Neuf heures quarante cinq

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Neuf heures quarante cinq

   Il ne me reste plus qu’un quart d’heure avant de rejoindre le plancher du gaillard, prendre une collation, puis retrouver ma cabine pour un somme. Le vent s’est renforcé. Il fait claquer les cordages contre les mâts. Le ciel s’est chargé. Il est comme une nuit qui viendrait de loin pour recouvrir le jour. Non, je ne demanderai pas à être relevé de mon quart. Ce ne serait pas digne d’un mousse qui veut faire sa carrière dans la marine. Ce ne serait pas digne aux yeux du Capitaine Norway, mon Oncle, qui a traversé toutes les mers du monde et, toujours, est revenu, sain et sauf, à son port d’attache. Maintenant les rafales sont violentes et même si le Capitaine Kristiansen voulait me donner des ordres, je ne pourrais les entendre. Il me faut être courageux. Dans à peine dix minutes je cèderai mon poste à une homme plus expérimenté.

   La mer est très agitée. Elle a pris la couleur d’une fonte on d’une marmite tachée de suie. Il y a de longs sillons d’écume éclatante qui la traversent. L’eau est savonneuse, gonflée de bulles qui frappent la poupe et c’est pareil à un coup de fouet qui cinglerait l’air, le déchirerait. Le Noroît hurle et il me fait penser aux hennissements des chevaux pris de peur qui galopent en tous sens, effrayés de ne pas trouver l’écurie, son refuge, ses bottes de foin à l’odeur de miel et de terre. Maintenant, de grands éclairs partagent le ciel. Ils projettent leurs flammes jusqu’au fond du nid-de-corbeau auquel je me suis amarré de toute la force de mes mains afin de ne pas être emporté par la furie du vent.

   J’ai tout de même la force de crier ‘Ohé, du bateau, Capitaine, envoyez donc un homme, une tempête s’annonce…’ Mes mots meurent là-dessus. Comment le Capitaine pourrait-il entendre ma voix au milieu de tout ce vacarme ? La mer, je ne la reconnais plus, elle est pareille à un immense glacier aux reflets bleus et mauves qui aurait juré notre perte, qui ne rêverait que de nous anéantir, le ‘Magellan’ et toute son équipée. Déjà, dans ma tête s’allument des images du naufrage, des poutres énormes sont ballottées par la puissance des vagues, des tonneaux vidés de leur contenu flottent dans une mare étrange, couleur du ciel au crépuscule. Dans le brasier de ma tête, mes compagnons sont à la dérive. Ils crient, gesticulent mais leurs voix s’éteignent aussitôt, prises par la violence des flots.

   Un éclair embrase le ciel, suivi du grondement sourd du tonnerre, on dirait l’explosion d’un volcan, la chute d’arbres géants dans une forêt profonde. Le nid-de-corbeau oscille dangereusement, le mât fouette l’air comme le fait la queue immense d’une baleine qui surgit du fond des océans, des gerbes de gouttes n’en finissent de retomber. Les voiles, une à une, cèdent sous la force de l’air. J’entends des mâts se briser. Je prie Dieu de mettre à l’abri celui qui supporte la hune, de le déposer quelque part sur une terre calme, douce telle une mère. Soudain, c’est un coup de canon qui arrive à mes oreilles, pendant que le mât se brise, que le nid-de-corbeau se met à voler parmi les éclats de l’ouragan.  Je n’entends plus rien, ne vois plus rien. Est-ce que je viens d’entrer au royaume des morts ? … »

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