Chapitre I

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 Un vieillard courbé par le poids des ans déambulait dans les allées bordées de cages d’un grand entrepôt en plein centre-ville ; sa canne, faite à partir d’un ancien chêne important à son cœur, et sculptée à l’image des oiseaux colossaux qui règnent dans les forêts du royaume, brisait le silence terrifié des bêtes emprisonnées dans leurs cages.

 Autrefois nul autre qu’un simple paysan, il dut braver monts et océans afin de se forger une réputation de marchant, d’esclavagiste sans cœur et de dompteur implacable de bêtes monstrueuses. Tous ont ployés l’échine devant lui. Même les nobles qu’il détestait tant. Il s’était bâti un empire dont il était l’unique roi et où nuls n’osaient l’offenser. Cependant, une résistante échappait encore à son contrôle. Le seul échec de sa vie.

 Le vieil homme s’arrêta, le souffle laborieux, devant une cage plus haute et plus large que les autres, abandonnant les barreaux de fer rouillés et la paille pour de l’acier plus robuste que la cuirasse d’un chevalier. De longs doigts s’enroulaient autour d’eux, et une paire d’immenses yeux ronds, comme deux billes d’une noirceur infinie, l'observait. Un regard froid égale au climat glacial des hautes montagnes où il l’avait recueilli. Il pouvait s’y perdre des heures durant, comme ces nuits qu’il passait à contempler le ciel d’encre en repensant à sa vie passée.

 Son cœur se serra à l’idée que cette femme si ravissante ne fût pas humaine. Elle était d’une terrible perfection. Une chevelure longue et tombante comme une cascade d’onyx ou aussi courte et flamboyante que le feu d’une torche ; des traits tirés lui donnait l’allure d’une déesse, ou ils se relâchaient pour plus de maturité et de vigueur. Elle était tout ce que l’on désirait. Elle était parfaite.

 Pourtant, elle était aussi repoussante que le plus hideux des monstres. Aucun homme ne la désirait, aucun noble ne l’approchait, comme aucune créature en ce monde ne restait de marbre face à sa terrifiante présence. Car, si dressée sous l’azur du jour, elle dépasserait les hauteurs de la ville, et de sa faim intarissable dévorerait tous sous les cieux ; aussi sûrement qu’une fièvre galopante vous emporte. Elle était dangereuse. Bien plus que le vieillard ne pouvait l’imaginer.

 Il aimait l’appeler « Amanaë », comme le héros de cette histoire pour enfant que sa mère lui contait autrefois, et qui, ditons, était un géant aussi petit qu’un homme. Cela correspondait parfaitement à cette dernière : plus grande qu’une tour de garde et pourtant aussi petite et frêle qu’une jouvencelle.

 Elle resserra ses doigts sur les barreaux, ses articulations jaunissantes tirèrent un gémissement de l’acier. Elle se redressa jusqu’au sommet de sa cage pour mieux contempler l’homme qui tentait de la dominer en vain. Le mouvement d’une ombre se fit derrière elle, y révélant un corps long et cylindrique couvert d’écailles à la blancheur étincelante comme le diamant.

 « Tu es toujours aussi magnifique Amanaë, dit-il, émerveillé. Il me tarde tant de te laisser sortir, et de te voir t’épanouir sous le ciel nocturne comme ma plus grande fierté. Oui. Tu seras l’apogée de ma carrière : ma plus belle œuvre ! Ô ma douce. Ma tendre. Ton existence est mienne. Tu es à moi, rien qu’à moi ! Je ne laisserai personne d’autre te toucher ! Mon Amanaë. Pourquoi faut-il que tu sois si résiliente à la torture. Nous pourrions être si bien ensemble. Toi et moi. Si seulement tu parvenais à m’obéir… »

 Il soupira.

 « Je ne veux que ton amour inconditionnel, ma douce. Ne peux-tu point me voir autrement que comme de la viande ? Ne vois-tu pas la douleur dans laquelle tu me plonges, moi qui t’aime tant ? »

 Les vieilles articulations de ses doigts craquèrent sous la force de sa frustration.

 « J’ai brûlé ta chair de mon sceau. Je t’ai affamé des semaines durant et marqué ton esprit d’horreurs indicibles. Pourtant, rien de tout cela n’a fonctionné. Pourquoi ? Es-tu invincible ? Qu’est-ce qui peu bien t’ébranler ? Dis-moi, Amanaë ! Dis-moi quelle est ta plus grande peur ! »

 Il chercha dans le silence qui lui répondit la réponse à toutes ses questions. Mais, c’est dans le regard abyssal de la créature qu’il en aperçut un fragment.

 « Je vois, comprit-il. Il y a cette vieille légende… Oui. Le savais-tu ? Les monstres et les inhumains sont nés de la corruption laissée par le Seigneur Dévoreur, la calamité de jadis. J’ai été stupide de penser que la torture pourrait te faire plier. Toi qui reflètes si bien ce que le Dévoreur était. Je sais ce qu’il doit être fait. Comme le brasier de lumière qui a fauché les ténèbres : je vais faucher ta corruption en te couvrant d’amour ! Je vais te rendre heureuse, ma douce Amanaë. Si heureuse qu’il te sera impossible de ne pas m’aimer ! »

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