Le baiser

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Enfin vint le jour du premier rendez-vous : je l’avais invitée au cinéma. Nous devions voir Blade Runner, qui passait à deux pas du lycée dans un cinéma absolument génial qui ne montrait que des bons films avec un tarif invraisemblable : deux euros la séance. Autant dire que je ne vis jamais autant de films que cette année-là… Mais le jour du rendez-vous, je faillis mourir de désespoir car elle arriva tellement en retard que nous manquâmes le début du film ! Au bout d’un quart d’heure j’étais convaincu qu’elle ne viendrait jamais… Pourtant je finis par la voir courir au bout de la rue, et son empressement à me rejoindre fit instantanément s’envoler toutes mes craintes, mon humeur rejaillit instantanément depuis les tréfonds du malheur pour atteindre d’un gigantesque bond la plus haute félicité.

Après le film, nous allâmes prendre un café dans un petit bar. Ce fut un moment magique : nous restâmes trois heures dans ce café minuscule, sans voir le temps passer, sans même songer à prendre une autre consommation, sans pause dans la conversation, sans vouloir faire cesser cette délicieuse parenthèse, comme si nous aurions craint de casser quelque chose en nous levant.

Mais rien ne se brisa quand nous finîmes par quitter les lieux ; nous déambulâmes un peu dans les rues de Nantes jusqu’à ce qu’elle me propose d’aller se poser quelque part… pour fumer un joint. Je fus un instant pris au dépourvu, n’ayant pas imaginé qu’elle put fumer et moi-même n’étant pas très à l’aise avec le cannabis. Au lycée tous mes copains fumaient mais je n’avais dû essayer qu’une ou deux fois, et comme je ne savais pas m’y prendre la fumée ne rentrait pas dans mes poumons et je ne ressentais aucun effet, je préférais alors ne pas insister. Pourtant, je ne me départis pas de mon naturel, et lui répondis oui, pourquoi pas, si tu veux.

Nous nous rendîmes donc dans mon appartement et nous installâmes près de la fenêtre. Elle sortit de l’herbe d’une petite boîte et roula un joint que nous fumâmes tous les deux ; je dus même parvenir à inhaler la fumée à plusieurs reprises, et à en ressentir les effets. De façon très modérée : je pense que je lui laissai profiter de l’essentiel du joint, ne tirant dessus que très doucement. Ce n’étais pas par simple politesse : j’étais heureux de partager ce moment avec elle, heureux de voir qu’elle avait réussi à passer outre une de mes barrières et à me faire adopter un comportement imprévu. Ce n’était donc pas la réticence qui entraînait ma modération, c’était juste ma propre façon de profiter des choses.

(Le lendemain, du fait de la mauvais aération de l’immeuble, l’odeur du cannabis s’était accumulée dans le couloir juste devant ma porte : mes camarades ne manquèrent pas de me moquer à ce sujet !)

Après le joint, je lui proposai de s’installer dans mon gros fauteuil de bureau pour lui faire découvrir des musiques que je savais qu’elle n’aurait jamais entendues. Je lui fis écouter toutes sortes de choses, dont le Art of Life d’X-Japan, ainsi que les plus belles ballades issues de mes albums de metal préférés (je me limitai au ballades, je n’étais pas fou !). Cela dura fort longtemps. Et pendant tout ce temps, je voyais son bras détendu posé sur l’accoudoir ; j’étais accroupi juste à ses côtés, tout près, et je me demandais si je devais tendre la main pour la toucher. Je ne pensais pas qu’elle m’aurait repoussé, mais je ne voulais rien accélérer, tout se passait si bien qu’il me semblait qu’il fallait d’abord profiter de chaque instant sans chercher à rien changer. Après coup, elle m’avoua qu’elle avait été assez étonnée que je n’aie pas tenté d’aller plus loin, tellement je m’étais tenu tout prêt d’elle pendant un temps infini. Mais j’étais concentré sur ce que nous partagions, sur la musique que je voulais lui transmettre : il me semblait que je m’ouvrais tout autant à elle en lui faisant écouter les sons qui me faisaient vibrer, que je ne l’aurais fait en caressant son bras.

La soirée se termina ainsi, elle quitta mon appartement quand vint l’heure du dernier bus qu’elle pouvait prendre pour rentrer chez elle. Nous avions passé pratiquement toute la journée ensemble, du début de l’après-midi à la soirée (avions nous mangé ? Etrangement, je ne m’en souviens pas.)

A partir de là, il ne restait aucun obstacle. Je fus même capable d’assurer à Julia, qui m’interrogeait sur là où nous en étions, que cela « allait se faire ». Et pourtant ! Un rien pouvait encore ébranler ma confiance. Ainsi un midi, à la cantine, Elise (la future copine de Gaël, qui n’allait donc pas rester célibataire très longtemps) se mit inexplicablement à me torturer en faisant allusion au fait que, d’après ses informations, Héloïse sortait avec quelqu’un. C’était bien sûr totalement impossible, après tout ce qui s’était passé entre nous je savais bien que ce n’était pas vrai, qu’elle ne m’aurait jamais caché une relation, et qu’Elise ne disait cela que pour me déstabiliser. Mais pourquoi faisait-elle cela ? Nous étions en bons termes. Je ne cherchai guère à expliquer ses paroles, que je finis par ranger avec tous les comportements des autres qui resteraient à jamais pour moi un mystère alors qu’ils semblaient couler de source pour la plupart de mes congénères. Ce que les gens pouvaient être compliqués ! Mais même si je savais qu’elle mentait, une partie de moi ne pouvait s’empêcher de prendre peur, de désespérer, de voir tous mes espoirs anéantis !

De toute façon, il ne me restait plus qu’à me déclarer. Julie, la copine d’Héloïse qui avait bon goût puisqu’elle aimait le Japon et Nightwish, mais qui avait l’indélicatesse de rester dans les parages un peu trop souvent, m’empêcha bien une ou deux fois de le faire. Mais enfin arriva une soirée à la fin de laquelle nous nous retrouvâmes tous les deux seuls dans la nuit, juste sous la cathédrale de Nantes, dans une petite ruelle étroite.

Ce moment fut tellement magique qu’il a complètement éclipsé le reste de la journée. Je suppose que nous avions passé l’après-midi ensemble, à tout le moins le début de la soirée, mais je n’en ai aucun souvenir, absolument aucun. Je suis convaincu que s’il ne s’était rien passé, la journée aurait été suffisamment merveilleuse pour que je ne puisse jamais l’oublier, mais apparemment elle ne pouvait tout de même pas rivaliser avec ce qui allait suivre.

Comment faire ressortir ce que ce baiser avait d’extraordinaire ? Pour la première fois dans ce livre les mots me manquent, je ne sais par quel biais aborder cette scène.

Je suppose que vous avez tous en mémoire la scène de votre premier baiser. Pour certains d’entre vous, ce premier baiser n’était peut-être pas le meilleur, peut-être ne fut-il que le début d’une quête interminable vers l’âme sœur, et peut-être la personne qui était présente avec vous à ce moment-là n’est-elle pas nécessairement restée très longtemps dans votre vie. Mais pour d’autres, sans doute seulement un tout petit nombre d’entre vous, il en va différemment. Combien d’entre vous se souviennent de votre premier baiser comme du premier contact avec des lèvres qui allaient vous accompagner toute votre vie, des lèvres si pleines et si parfaites que vous n’auriez ensuite jamais besoin ou envie d’en connaître d’autres ? Je ne pense pas que nous soyons très nombreux dans ce cas, ceux pour qui le premier baiser marque un moment aussi radical car il fut la porte d’entrée de toute une vie menée tambour battant avec la jeune personne qui, en offrant sa bouche, ouvrait son cœur à ce moment-là.

Imaginez : au même moment, pour la première fois connaître l’amour, goûter aux plaisir de lèvres étrangères mais ô combien désirées, et accueillir dans son âme un partenaire de vie, un être que vous ne voudrez jamais abandonner, qui comble en un seul instant le vide de votre existence et apporte une réponse positive à tous vos espoirs, tout cela en une seule fois, d’un seul souffle magique.

Nous étions en janvier : il faisait froid, nous avions tous deux de gros manteaux et nous nous tenions l’un en face de l’autre. J’avais attendu jusqu’au dernier moment, mais l’heure avait sonné : son bus arrivait dans un quart d’heure, c’était maintenant ou jamais. Une force irrésistible nous rapprochait, nous nous tenions les mains et nous nous attirions l’un à l’autre jusqu’à ce que nos fronts se touchent. Son sourire était lumineux, et le mien devait ouvrir mon visage en deux tellement ma joie était à son comble. Les choses se faisaient d’elles-mêmes… Mais, et mon discours ! Au dernier moment, alors que nous allions nous embrasser, je marquai une petite pause, voulant donner à cet instant toute l’importance qu’il méritait. Je voulais qu’elle sache que pour moi ce n’était pas un simple baiser, mais que c’était toute sa personne qui en permanence occupait mes pensées, du matin au soir, qu’elle me rendait infiniment heureux dès qu’elle était à mes côtés, et que je n’avais aucun doute sur le fait que je l’aimais.

Je voulais dire tout cela, et j’y parvins, mon front contre son front et ma bouche à quelques centimètres de la sienne. Les mots me vinrent, je les lui offris, et comment pouvais-je conclure autrement que par « Je t’aime » ?

Sa réponse fut dans son baiser, plein de passion, doux, long et chaud, infiniment délicieux. Il sembla durer une éternité.

Puis… elle dut courir prendre son bus. Mais j’allais la revoir le lendemain. Et le jour d’après. Et celui encore après… Tous les jours ou presque jusqu’à la fin de ma vie.

Sur le chemin du retour, je laissai exploser ma joie. Je dansai le long des routes, il m’était impossible de marcher normalement il me fallait sauter, bondir, crier, chanter… Une fois chez moi, je mangeai en vitesse une assiette de graine de couscous au son de l’album Veuillez rendre l’âme (à qui elle appartient) de Noir Désir, sans pouvoir rester assis, incapable de tenir en place. Je finis par m’engouffrer chez Romain pour annoncer la bonne nouvelle, et ils étaient tous là, mes amis, les garçons et les filles, pour m’accueillir et me forcer à raconter ma soirée dans ses moindres détails.

Je rayonnais de bonheur et d’excitation, mes sentiments débordaient de moi et j’étais heureux de pouvoir partager ma joie, d’amener dans l’existence un futur nouveau et inconnu et d’en expliquer la naissance. Je racontai ainsi à mes amis ce qui s’était passé ; au début je ne voulais pas leur donner trop de détails, mais ils réussirent à me tirer les vers du nez. Je gardai toutefois un secret, refusant de dire quels mots j’avais prononcés avant le baiser.

Mes amis furent compréhensifs et m’accordèrent volontiers cette petite bulle d’intimité qu’ils savaient ne pas avoir à connaître. Quant à moi, j’étais sur un nuage, je flottais dans un océan de béatitude tout en me sentant incroyablement plein d’énergie : enfin, j’accédais à la vie.

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