Fatalité (Partie 1)

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On aurait dit une marée humaine. Avec ses flux, ses reflux. Léa n’aimait pas cela. Elle n’a jamais pu s’y faire. Tout ce stress, cette inquiétude transpirante… Et tous ces mots décousus qui lui parvenaient, comme ça, vidés de tout leur sens... Une horreur. Ses mains étaient moites, elles glissaient sans cesse des poignées de sa petite valise. Elle avait le souffle court, un léger tournis vissé dans le fond du crâne. Léa se sentait oppressée. Comme chaque fois qu’elle mettait les pieds dans un aéroport, d’ailleurs.

Peu de temps auparavant, elle était sortie de sa maison chargée de ses bagages. Elle avait décidé de laisser sa voiture garée à côté de celle d'Eric, hors de question de payer le parking longue durée, et de prendre le taxi. En montant dans la voiture, une grosse berline noire avec un type à lunettes fumée au volant, elle s'était retournée une dernière fois et avait fait un petit signe à Eric. C'était difficile pour elle de le laisser, il fallait bien l’avouer. Très difficile.

Ça faisait combien déjà… Sans vraiment prendre le temps de réfléchir, Léa parierait pour une petite éternité, et à vrai dire ça ne faisait guère plus. En prenant en compte le temps de trajet aux heures de pointe, ça pouvait faire… Disons une heure. A tout casser. Soixante minutes, trois mille six cents secondes qu’elle avait éprouvées, une par une, aussi violemment qu’un essaim d’épines la traversant de part en part, au point de sentir déjà au creux du ventre comme une notion d’infini.

Eric… Cet homme n’était pas constitué comme les autres, c’était un sorcier, un magicien ; il pliait l’espace-temps de sa simple présence, et il le dépliait, le multipliait par lui-même par sa seule absence. Au bout de quatre ans de vie partagée avec lui elle ne comprenait toujours pas comment une telle chose était possible. Mais peut-être n’y avait-il rien à comprendre après tout. Peut-être s’agissait-il de ces choses naturelles qui arrivent lorsque deux âmes s’emboitent à la perfection. Une espèce de loi physique émergente, une règle immuable surgissant par l’union de leurs deux pôles d’attractions. Peut-être. En tout cas c’est à cause de ce principe qu’elle avait traîné jusqu’au bout, qu’elle avait goûté chacune des saveurs du moment, les raclant en toute conscience jusqu’à la toute dernière seconde. De peur de la morsure du manque qui ne tarderait pas à venir. Inéluctablement. Et c’était encore tellement frais dans sa tête, le contraste était maintenant tellement saisissant qu’en fermant les yeux elle pouvait encore le voir, là, juste devant elle, avec son sourire enjôleur, allez file maintenant, tu vas finir par rater ton avion… Elle croyait encore sentir ses effluves remonter le long de sa peau, jusqu’à s’échapper par son décolleté, alors ça venait lui chatouiller les sens et elle se sentait subitement envahie d’une poussée frissonnante. A chaque fois. C’en était presque gênant, elle, plantée là, tout emplie d’un désir déplacé, incongru et irrépressible, au beau milieu de tous ces gens froids et nerveux. Au cœur de tous ces êtres éteints. Elle se dit que ça devait se voir à des kilomètres à la ronde, ses bouffées de chaleur, ses joues écarlates ; elle était persuadé que la foule pouvaient se promener dans sa tête, comme ça, et visiter ses pensées un peu comme s’ils étaient chez eux ; ce n’était pas totalement impossible après tout, elle avait vu des choses bien plus étranges se passer sur cette drôle de planète. Elle tourna la tête à droite puis à gauche mais non, tout le petit monde autour d’elle avait l’air de s’en foutre complètement. Chacun semblait bien plongé dans sa petite vie, enfermé dans son propre monde, sa propre histoire, parfaitement étanches les uns aux autres. Un peu comme s’ils s’apprêtaient à prendre un avion entre inconnus, en quelque sorte. Alors elle baissa les yeux en se raclant discrètement la gorge. La file dans laquelle elle s’était engagée était encore longue, elle serpentait déjà sur quatre rangées et d’autres personnes venaient encore s’agglutiner derrière elle.

A cette heure, Léa se dit qu’Eric devait certainement être sur la route. Il avait un rendez-vous très important, et lui non plus n’était pas très, très en avance… Elle avait compris qu’il y avait une belle promotion à la clé. Enfin : s’il se débrouillait bien. Et à vrai dire elle avait senti que le challenge l’avait rendu un tantinet nerveux, mais Léa avait confiance en lui. Elle le lui avait d’ailleurs dis, répété, et puis alors je n’ai aucun doute là-dessus, tu vois ! Ils le savent pas encore mais ils peuvent déjà tous se rhabiller et sortir leur joli  carnet de chèques. Et elle avait peu de chance de se tromper : Eric réussissait tout ce qu’il entreprenait. Elle espérait simplement qu’il n’aurait pas de bouchons sur sa route, s’il avait décidé de passer par la ville à cette heure… en gros il avait une chance sur deux. A peu près.

Elle hésita un instant à l’appeler, histoire de se rassurer, de savoir comment les choses se présentaient pour lui, être sûre que tout allait bien mais elle renonça finalement, il fallait qu’elle soit raisonnable, ils venaient tout juste de se quitter et elle ne voulait surtout pas donner l’image d’un véritable pot de colle. L’amour, pour que ça puisse bien grandir, il fallait que ça  respire.

Elle se força à chasser les dernières images qui l’habitaient : il était temps de se concentrer sur des choses… comment dire… plus terres à terres. Penser à sa propre mission par exemple, après tout elle était grassement payée pour ça. Son chef l’avait encore briffée dans ce sens pas plus tard qu’hier soir, écoute, l’affaire est très sérieuse Léa. Une partie de l’avenir de la boite repose sur toi. Les retombées de ton boulot peuvent être… colossales... Je ne t’ai pas choisi par hasard, Léa. Tu as fait du très, très bon boulot ces deux dernières années. Personne d’autre que toi ne connait aussi bien le dossier… Posant une main sur son épaule, il lui avait ensuite longuement expliqué que, plus que du simple placement de produit, son rôle profond serait d’imposer la marque comme un leader incontournable sur le segment, et puis alors tu n’hésites pas, hein ! Tu mets le paquet ! Invite au restaurant ! Sort-les en boite ! Tiens : va au California Ray par exemple, j’en ai entendu beaucoup de bien, c’est du haut de gamme alors fais-y couler des magnums de champagne! Il s’agit de la réputation de la boite, tu dois marquer son standing, tu comprends ? Et ne t’inquiète pas : tu as une belle enveloppe …! Le fait était que le salon était organisé à l’autre bout du monde, il attirait une clientèle influente et surtout pleine de fric, ce qui montait encore d’un cran la pression exercée sur Léa, mais elle avait l’habitude de ce genre de milieu légèrement désaxé, elle ne se sentait pas plus impressionnée que ça, vous pouvez compter sur moi Jacques, je vais vous emballer tout ça dans du joli papier doré, croyez-moi…

Une légère odeur de Kérosène vint lui chatouiller les narines, la sortant subitement de ses pensées. Durant ses rêvasseries, la file s’était bien résorbée : il n’y avait plus que deux personnes devant elle, un couple un peu âgé traînant derrière eux une valise écossaise, les roulettes grinçaient un peu au sol, un type en costume, légèrement efféminé, pendu au téléphone, une mallette Cerutti coincé sous le bras. Léa se dit machinalement qu’il devait certainement faire un aller-retour dans la journée car il n’avait pas d’autre bagage, mais en fait elle se fichait complètement de son emploi du temps. C’était juste histoire de s’ancrer dans le présent.

Si tout se passait bien, son déplacement ne devrait prendre que trois jours. Trois courtes nuits sans Eric. Ce n’était pas l’enfer, il ne fallait pas exagérer… Et puis elle allait rencontrer du monde, c’était certain, elle allait courir partout, la spirale serait folle et le temps passerait vite. Franchement, elle avait vu bien pire !... Et puis cette fois elle avait téléchargé Skype sur son portable, du coup Éric et elle pourraient se parler… Enfin si elle avait un peu de temps, or ce ne serait pas évident avec le décalage horaire. Au cas où, ils pourraient même se voir si la qualité du réseau sur place le permettait ! C’était dans des moments comme ça que Léa appréciait tout particulièrement la technologie de son époque. Elle avait bien conscience que si elle avait vécu du temps de sa mère par exemple, elle n’aurait même pas de téléphone dans sa poche. Elle serait obligée de cavaler après de la monnaie locale, puis chercher pendant des heures des cabines téléphoniques toujours en dérangement…

Léa récupéra les documents que l’hôtesse lui tendait, bon voyage sur notre ligne Madame, puis elle se dirigea rapidement vers la porte d’embarquement. Il restait presque trois-quarts d’heure avant le décollage, elle se dit qu’elle pourrait en profiter pour faire un peu de shopping, par exemple elle pourrait s’acheter un flacon d’Insolence en économisant sur les taxes, comme elle faisait chaque fois qu’elle prenait l’avion. Elle posa son sac à main sur le tapis, puis vida ses poches - Des clefs, de la petite monnaie, le plume Cross qu’Eric lui avait offert pour son anniversaire avec un petit bloc note à ressorts, et le BlackBerry gentiment mis à sa disposition par sa boite. Elle sourit distraitement au douanier qui semblait être ailleurs, puis elle passa le portail magnétique sans encombre.

Ce fut lorsqu’elle récupéra ses affaires à l’autre bout du tapis qu’elle sentit soudain son portable vibrer dans sa main. Léa fourra tous son bazar en vrac dans une poche, glissa d’un geste brusque son sac à main autour de son bras et décrocha rapidement. Elle n’avait pas reconnu l’appelant mais le numéro commençait par 04, c’était tout ce qu’elle avait eu le temps de noter. L’appel venait donc du coin, à vrai dire avant même de décrocher elle pensa spontanément à son chef, peut-être l’appelait-il d’une ligne interne, il voulait sans aucun doute lui transmettre des informations de dernière minutes, à cette heure il devait être dévoré de trac, elle le connaissait bien son Jacquot, sa nuit avait dû être très, très courte. Elle effectua un regard circulaire, elle n’aimait pas trop se faire remarquer, allô, Léa à l’appareil ?, en parlant d’une voix la plus neutre possible.

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