Nantes

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Le conseiller d’orientation-psychologue que je consultai pour savoir si mon destin était de me tourner vers la physique ne fit pas que me donner des conseils sur mon orientation. En plus de me suggérer de tenter d’entrer à Sciences-Po Grenoble car cet établissement disposait d’une filière tournée vers l’édition (malheureusement je ne pus jamais passer le concours à cause d’un bête problème de calendrier), il me recommanda d’aborder avec prudence la séparation parentale à venir. Alors que je lui expliquais que selon moi tous mes problèmes seraient réglés quand je pourrais enfin quitter le domicile familial, lui me rétorqua que les choses étaient rarement aussi simples, que l’autonomie se payait au prix fort et que je devais m’attendre à être très désemparé de me retrouver seul aussi soudainement.

Il avait tort : tous mes problèmes furent réglés.


Mes parents me louèrent un petit studio dans une résidence étudiante juste au coin du lycée, et ce furent les parents de Célia qui m’y conduisirent : nous allions habiter le même immeuble. J’entassai quelques affaires dans leur gros monospace, en ne prenant que le strict minimum : une valise d’habits, un lit de camp, un bureau constitué d’une grande planche et de deux tréteaux, un gros fauteuil, et ma chaîne hi-fi. Oui, il s’agit bien du strict minimum, je ne me voyais pas survivre sans chaîne hi-fi, et ce fut la première chose que j’installai, à même le sol, dans mon petit chez-moi.

L’appartement était constitué d’une seule pièce d’une douzaine de mètres carrés au sol recouvert d’un lino gris-bleu, avec un petit coin cuisine (un évier, un frigo, deux plaques de cuisson). Dans l’entrée, il y avait un placard avec le ballon d’eau chaude, et une porte donnant sur la douche et les WC. C’était tout.

Je n’avais pas vraiment besoin de plus. J’ajoutai toutefois rapidement une table ronde pliante et une étagère, des meubles d’exposition qui avaient couté respectivement dix et vingt euros, que j’avais achetées auparavant avec ma mère et qui étaient restés en attente chez mes grands-parents ; puis, plus tard, un ou deux posters* ainsi qu’une poubelle à papier dotée d’un couvercle qui ferait office de deuxième siège pour les visiteurs : mon logement restait très spartiate. Tous les autres étudiants de l’immeuble avaient des chambres de la même taille mais beaucoup mieux meublées et décorées, tandis que je restai dans la sobriété la plus absolue : comme c’était la première fois que j’emménageais en dehors de chez mes parents, je n’avais pas encore l’habitude de me créer un intérieur et je me contentais de l’essentiel. Et puis, je vivais une telle libération depuis que j’avais laissé ma famille loin derrière que je n’avais plus besoin de rien à part de l’espace autour de moi (et quelques disques).

J’avais également un étendage à linge : c’était important, car comme j’étais pratiquement le seul à ne jamais rentrer chez mes parents, il fallait bien que je prenne soin de mon linge moi-même. Pourtant, je n’étais pas vraiment à l’aise avec les lingeries (je suppose que je n’osais pas demander comment il fallait s’y prendre, supposant être le seul à ne jamais en avoir utilisé) et je lavais l’essentiel de mon linge à la main, dans une petite bassine bleue. Je faisais également ma cuisine, mais fort heureusement cela n’arrivait que le weekend : j’étais un « interne-externé », c’est-à-dire que sans habiter à l’internat je prenais tous mes repas à la cantine du lycée avec les internes, y compris le petit déjeuner et le goûter. C’est rétrospectivement que je me dis que c’était fort heureux, car je n’avais encore jamais cuisiné, et ne voulant pas dépenser beaucoup d’argent dans la nourriture mes repas étaient certes relativement équilibrés mais très sommaires et sans réelle saveur. Cela ne me posait aucun problème. Et aujourd’hui, c’est moi qui cuisine à la maison** !


Nous étions trois « étrangers » à venir de Lakanal renforcer les rangs de la prépa B/L du lycée Gabriel Guist’hau : Célia, moi, et une autre fille nommée Caroline. Il me semble que je connaissais davantage Caroline que Célia au départ, car je fréquentais la même bande d’amis qu’elle à Lakanal ; en tout cas nous allions rester tous les trois très soudés cette année-là.

L’ambiance dans cette nouvelle classe était très différente de ce que nous avions connu : à Nantes, il n’y avait aucune tradition de réelle camaraderie entre tous les élèves, la classe était très divisée entre plusieurs groupes qui semblaient n’avoir rien en commun. Notre arrivée permit manifestement d’estomper un peu les lignes, de rebattre les cartes, si bien que je ne vis pas de franche hostilité entre deux groupes, situation qui était commune l’année passée. Malgré tout, à la différence de la première année je ne peux pas dire cette fois que je parvins à nouer des conversations avec tout le monde : certains élèves étaient tellement enfermés dans leurs études qu’ils ne toléraient pas l’insouciance dont nous pouvions faire montre (alors que paradoxalement leurs chances de réussite au concours étaient quasi nulles, cette prépa n’ayant jamais envoyé aucun élève à l’Ecole Normale), tandis que d’autres, les filles surtout, étaient empêtrés dans de petites querelles mesquines qui me désintéressaient totalement.

Heureusement, nous fûmes très vite intégrés au sein d’un bon groupe d’amis, formé par les élèves les plus marginaux, avec lesquels nous occupions généralement les deux derniers rangs de la classe. Il y avait notamment Gérald et Flavien, deux garçons complètement loufoques, tous deux guitaristes et très complices, au point d’avoir développé une forme d’humour qui n’appartenait qu’à eux et qu’ils étaient les seuls à comprendre entièrement. Gérald avait sa chambre au fond du même couloir que moi, je passai ainsi énormément de temps chez lui, d’autant plus qu’il en vint très rapidement à sortir avec Caroline : leur couple allait durer plusieurs années, et cette union fut sans doute ce qui joignit définitivement le sort de notre trio de départ avec celui des marginaux. Et il y avait enfin Elsa, une fille toute petite et complètement barrée qui devint rapidement la meilleure amie de Célia, au point que cette dernière se lamentait régulièrement d’être trop irréductiblement hétérosexuelle.

Il y avait ensuite plusieurs autres amis qui gravitaient autour de ce noyau dur, mais à part peut-être Laurent, je n’étais jamais complètement à l’aise avec eux, pour moi leur marginalité affichée était davantage une façade, il y avait quelque chose qui ne résonnait pas totalement avec moi. Tandis que les amis dont j’ai parlé en premier me semblaient véritablement authentiques, authentiquement bizarres, authentiquement fous. Je me souviens notamment de marcher interminablement dans les nuits de Nantes avec eux, toujours une discussion en grand train, pour nous rendre joyeusement d’un endroit à un autre, aller chez quelqu’un après avoir quitté un bar, ou rentrer chez nous tout excités après avoir parcouru la moitié de la ville !


* Je ne m’en souviens que d’un seul, mais il m’accompagna longtemps : c’était la pochette de l’album Youthanasia du groupe Megadeth, qui montrait une grand-mère toute rose en train d’accrocher des bébés par le pied à un fil à linge s’étendant à perte de vue à travers les champs.

** On peut donc espérer que mes talents de cuisinier se sont entre-temps améliorés…

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