La désillusion

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Pendant cette année je continuai de me rendre à l’escrime (même si ce n’était plus qu’une fois par semaine) et aux cours de piano de Riwal. Je faisais aussi du basket le midi : j’avais besoin de me dépenser pour me vider la tête ! On me surnommait d’ailleurs le « dribbleur fou » … Car je n’étais peut-être pas très bon, je visais mal le panier, mais je bougeais de partout et me dépensais sans compter. C’était un peu problématique quand il fallait éponger la sueur de mon front et de mes aisselles pendant le cours qui suivait, mais à l’époque je ne me préoccupais pas trop d’être inconvenant. Ou alors si, cela m’ennuyait d’être dans cet état, mais je n’arrivais aucunement à anticiper et à réfréner mon énergie, ou à m’arrêter un peu à l’avance pour avoir le temps de refroidir… Ce n’est que très récemment que j’ai appris qu’il était possible de faire un footing sans se donner complètement à fond, et que plus généralement les efforts pouvaient être dosés : pendant très longtemps, j’étais à cent pour cent dès la première seconde et je poursuivais jusqu’à être rincé. Etait-ce parce que j’avais tellement d’énergie bloquée qui demandait à sortir, que quand j’ouvrais un peu les vannes elle était incontrôlable ? C’était bien possible. En tout cas, de me dépenser autant ne m’aidait pas vraiment à dormir, et ne faisait qu’accroître ma fatigue le lendemain. Du coup, je ne parvins jamais à me hisser à un niveau correct, et je pense que je ne donnais pas une très bonne impression. J’en veux pour preuve le fait que les professeurs laissèrent passer certains élèves qui avaient de moins bonnes notes (ou plutôt des notes encore pires !), parce qu’ils les jugèrent plus capables de finir par réussir… Avec raison d’ailleurs, puisque l’un deux, mon ami Carmelo qui semblait tout aussi désemparé que moi devant les exigences de la prépa, finit par intégrer l’École Normale Supérieure dont nous préparions le concours, concours qui était un des plus difficiles, si ce n’était le plus difficile, du pays.

Pour ma part donc, je ne fus pas admis en khâgne. Cela me fit un choc, comme si cet échec (c’était en quelque sorte mon premier vrai échec scolaire) marquait la fin de mes illusions, m’empêchant à jamais de me considérer au-dessus du lot et de croire en des rêves de grandeur. J’avais deux options : je pouvais aller à la fac, en intégrant directement la deuxième année d’une discipline, ou faire une khâgne mais dans une classe préparatoire moins exigeante, en province. Je choisis la deuxième option, après avoir renoncé à la fac de physique suite aux tests psychologiques que j’ai mentionnés tout à l’heure. Et je choisis d’aller à Nantes, parce que j’y avais de la famille et parce qu’une fille de la prépa, Célia, y allait aussi.

Célia était une voisine : elle habitait le même quartier que moi à Chevreuse, juste derrière ma maison. Étrangement, j’ignorais tout de son existence avant de la rencontrer en prépa : elle était allée dans un autre lycée, et au collège nous ne nous étions jamais croisés. Comme nous allions devenir très proches l’année d’après, je me dis qu’il était vraiment dommage de ne pas avoir pu la connaître plus tôt, d’autant que lors de la première année de prépa elle était rarement à Chevreuse, et n’était du coup pour moi qu’une élève parmi les autres, peut-être même de celles et ceux avec qui je parlais le moins. Je savais qu’elle était une voisine mais comme j’avais du mal à comprendre comment c’était vraiment possible, et que nous ne nous croisions jamais dans les transports (elle ne devait rentrer que pour les week-ends, et sans doute ses parents venaient-ils la chercher pour ramener les piles de linge…), je ne la côtoyai au final qu’une seule année, celle que nous passâmes à Nantes.

D’ailleurs, si je parlai énormément cette année-là par rapport aux années précédentes, je n’eus malgré tout pas autant de relations sociales que je l’aurais souhaité, et pour une raison assez bête. Pendant les cours, les récréations, ou la pause du midi, aucun problème : je parlais à qui je voulais, je n’étais jamais seul. Mais après les cours bien souvent je rentrais chez moi alors que les autres allaient prendre un verre ensemble ou passaient la soirée chez les uns et les autres, et je ne l’apprenais que le lendemain avec le sentiment d’avoir été exclu. Cette exclusion n’était pas volontaire, à ce qu’on m’expliquait : ces soirées étaient rarement prévues à l’avance et tout se décidait au dernier moment via des échanges par téléphone ou messagerie. Mais moi, ces méthodes ne pouvaient me permettre d’être tenu au courant, puisque je ne disposais pas d’un téléphone portable ! Je crois bien que j’étais le seul de toute la classe à ne pas en avoir.

Ne pas avoir de téléphone ne me paraissait pas particulièrement injuste ou inapproprié : ils commençaient à peine à vraiment se répandre chez les jeunes (c’était l’année du passage à l’euro). Au lycée, si mon ami Bruno en avait bien un, cela restait extrêmement rare, et il était probablement le seul de mes amis à être équipé : je ne me trouvais donc pas particulièrement en retard. En réalité, j’avais du mal à comprendre comment ce mode de communication avait pu se généraliser au point de m’exclure totalement et de ne plus permettre à quiconque de s’en passer : le soir, pour avoir des amis, il fallait avoir un téléphone… Je ne comprenais pas la logique mais je ne pouvais que constater la dure réalité. Malheureusement il me fallut attendre la toute fin de l’année pour pouvoir enfin décrocher l’appareil tant convoité, un petit téléphone gris et rouge que je personnalisai rapidement d’un mouton électrique monochrome tirant la langue (on pouvait composer sa propre icone). C’était parce que j’allais quitter la maison et partir pour Nantes que je pus convaincre mes parents qu’il n’y avait plus le choix, je n’allais pas pouvoir faire sans. Le moment du départ approchait…


Cette année à Nantes sera d’ailleurs probablement la dernière de ce récit, car c’est alors que je rencontrai Héloïse : la première fille avec qui je sortis… et la dernière, puisque nous sommes toujours ensemble dix-huit ans après.

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