L'amour

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Héloïse était une fille de ma classe de prépa à Nantes. La première fois que je me souviens l’avoir remarquée, c’était au lendemain de l’après-midi « bizutage » que les deuxième année avaient tenu à organiser pour les première année. En tant qu’arrivants d’un autre lycée, Caroline, Célia et moi étions aussi censés être bizutés, mais je crois que je fis assez rapidement comprendre qu’on ne pouvait pas me faire faire n’importe quoi. Dans tous les cas, il s’agissait d’un bizutage assez léger, je me souviens surtout de Gérald qui jouait de la guitare sur la place République et qui incitait les bizuts à gober des Flanby. Je ne me souviens pas de ce que fit Héloïse cet après-midi-là, mais pour être identifiée plus facilement elle se fit écrire son prénom dans le dos en grosses lettres. Comme il faisait beau et qu’elle ne se protégea pas du soleil elle bronza ; le lendemain son prénom était encore visible au niveau de ses belles omoplates, les lettres ayant empêché sa peau de foncer là où elles la recouvraient… Et comme elle était assise au premier rang et moi deux rangs derrière, il m’était impossible de ne pas le remarquer ! Je trouvai cela tout mignon, attendrissant, et drôle aussi bien sûr.

En étant deux rangs derrière, je devais être presque au fond de la classe, car nous n’étions pas très nombreux, une vingtaine peut-être. Le tout dernier rang était en permanence squatté par deux énergumènes qui passaient leur temps à imiter les professeurs, avec un réel talent, et j’étais généralement assis à l’avant-dernier. Cela aura son importance pour plus tard.

Ensuite, pas grand-chose dans l’immédiat. Héloïse faisait partie d’un groupe de filles avec qui je n’avais pas particulièrement d’affinités, même si j’essayais toujours de parler avec tout le monde. Seulement, quand je la croisais elle était généralement tout sourire et cela me faisait du bien. Je me souviens justement d’une fois où je l’aperçus seule dans la rue, à proximité du lycée. Sans doute y allait-elle alors que j’en partais : elle avait un foulard bleu dans les cheveux, et nous nous saluâmes en nous croisant. Rien de plus, mais elle m’avait souri et cela m’avait réchauffé. Peut-être était-ce simplement une réaction à mon propre sourire : comme savoir qui avait souri le premier ? J’ai tendance à avoir le visage qui s’illumine dès que je reconnais quelqu’un ; mais comme je suis un peu distrait, je reconnais les personnes un peu tard, elles me repèrent donc à l’avance et ont ainsi l’occasion de voir mon visage changer d’expression. Quoi qu’il en soit, elle commençait doucement, sans crier gare, à prendre une place particulière dans mon cœur.

Mais mon cœur était-il libre ? J’éprouvais toujours une certaine incertitude au sujet de Tatiana : je lui téléphonais souvent en tant qu’ami et il me semblait avoir réussi à oublier les sentiments que j’avais pour elle auparavant, mais pouvais-je en être sûr ? Je ne sais pourquoi, j’étais gêné à l’idée de me permettre de penser à Héloïse s’il risquait d’y avoir quelqu’un d’autre dans mes pensées. D’une certaine façon, je ne voulais pas l’accueillir dans mon cœur sans y avoir fait le ménage. J’avais l’impression que si je tentais de l’approcher je devais pouvoir me donner à elle entièrement, sans la moindre arrière-pensée.

Au final je pus clarifier mes sentiments assez facilement : à l’occasion d’un retour chez mes parents pour les vacances, je retournai parler à Brieuc pendant un cours de piano (les vacances entre Nantes et la région parisienne devaient être décalées, ou alors j’étais revenu quelques jours avant la fin des cours). Et lors de ce cours, je rencontrai également Tatiana, comme je l’avais prévu. Je pus alors constater que j’étais capable de rester parfaitement calme en sa présence, en lui parlant tout à fait normalement comme je le faisais au téléphone : mes doutes s’envolèrent, mes sentiments pour elle avaient vraiment complètement disparu.

De retour à Nantes, je pouvais donc songer à penser à Héloïse d’une autre manière. Mais comment faire pour me rapprocher d’elle ? Je n’eus pas vraiment le loisir de réfléchir : on me prit de vitesse, on ne me laissa pas le choix ! Ce furent mes amis qui me forcèrent la main, en employant une technique absolument déloyale.

Vraisemblablement, ils s’étaient doutés de quelque chose. Et ils voulaient vérifier leur intuition. Mais… ils devaient me penser trop timide sur le terrain sentimental pour s’attendre à une réponse franche (ils n’avaient sans doute pas tort) et du coup ils employèrent des moyens dévoyés.

Nous étions chez Gérald, avec Caroline, Flavien, et Gaël. Gaël était un de ces amis du groupe avec qui je n’étais pas complètement à l’aise, mais cela ne l’empêchait pas d’être très sympathique, bon vivant et plein d’humour. Le thème de la discussion de cette soirée était justement la vie sentimentale de Gaël, qui désespérait de trouver chaussure à son pied ; ses compères et lui imaginaient avec qui, parmi les filles de la classe, il pourrait bien sortir. C’était là une conversation assez ordinaire, classique. Sauf que je pense que tout était joué, même si je n’ai jamais pris soin de le vérifier auprès d’eux. C’est-à-dire que Gaël finit par en arriver à mentionner Héloïse, en demandant aux autres, et à moi en particulier, si nous pensions qu’elle et lui formeraient un couple bien assorti : tout cela dans le but d’évaluer ma réaction, qui ne se fit pas attendre ! Je me mis en effet aussitôt à faire la moue, et marmonnai un truc incompréhensible. Mais eux comprirent instantanément et déclarèrent tout de suite à ma place ce que je n’avais pas encore réussi à formuler : « Il veut sortir avec Héloïse ! » Vaincu, j’avouai. Et ce fut la fête dans ma tête.

Ils ne me consultèrent pas pour leur plan, mais dès le lendemain ils étaient prêts. Quand j’entrai en classe, ils étaient tous déjà placés, debout derrière leurs chaises. Ils se dépêchèrent de m’accueillir : « Viens, viens, on t’a gardé ta place ! » Ils s’étaient bien sûr arrangés pour que la seule place restante, celle vers laquelle ils me guidaient, soit à côté d’Héloïse.

Je ne pourrai jamais assez les remercier. Pourtant, je ne suis même pas sûr d’avoir commencé à le faire, mais il faut dire que leur comportement ne s’y prêtait pas vraiment : ils se jouaient ouvertement de moi, même si c’était avec beaucoup d’humour et de bienveillance. J’étais à la fois incroyablement heureux d’avoir cette chance de pouvoir m’asseoir à côté d’Héloïse, et fort inquiet de ne pas paraître naturel avec toute cette bande de grands gaillards debout à me frayer un passage tels une haie d’honneur ! Heureusement, Héloïse était en grande conversation avec Julie, une amie à elle assise de l’autre côté, et ne s’aperçut de rien. Ou du moins, elle fit suffisamment bien semblant de ne rien remarquer.

Ce fut le début de longues conversations passionnantes pendant les cours, cours qui perdirent instantanément beaucoup de leur intérêt, alors que je devins plus motivé que jamais à y assister. Je réussissais très souvent à me placer à ses côtés, et je lui écrivais plein de mots sur les marges de mes feuilles, dans une vaine tentative de discrétion. La discrétion en effet n’était pas vraiment au rendez-vous : mes amis finirent par me faire remarquer que quand je parlais à Héloïse ma voix devenait subitement très grave, qu’on l’entendait à l’autre bout de la classe et qu’ils ne parvenaient pas à se concentrer !

Ma voix peut en effet changer radicalement de timbre selon que je ressens une connexion avec mon interlocuteur ou non : s’il y a la moindre gêne, ma voix se bloque et devient aigüe, tandis que quand je suis à l’aise elle plonge dans les graves. Je précise cela car on aurait pu croire que c’était calculé, que j’employais une voix de crooner pour la séduire, mais non, il n’y avait à cela rien de plus naturel : j’avais véritablement une voix grave, mais jusque-là elle s’était rarement exprimée avec l’ampleur qu’elle méritait.

Tout n’était pas de tout repos cependant : mon moral jouait sans cesse au yo-yo. Autant certains jours mon cœur débordait d’espoir et l’avenir me semblait illimité, autant le lendemain je pouvais me sentir complètement vidé, convaincu que je n’aurais jamais aucune chance d’être aimé par qui que ce soit. Vous avez tous des hauts et des bas, et c’est normal : mais chez les zèbres ce phénomène est décuplé, les hauts sont (un peu ) plus hauts et les bas (beaucoup) plus bas, et puis surtout les changements interviennent beaucoup plus fréquemment. C’est simple, comme beaucoup d’autres surdoués je me suis longtemps demandé si je n’étais pas atteint de trouble bipolaire*…

Une autre possibilité aussi, c’était que quand l’espoir m’habitait, j’étais empli d’une surexcitation grandiose qui mobilisait toutes mes forces, faisant tressaillir mon corps tout entier afin qu’il ne soit plus concentré que sur mon bonheur futur : quand toute cette énergie retombait, forcément j’étais un peu lessivé. Et sans énergie j’avais toujours tendance à déprimer facilement, au moins jusqu’à ce que je puisse me ressourcer.

Mais tout de même, je me rendais bien compte qu’au moins un jour sur deux j’étais tout en joie, et que ce qui était en train de se passer ne m’était encore jamais arrivé.

* Beaucoup de zèbres seraient diagnostiqués à tort bipolaires, voire schizophrènes.

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