L'évanouissement

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Parce qu’elle m’accompagnait tous les jours, qu’elle soutenait ma concentration, alimentait mon esprit et trompait ma solitude, la musique occupait une grande place dans ma vie. Pourtant, je n’avais même plus accès à un piano ! Mais régulièrement, je m’imaginais en train de jouer, et je découvris avec étonnement que j’étais capable d’improviser dans ma tête. Je me représentais assez précisément les sons qu’auraient pu provoquer les déplacements de mes mains si elles avaient eu un clavier sur lequel se mouvoir. La sensation était toutefois plus tactile qu’auditive : c’étaient mes doigts qui me démangeaient, et je les imaginais bouger comme s’ils avaient besoin de faire du sport, pour se défouler, montant et descendant les touches noires et blanches de la gamme de do mineur (ma favorite). Je me rabattis un moment sur ma flûte à bec en plastique du collège, puis sur un harmonica. Surtout, je passais énormément de temps à écouter des disques, et à apprendre les paroles de mes albums. Je me souviens que je les écoutais souvent debout, pour bien m’imprégner des chansons et ne pas m’assoupir, et que je passais souvent chaque titre deux fois de suite pour être sûr d’avoir bien mémorisé les paroles et d’être capable de comprendre chaque mot d’anglais sans l’aide du livret.

Je pensais enchaîner en expliquant comment, pendant les vacances de la Toussaint, j’étais allé assister à Paris au concert du groupe allemand Gamma Ray avec mon cousin Gauthier. Mais je me rends compte que ce concert n’étais pas le premier auquel j’assistais, et qu’il faut que je narre les précédents car l’un deux en particulier est assez mémorable. Toutefois, s’il est mémorable c’est essentiellement en raison de souvenirs désagréables : c’est sans doute pour cela que je ne m’en souviens que maintenant.

Revenons en arrière. Un des premiers vrais concerts auquel j’avais assisté (je veux dire par là qu’il s’agissait du concert d’un groupe connu, auquel j’avais réellement envie de me rendre) s’était déroulé à Chamonix, en plein air et toujours avec mon cousin : nous avions entendu le groupe Ange (un très vieux groupe de rock progressif français, reformé autour du chanteur original avec de nouveaux musiciens et son fils aux claviers ; mon père en était fan, et dans une moindre mesure peut-être moi aussi). Le son avait été assez moyen, du fait que nous étions en plein air, mais nous étions tout devant, accoudés aux barrières, et avions pu profiter pleinement de l’exubérance du chanteur, un personnage incroyable en kimono blanc avec une tête énorme, de gigantesques yeux globuleux, une longue barbe grise et les cheveux regroupés en chignon sur le haut de son crâne. Nous étions suffisamment près pour bien voir la tétine en plastique qu’il avait autour du cou*… Malheureusement nous étions trop près pour mes oreilles non protégées, et elles avaient sifflé ensuite trois jours durant, ce qui n’avait pas manqué de m’inquiéter.

Aussi pour le concert suivant, celui qui fut mémorable, je décidai de ne pas me placer au premier rang, pensant que cela suffirait à m’éviter des acouphènes. Personne n’avait en effet songé à me suggérer d’emporter des bouchons de protection ! Et j’allais souffrir…

Ce concert eut lieu un peu avant ma venue à Nantes, pendant ma première année de prépa. Toujours avec mon cousin (qui fut définitivement mon mentor principal pour tout ce qui touchait à la musique) nous allions voir notre groupe favori du moment : Rhapsody. Rhapsody était un groupe italien de metal symphonique, avec un chanteur à la voix très claire et haut perchée, opératique, qui narrait des histoires de guerriers, d’épées magiques et de dragons. Nous avions bien répété les paroles pour être capables de chanter en chœur sur les refrains avec le reste du public ; le concert était à Paris, nous devions partir de chez mes parents (je suppose que mon cousin m’avait rejoint quelques jours auparavant pour les vacances) et passer la nuit dans l’appartement de mon oncle, avant que je ne rentre seul le lendemain.

Seulement voilà, mon cousin avait une vilaine grippe et me l’avait filée. Ce n’était peut-être pas tout à fait une grippe, en tout cas ce virus m’avait donné un mal de gorge tel, le plus fort que j’aie jamais connu, que je n’étais même pas capable de boire de l’eau sans y ajouter une tonne de sirop. Je me rendis par conséquent à Paris sans avoir rien mangé depuis le matin, et avec sans doute pas mal de fièvre, mais je n’y faisais gère attention, trop excité par la perspective du concert. Devant le mythique Elysée Montmartre, je découvris pour la première fois l’ambiance incroyable d’un rassemblement de metalleux ; je regrettai un peu d’être venu avec mon t-shirt gris du Che Guevara, mais je n’avais aucun habit noir dans ma garde-robe et surtout je n’avais pas mesuré l’émotion que j’aurais pu ressentir si j’avais davantage ressemblé à tous les autres spectateurs.

Avant Rhapsody, il y avait un autre groupe qui assurait la première partie, At Vance. J’avais écouté un peu leur musique pour ne pas être pris au dépourvu lors du concert et l’avais plutôt appréciée globalement, sans y trouver non plus de résonnance particulière. Pour éviter les sifflements aux oreilles subis après le concert d’Ange, nous évitâmes le premier rang et nous nous plaçâmes un peu en retrait de la scène, au dixième rang peut-être.

La première gêne ne vint pas du concert lui-même mais seulement de la musique diffusée par le groupe pour marquer son entrée sur scène : elle était déjà incroyablement forte. Mais ce n’était rien en comparaison du premier accord de guitare qui finit par retentir, accompagné d’un tonitruant coup de grosse caisse : je vécus cette entrée en matière comme un choc au travers la poitrine tellement les sons me traversaient de part en part.

Après un petit temps d’hésitation toutefois, je finis par me dire que j’allais pouvoir m’habituer à un tel volume sonore ; mais alors arriva ma seconde déconvenue quand le chanteur, torse nu et crâne rasé, se mit à scander la foule d’une façon résolument martiale. Et la foule de lever le poing en rythme, hurlant en retour des « oh ! oh ! » énergiques. Trop énergiques ? Pas nécessairement, mais si l’on se souvient que j’avais la grippe et que je n’avais pas mangé depuis la veille, on comprendra peut-être plus aisément que je manquais de ressources pour accueillir tout ce bruit et tous ces gestes. La tête commença à me tourner, et sans crier gare… je tombai dans les pommes.

Heureusement je ne m’étalai pas par terre, je fus très rapidement pris en charge par plusieurs personnes qui m’évacuèrent hors de la salle. Je repris vite mes esprits, mais la tête me tournait toujours et je me sentais très faible. Je me souviens avoir été invité à m’asseoir sur les marches à l’entrée de la salle pour récupérer, et il me semble qu’une gentille fille avec tout plein de piercings aux oreilles m’offrit un Coca pour reprendre des forces. Je fus donc entouré de beaucoup de sollicitude, mais en même temps je me trouvais ridicule, j’avais honte de ne pas avoir su apprécier la musique comme il le fallait, et je me sentais coupé de la communauté des spectateurs, mon évanouissement accentuant ma différence déjà marqué par mon incongru t-shirt du Che**.

Le reste du concert fut une souffrance sans nom. Je réussis à assister à la plupart des morceaux de Rhapsody, mais il me fallait me tenir tout au fond de la salle : avec mes forces s’était également évanouie toute la résistance de mes oreilles, et le volume sonore m’était quasiment insupportable même en m’éloignant au maximum. Mon cousin était au fond avec moi, et je faisais régulièrement des pauses en sortant de la salle. J’aurais pu demander des bouchons d’oreilles, mais à l’époque je ne suis pas sûr que les salles étaient équipées ; en tout cas je n’en avais pas vu et ne croyais pas pouvoir m’en procurer. J’étais aussi extrêmement déçu de ne pas pouvoir chanter avec le public sur les refrains, ma gorge me faisant trop mal. Et puis je n’appréciais pas tellement le spectacle : le groupe utilisait des bandes pour restituer toutes les parties orchestrales de sa musique, et cela me donnait une sensation d’irréalité, car sans pouvoir distinguer nettement quels sons étaient joués « en live » et quels sons étaient enregistrés, j’avais l’impression de regarder une vidéo, comme si les musiciens jouaient en play-back. Mais bon, c’était tout de même Rhapsody, je les voyais en vrai à quelques mètres de moi, j’avais tout de même de quoi être heureux.

La fin de la soirée reste assez floue. Il me semble qu’en sortant de la salle j’achetai un panini dans l’espoir de reprendre des forces, mais que je fus incapable de le manger, toujours à cause de ma gorge. Nous rentrâmes en métro jusqu’à l’appartement du père de Gauthier où nous passâmes la nuit. Le lendemain, j’entamai le long trajet du retour.

* Rappelez-vous, il y eut un moment à la fin des années 90 où de petites tétines en plastique étaient à la mode, les jeunes s’en accrochaient à leurs sacs à dos.

** Dans ces conditions, comment expliquer que je détestais le Coca ? Tout petit mes parents m’avaient forcé à en avaler des tonnes comme remède contre le mal de ventre, cela n’avait aucun effet mais ils n’abandonnèrent pas, j’avais juste le droit d’attendre un peu que les bulles disparaissent avant de boire…

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