Les élections

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J’avais au moins une heure de transport à faire pour arriver au terminus du RER, et ensuite il me restait encore une demi-heure de marche pour arriver à Chevreuse. Le concert avait eu lieu un samedi soir ; le dimanche il n’y avait pas de bus pour me ramener, et il faut croire que je ne songeai pas à faire du stop. Je me souviens m’être traîné le long de la piste cyclable, incroyablement épuisé, malade, le ventre définitivement vide.

La maison également était vide : mes parents n’allaient rentrer que deux jours plus tard. Il me restait toutefois une chose à faire dans la journée : c’était le jour des élections, je devais voter pour la toute première fois. Toutefois je choisis d’abord de m’allonger un moment sur le canapé pour reprendre quelques forces.

Je ne fais généralement jamais de siestes. La nuit, quand c’est le moment de dormir, j’ai un mal fou à parvenir à trouver le sommeil, alors en journée c’est juste impossible. Peut-être quelques fois m’est-il arrivé de dormir une petite heure après le repas, mais c’est bien là le maximum, si je parviens à fermer les yeux je me réveille habituellement une dizaine de minutes plus tard. Pourtant cette fois-là, ce fut après huit longues heures que je me réveillai. J’étais tellement fatigué que j’avais dormi pendant la journée plus que je ne dormais habituellement la nuit... Il était midi quand j’étais arrivé chez moi, et donc vingt heures passées quand je me réveillai : trop tard pour aller voter ! J’allumai la télé, et horreur : le visage de Jean-Marie Le Pen apparaissait en gros sur l’écran… Je n’avais pas été voter et les conséquences de mon abstention m’étaient lancées à la face. Cela n’améliora pas vraiment mon moral.


Pendant les deux jours qui suivirent, je fus toujours incapable de m’alimenter et vivotai allongé dans le lit ou sur le canapé. La douleur physique s’était peu à peu doublée d’une incroyable douleur mentale : je me sentais lessivé, complètement déprimé. Il me semblait que ma vie ne valait plus la peine d’être vécue, que tous les efforts que je faisais étaient vains, que je serais à jamais irrémédiablement seul, condamné à souffrir en silence dans l’indifférence générale.


Mes parents finirent par arriver : j’avais le vague espoir que leur venue m’apporterait quelque délivrance. Je pensais être tellement désemparé que même eux ne pourraient pas manquer de le remarquer ; et ils avaient beau être les dernières personnes avec qui j’avais envie de m’ouvrir, il étaient les seuls à être disponibles donc j’étais prêt à tenter de me laisser sauver s’ils faisaient le premier pas.

Quand ils entrèrent, j’étais couché dans ma chambre, à l’étage. Ils ne montèrent pas, ils restèrent en bas. Sans doute me crièrent-ils bonjour depuis le couloir, mais je ne répondis pas, pensant que mon silence les alarmerait, mais comme ils ne vinrent pas me voir, je suppose qu’ils ne s’inquiétèrent pas trop. Ma mère se mit à faire à manger, et alors vint la première réelle tentative d’interaction : « Viens mettre le couvert ! » me cria-t-elle. Oui, c’était sans doute mon tour, dans la cuisine il y avait un tableau avec des colonnes et des croix pour indiquer qui de moi ou de mes frères devait mettre le couvert ou débarrasser la table, et même si je ne vivais plus chez eux en permanence dès que je rentrais pour les vacances j’étais réintégré dans les corvées. Je ne répondis pas, ma mère insista. Ensuite, je ne sais plus trop ce qui se passa, je me souviens seulement que mon père finit par entrer dans ma chambre et m’ordonner de me secouer et de me mettre debout : je ne devais pas me laisser aller, c’était à moi de trouver les ressources pour me lever et il fallait le faire tout de suite. Autant pour la compassion et l’écoute que j’avais osé imaginer un instant pouvoir recevoir.

Encore une fois, les adultes me montraient qu’il était inutile de compter sur eux (techniquement j’en étais moi-même un, d’adulte, mais je ne me sentais nullement entré dans leur monde !). Je n’avais que moi-même et je me sentais incroyablement seul, ressassant inlassablement l’échec infini de ma vie sentimentale. Mais en un sens mon père avait raison : je devais me secouer ; mais pas de la façon qu’il imaginait. C’était l’endroit où je vivais qui était toxique et auquel il me fallait échapper : je n’avais rien à attendre de mes parents à part la liberté une fois que je les aurais laissés loin derrière moi. La maison de Chevreuse n’était qu’une prison dans laquelle je ne pourrais jamais m’épanouir*.

Dans ma vie, même si j’ai tenté de devenir musicien professionnel, j’ai assisté à très peu de concerts. Est-ce à cause du souvenir funeste de ce premier concert de Rhapsody ? Je ne pense pas. Je garde en tout cas précieusement en souvenir le concert précédent, qui avait sans doute été mon premier concert en salle : j’avais eu l’occasion d’aller voir sur scène Joe Strummer & the Mescaleros, accompagné d’un camarade de l’escrime. Il y avait eu une superbe première partie, les pogos avaient été enflammés mais bon enfant, Joe Strummer avait joué tous les classiques des Clash que je rêvais d’entendre, alors que je pensais qu’il n’aurait joué que ses morceaux récents (que j’appréciais de toute façon, mais peut-être un peu moins tout de même). Le trajet s’était déroulé sans encombre, et je n’avais eu aucun problème d’audition (ce qui explique peut-être pourquoi je ne m’étais pas protégé pour Rhapsody, mais le volume sonore des deux concerts n’avait absolument rien de comparable !).

Et puis mon troisième concert en salle se déroula lui aussi normalement. Il eut lieu pendant les vacances de la Toussaint, un peu après mon installation à Nantes. Je rejoignis mon cousin à Paris et nous allâmes voir Gamma Ray, un groupe génial de Speed Metal allemand, après avoir vu au cinéma un film japonais absolument horrible qui m’aurait fait quitter la salle si j’avais été seul. Le concert fut superbe, et j’avais des bouchons d’oreille donc j’en revins sans séquelle. Je n’ai rien de particulier à dire à son sujet en fait, à part pour l’utiliser en tant que transition pour revenir à Nantes, dans la chronologie initiale, et expliquer que la musique ne m’avait pas traumatisé, j’étais encore capable de me tenir au milieu d’une foule compacte et de lever le poing au son des guitares.

Et puisque nous sommes revenus à Nantes, il ne me reste plus qu’à raconter l’épisode le plus important, l’événement fondateur des deux décennies suivantes : ma rencontre avec Héloïse.


* 20 ans après, c’est bientôt Noël et mes parents me demandent si je souhaite venir chez eux pour les fêtes. Pour eux, je peux concevoir de faire un effort, même si c’est extrêmement difficile et que je pense que toute nouvelle tentative pour nouer un vrai dialogue sera vouée à l’échec ; mais pour la maison, c’est irrattrapable, je ne pourrai jamais m’y sentir bien, et je n’ai en fait aucune envie d’y remettre les pieds. Alors pourquoi me sentir obligé ? Je ne suis pas sûr de devoir quoi que ce soit à quiconque ; à cette maison je ne dois rien.

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