Ragnarök

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Bien que j’adorais mes nouveaux amis, je ne sortais pas systématiquement avec eux quand ils venaient me chercher le soir en toquant à ma porte. D’une part, parce que la boisson me faisait un peu peur, je n’aimais pas vraiment aller dans des bars, préférant nettement les soirées se déroulant chez quelqu’un. D’autre part, parce que le soir j’étais souvent occupé, et si je ne me forçais pas à avoir un peu de rigueur comment aurais-je trouvé le temps d’écrire ? Car oui, cette année-là j’avais repris l’écriture, et je m’astreignais à prendre la plume tous les jours : je ne sortais donc que si j’avais eu le temps d’écrire auparavant. Or bien souvent, l’inspiration ne me venait que le soir, une fois la nuit tombée.

Avec toutes les idées stylistiques que j’avais griffonnées dans mon carnet l’année dernière, j’avais une idée assez arrêtée de ce que je voulais faire : il s’agirait d’écrire une histoire du point de vue d’un couple (un homme et une femme indifférenciés, parlant à la première personne du pluriel) évoluant dans un autre monde, dont nous aurions connaissance à partir des pensées d’un individu lisant un livre qu’il aurait découvert par hasard. J’avais donc le cadre général, mais je n’avais pas l’autre monde en question, je ne savais pas dans quel genre d’univers se situerait mon histoire. Toutefois pendant l’été, juste avant d’emménager à Nantes, je découvris un univers bien particulier, celui de la mythologie scandinave. Je fis cette découverte grâce à un groupe de métal suédois, Therion, qui avait sorti un album intitulé Secret of the Runes entièrement consacré à cette mythologie. L’album m’avait rendu curieux, et il se trouvait que par chance j’avais sur mon étagère, à Chevreuse, un recueil de textes mythologiques. C’était un beau volume blanc, relié, que j’avais pris à mes grands-parents à je ne sais quelle occasion. Dans ce livre, au milieu des mythologies grecques, égyptiennes ou indiennes, il y avait des extraits des Eddas, les principaux textes scandinaves. Je dévorai rapidement toutes ces informations, qui me permirent d’abord de mieux comprendre les paroles de l’album, que j’écoutais en boucle.

Puis un jour, une fois à Nantes, j’eus un déclic et décidai d’utiliser cet univers pour mon roman. Cependant, je n’avais pas encore assez d’informations, le recueil de textes mythologiques n’étant pas assez complet. Je cherchai donc le livre le plus fourni possible, et commandai une traduction intégrale des Eddaspar Régis Boyer, l’un des plus grands spécialistes de cet univers. Je le reçus rapidement dans un grand carton garni de bulles de plastique remplies d’air*, et le lus d’une traite tout en prenant une foule de notes dans un cahier de brouillon. Je complétai cette lecture par quelques ouvrages glanés à la médiathèque, notamment des interprétations de Georges Dumézil, qui s’écartaient de celles de Régis Boyer. Assez vite j’eus tous les éléments dont j’avais besoin, et je pus enfin commencer la rédaction de mon deuxième roman.


Si vous avez bien mémorisé tout le mobilier et tout le matériel avec lequel j’avais équipé ma modeste chambre, vous remarquerez que je n’avais pas emporté d’ordinateur. C’était un choix : je voulais mieux réussir cette année et éviter toute source de distraction. Aurais-je emmené mon ordinateur que je n’aurais de toute façon pas eu d’abonnement à Internet, mais j’aurais pu jouer (par exemple à Tony Hawk Pro Skater II) et je ne voulais pas prendre le risque d’être retenu par les jeux vidéo, pensant que mon salut résiderait uniquement dans les livres. Pour mon roman, je dus donc utiliser un stylo plume et un cahier à spirales.

Je me disais également que j’écrirais différemment à la plume qu’au clavier, ce qui était sans doute vrai. Toutefois, la tâche à laquelle j’allais devoir m’atteler l’année suivante, celle de recopier plusieurs centaines de pages manuscrites à l’ordinateur, est quelque chose que je ne souhaite pas avoir à refaire !

J’écrivais souvent le soir, à la lumière d’une bougie. Enfin pas uniquement, j’avais également une grande lampe de bureau rouge, je n’aurais pas vu suffisamment sinon ; mais j’éteignais la lumière principale et allumais une bougie chauffe-plat, qui était placée dans un petit bougeoir grec très joli, que mes grands-parents paternels m’avaient ramené d’un voyage peu de temps auparavant. Je pouvais également m’aider d’une tasse de café : c’était la première année que j’en buvais (je me contentai de café en grains, ne faisant à l’époque pas de réelle différence entre les nombreuses façon de consommer ce breuvage). N’étant pas habitué au café, la moindre gorgée me donnait une énergie surpuissante ! Cet effet était sans doute décuplé par le fait que, dormant peu à cause des nombreuses soirées, j’étais souvent sur les nerfs ; mais je ressentais rapidement une grande clarté d’esprit après avoir bu une petite tasse, devenant instantanément réveillé, comme extra-lucide**, prêt à écrire.

Et pour finir de planter le décors, j’écrivais toujours avec de la musique. J’écoutais Therion, forcément, pour me mettre dans l’esprit, mais aussi Portishead (leur musique étant l’une des rares que j’appréciais sans avoir pris la peine d’apprendre par cœur les paroles, mon attention n’était pas détournée par le chant), l’album Vespertine de Björk (la pochette étant blanche***, je me l’imaginais facilement se déroulant dans les contrées enneigées de la Scandinavie des mythes), ou encore Dream Theater avec l’album Six Degrees Of Inner Turbulence.

C’est par la musique que je termine de décrire l’ambiance dans laquelle je me plaçais pour écrire, mais en réalité c’était l’élément le plus important. Sans musique, mon cerveau aurait été happé par trop de bruits extérieurs ; surtout s’il n’avait eu qu’une seule chose à faire (écrire) il aurait craqué et tenté de m’échapper de mille façons. Alors qu’avec deux tâches bien distinctes (imaginer une histoire d’un côté en la laissant couler de mon stylo plume, me laisser absorber par la musique de l’autre) je me sentais à l’aise, ni trop au calme ni trop tendu, et je pouvais atteindre cet état second dans lequel on agit sans trop réfléchir, de façon intuitive, sans le contrôle sur soi de la vie ordinaire. En temps normal je suis constamment à l’affut, toujours dans l’attente d’un danger qui me serait signalé par un bruit suspect : avec de la musique, je pouvais me détendre un peu, en signalant au vigile insomniaque qui habitait mon esprit, et qui croyait devoir me protéger de tout, que c’était l’heure de la pause.

Mon écriture est naturelle, elle n’est pas très construite ou très réfléchie. Toute la difficulté pour moi consiste paradoxalement à réussir à être naturel, et la tâche est immense parfois. Mais quand j’y parviens, je ne suis jamais déçu par le résultat.


* A cette époque, les colis étaient nettement mieux protégés ! Les livres arrivaient souvent intacts.

** Aujourd’hui, rien à faire : j’ai beau avoir essayé de me désensibiliser en arrêtant le café pendant une année entière, je crois que je connaîtrai jamais plus une telle sensation. Le café reste sans effet, à part peut-être m’empêcher de dormir ou m’envoyer aux toilettes, mais pour ce qui est du décuplement de la tension, cela appartient aux souvenirs de ma jeunesse.

*** Je ne pense pas être très synesthète, en ce que je n’associe pas de couleurs aux notes de musiques, aux lettres ou au chiffres. En revanche, je ne peux écouter un album de musique sans avoir à l’esprit de façon très nette la couleur sur laquelle étaient imprimées les paroles la première fois que je les aies lues, ou alors la couleur de la pochette, voire celle du boitier : il y a ainsi une unique couleur majoritaire que j’associe à l’album dans son ensemble. Vespertine est donc blanc, comme Homogenic est rouge ou Medúlla noir, pour rester chez Björk. The Wall est blanc (mais la version live est noire), Clandestino est jaune, Americana bleu… Mais beaucoup d’albums sont aussi noirs et jaunes parce que je ne les avais qu’en mp3 et que j’apprenais les paroles depuis un site Internet utilisant ces couleurs…

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