  • Ne pourrais-tu pas excessivement t'investir dans quelque chose de... Je ne sais pas moi, moins belliqueux ? Comme toutes les autres ?
  • Mais c'est bien pour ça qu'aucune fée ne s'est inscrite dans l'Histoire depuis des siècles !

Les rides de Fontaine se plissèrent de noblesse, son ton se pétrit d'orgueil :

  • J'ai combattu aux côtés d'humains, je te rappelle.
  • Des enfants. Tu étais aux côtés d'enfants ! Et tu n'as même pas combattu toi-même.

Fontaine balaya la remarque de la main.

  • Négligeables nuances. Et puis contre quoi voudrais-tu te battre ? Les gnomes étaient les dernières forces du mal sur Terre. Pas de cause commune, pas de lutte aux côtés des humains.
  • Un nouvel adversaire ne pourrait-il pas faire surface ? Rien qu'un tout petit, juste de quoi faire une ou deux campagnes ?

Les yeux de Titania brillaient d'espoir. Fontaine soupira.

  • Ce n'est pas demain la veille qu'un ennemi va surgir d'un autre monde.
  • Quelle déception, se lamenta Titania.
  • Hé ! Nous avons accompli notre devoir.
  • A quoi bon continuer d'exister alors ? Pourquoi ne pas avoir disparu avec lui ?
  • Tu es bien la seule à en être si dépitée, Titania.
  • Vraiment ? N'est-ce pas plutôt parce que les lucioles d'aujourd’hui sont ignorées quand elles demandent « Mais comment faire pour retrouver notre raison d'être, notre féerie ? » ? Eh bien moi, je leur réponds. Je leur réponds qu'on la retrouvera en faisant le don, le don de soi pour une cause supérieure.
  • Ce que tu m'emmerdes quand tu t'y mets.
  • C'est que j'ai le goût de la chose bien faite.

 Lagarde était en train de se relever quand elle fut renversée par une fée qui fonça à travers la pièce. Malgré son grand âge apparent, sa peau était encore d'une belle pigmentation jade contrairement à celle blanchâtre de la Féetriarche.

  • Fontaine, nous avons un problème !
  • Tu pourras apprécier le fait que j'ai déjà un problème ma chère Lapio-
  • Non mais un vrai de vrai, cette fois !
  • Le mien n'est pas réel, peut-être ? rétorqua Fontaine en désignant son invitée du menton.
  • Oh bonjour Titania, je ne t'avais pas vue.
  • Bonjour Lapionne, ça fait longtemps.
  • Oh oui, cela doit bien remonter à la Nuit des Fées ! Comment vas-tu ?
  • Mesdemoiselles, n'avions-nous pas une urgence à traiter ?
  • AH SI !

 Lapionne se calma, reprit sa respiration. La tension était à son paroxysme. Tout le monde était suspendu à ses lèvres.

  • C'est le Miroir. Il m'a montré un grave danger, Fontaine.

Nouveau silence dramatique.

  • Un danger venu d'un autre monde.

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