Charm & Jinx

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Douze ans ! Tant d’années d’absence ! Charm descendit la passerelle et posa le pied sur la pierre usée du port, la même qu’il avait foulée une douzaine d’années auparavant pour embarquer sur ce navire. Bien que ce n’était pas le même kaméen qui revenait aujourd’hui et malgré toutes les horreurs qu’il avait vues, il se souvenait de ce jour comme si c’était hier. Emprisonné pour trahison, il avait patiemment attendu sa sentence :

« Dix ans » avait dit le juge.

« Dix ans de prison ? » avait naïvement demandé Charm, ce qui avait provoqué des éclats de rire et de moquerie.

« Dix ans à servir sur le Mur. »

A cette époque, le kaméen n’avait que des notions élémentaires de géopolitique. Grâce à sa troupe ambulante, il avait visité beaucoup de villes et villages, traversé bien des régions mais toujours au Ménéhir. Même son départ de la Citadelle, la Ceinture du Kionad Kam, ne l’avait fait voyager que par des terres isolées et sans grande particularité. Bien sûr, Charm était au courant de la guerre : le Roi Mort envoyait incessamment ses armées des ténèbres ravager les pays voisins : le Kionad Kam et le Dakrim. Mais là où les kaméen avaient fortifié les remparts montagneux naturels et créé la Ceinture de Citadelles, les humains du Dakrim avaient érigé un grand Mur qui était défendu en permanence par des soldats, la plupart du temps des conscrits. Les armées des morts s’écrasaient tous les jours sur le Mur, au prix de centaines de vies humaines qui rejoignaient ensuite les légions du Roi Mort. C’était un cercle vicieux et les vivants ne pouvaient pas gagner. Mais ils luttaient contre l’extermination donc continuaient malgré l’absence d’espoir. Charm avait aussi entendu parler de l’Alliance entre les pays des vivants: le Dakrim assiégé était supporté par la Brinie et son Empereur Solaire, le Vanistar et sa Cour des Comtes, le Cénirion et son Roi Eternel, le Noraïn et son Roi Cavalier, et même d’une certaine mesure le Ménéhir et son Conseil des Guildes. De par l’Alliance, chaque pays supportant le Dakrim envoyait des contingents de troupes afin de défendre sur le Mur, ou plus précisément se faire tuer sur le Mur, espérant ralentir autant que possible l’extermination. La politique du Ménéhir par rapport à l’Alliance avait toujours été ambiguë. Car les affaires étant les affaires, et le pays dirigé par des guildes marchandes, le Ménéhir était aussi le seul à faire du commerce avec le Lantras, les Landes des Ténèbres sur lesquelles régnait le Roi Mort. Le Conseil des Guildes avait donc décrété que les conscrits envoyés sur le Mur seraient pris dans les prisons, les voleurs, pilleurs, assassins et mendiants. Ainsi Charm avait écopé d’une décennie d’horreur, de combat et de souffrance… du moins s’il survivait aussi longtemps.

Et il avait survécu ! La vie sur le Mur était difficile mais les armées étaient bien organisées et prenaient le moins de risques possibles. Les assaillants étaient majoritairement des zombies et squelettes, fraîchement relevés des combats précédents, et avec une bonne organisation et un prêtre armé d’une foi solide, c’étaient gérable. Charm eut quelques fois à affronter des Ombres, ces créatures vicieuses qui vous attirent dans les ténèbres pour vous assassiner ou vous étouffer. Heureusement, son sang kaméen l’avait souvent permis de résister aux charmes noirs, ce qui n’était pas le cas de bon nombre de ses camarades qui en succombèrent. Le pire que Charm eût à affronter était les Veuves Décédées. Ces figures fantomatiques féminines hurlaient à vous rendre fou et drainaient votre vie en vous touchant. D’ailleurs, parmi la chevelure épaisse et cendrée du kaméen se mêlait une longue mèche blanche, drainée de sa couleur naturelle, témoin d’une fois en particulier où il avait failli y passer.

Douze ans plus tard il était enfin de retour, déchargé du Mur et considéré comme avoir repayé sa dette envers le pays. En cet instant, il appréciait la chaleur du soleil sur son visage, le doux son de la mer et l’odeur des embruns et des bateaux de pêche chargés de poissons et fruits de mer. Alors qu’il savourait ce moment quasi-idéal, il remarqua un visage en face de lui. Il lui trouvait quelque chose de familier mais ne put saisir quoi exactement. Et tout d’un coup, il la reconnut ! La cénéphir était là ! Malgré ses cheveux courts et sa tenue sombre, elle avait gardé ce même visage aux traits surréalistes et ses yeux émeraude qui le fixaient.

Prenant son temps et essayant de reprendre sa composition, Charm s’approcha de la jeune femme :

« C’est toi ! Je ne pensais pas que tu avais survécu.

- Je suis une survivante, c’est ma nature, répondit-elle simplement. »

Le kaméen ne répondit pas. Une foule de sentiment qu’il pensait avoir enterrés avait soudain refait surface et le bouleversaient.

- Que fais-tu ici ?, fit-il.

- J’ai appris que tu étais de retour alors j’ai décidé de venir voir.

- Mais pourquoi réellement ? »

La cénéphir ignora cette dernière question.

« J’ai suivi ton histoire à travers tes lettres, ajouta-t-elle. Morta me laissait les lire.

- Sergent Morta…, dit le kaméen un sourire en coin.

- Capitaine Morta en fait. Du moins jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite il y a deux ans. C’est que l’homme n’est plus tout jeune. Il est parti vers la mer plus chaude au Sud. Au fait, pourquoi as-tu arrêté d’écrire pendant ces trois années ?

- Personne ne répondait ; je perdais espoir et je commençais à oublier. J’aurais tellement voulu avoir des nouvelles de ma famille !

- Depuis l’arrestation des pirates, ils ne sont plus jamais venus dans la région, de peur des représailles. Mathilde est morte d’une pneumonie une année après ton départ. Sans sa tante, Carl a vite dépéri et décida de prendre sa retraite. Son départ marqua le début de la fin : les jumeaux se sont fait arrêter après un cambriolage raté, Maxim a essayé de reprendre la direction de la troupe mais ça n’a pas marché. Douma et Mimi sont rentrés au Vanistar et y ont apparemment ouvert une auberge. Je n’ai pas pu trouver des traces des autres. »

Charm était abasourdi.

« Mais comment ? Comment as-tu fait pour les retrouver ? Et surtout pourquoi ? »

La cénéphir se mordit la lèvre, signe de sa nervosité.

« Je voulais comprendre…

- Comprendre quoi ?

- Pourquoi tu m’avais libéré des pirates, répondit-elle gravement.

- Et as-tu trouvé la réponse ?

- Non. Personne de la troupe ne l’avait compris non plus. Alors pourquoi ? »

Charm sembla embarrassé.

« Je te l’ai dit le premier jour où nous nous sommes rencontrés : au premier regard, j’ai su que je devais faire quelques chose, que je devais te libérer, te protéger. C’était totalement irrationnel et infondé mais j’étais sûr au fond de moi que je le devais. »

Cette réponse submergea la cénéphir de sentiments puissants et contradictoire.

« Et pourquoi es-tu venu me chercher chez les orcs ? Pourquoi as-tu menti à l’armée et risqué ta vie ?

- Pour la même raison, répondit le kaméen. Pourquoi d’autre ?

- Mais tu ne te souviens pas de ce qu’il s’est passé ?!, s’emporta la cénéphir. Le lendemain matin de notre fuite, sur le chemin !

- C’est assez flou, avoua Charm. Je me souviens de notre dispute : je prétendais t’avoir libéré et j’imposais mes choix sur toi. Je me rappelle que tu m’as repoussé. Ensuite la douleur, les orcs qui se jetèrent sur toi. Puis plus rien. »

La cénéphir soupira d’exaspération.

« Cette douleur, cette lame plantée dans ton dos. Tu te souviens que c’est moi qui te l’ai enfoncée ? »

Charm sourit, ce qui choqua son interlocuteur.

« Sur le coup, non, je ne le savais pas. Je pensais que le coup avait été porté par les orcs à distance. Mais quelques années plus tard, j’avais gagné assez d’expérience dans les combats pour me douter que c’était peu probable. Tu viens juste de confirmer mes soupçons.

- Et que vas-tu faire alors maintenant ?, lui demanda-t-elle d’un air de défi.

- Rien. C’était il y a longtemps et ça ne sert à rien de remuer le passé.

- Mais tu as failli mourir !, s’écria-t-elle, tremblante.

- Toi aussi tu as failli, répondit le kaméen d’un calme déconcertant. Et pourtant nous sommes tous les deux ici et maintenant. On peut dire que nous sommes chanceux. »

Et Charm sourit de ce sourire d’or qui désempara entièrement la cénéphir. D’un coup, elle parut vidée, comme une outre trop pleine qu’on venait de dégonfler. Finalement, face au charme désarmant du kaméen, elle ne put s’empêcher de sourire à son tour. Elle le prit pas le bras et lui dit :

« Bon, allons à la taverne. Je veux tout savoir de cette dernière décennie. »

Mais Charm l’arrêta et la regarda d’un air sérieux :

« Tu sais, tu ne m’as jamais dit ton nom… »

La cénéphir le regarda, étonnée. Elle sourit à nouveau.

« Jinx, je m’appelle Jinx. »

Le sourire de Charm se fit alors radieux. De ce jour, ils ne se quittèrent plus jamais.

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