La passion

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Au lycée, le soir après la fin des cours, je rentrais chez moi en autobus ; je me souviens que l’attente était souvent interminable. Juste à côté du lycée il y avait un endroit réservé au passage des bus*, et un grand trottoir de terre et de cailloux sur lequel les élèves attendaient.

L’attente sur le trottoir était longue ; de plus une fois mon bus arrivé, il ne partait pas nécessairement tout de suite, et je devais souvent aussi attendre à l’intérieur. En regardant par la fenêtre, je voyais les élèves qui attendaient d’autres véhicules, et parmi eux j’avais repéré une fille dont je ne pouvais m’empêcher de contempler le visage. Elle était de petite taille, avec un manteau d’hiver gris descendant jusqu’au sol, des cheveux bouclés lui arrivant à la nuque, le teint assez pâle et une très large bouche toujours illuminée d’un sourire. Simple, fraîche, charmante, naturelle...

Peu à peu cela devint une sorte de rituel, j’allais attendre le bus en espérant pouvoir la voir, me disant que cela m’occuperait et rendrait l’attente moins longue. Puis ce fut le contraire, je finis par aller attendre le bus dans l’espoir de l’apercevoir, et par regretter que le chauffeur parte trop vite si elle ne se montrait pas.

Par ailleurs, son visage m’était vaguement familier. Je me creusai longuement la tête pour tenter de comprendre où je pourrais bien l’avoir déjà vu, et je finis par me dire qu’il n’y avait qu’une seule possibilité, c’était qu’elle prenait elle aussi des cours de piano avec Riwal : peut-être l’avais-je une fois croisée là-bas. Sans doute avait-elle dû changer le jour de son cours et s’était-elle retrouvée avec moi, à une seule occasion, comme cela arrivait fréquemment avec d’autres élèves. Je l’avais donc déjà croisée une première fois, mais alors elle ne m’avait pas fait une si forte impression, sans doute parce que, trop concentré sur mon clavier, je n’avais pas vraiment fait attention à elle.

Les choses en restèrent là un moment. Et puis, un jour, tout se précipita d’une manière aussi soudaine qu’imprévue.

J’étais chez mon ami Florian, et nous marchions dehors ; sans doute nous dirigions-nous depuis chez lui vers la gare du RER. Ou peut-être marchions-nous juste pour le plaisir, car il faisait beau et nous n’avions sans doute rien de mieux à faire. Florian avait une copine à l’époque, et il m’en parlait un peu, de façon naturelle, sans me donner trop de détails. Je savais surtout que c’était compliqué avec le père de sa copine, qui semblait ne pas accepter leur relation… Moi, la seule chose qui m’ennuyait c’était que je voyais un peu moins mon ami depuis qu’il était avec elle, mais je comprenais parfaitement et ne lui en faisais aucun reproche. Donc pendant que nous marchions, il dut m’entretenir un peu au sujet de sa copine. Puis, quand il eut terminé, il me demanda s’il n’y avait pas une fille que moi j’aurais remarquée, qui aurait attiré mon attention.

Sans doute commençai-je par nier en bloc, mais il insista de façon si naturelle, en insinuant qu’il y en avait forcément une, qu’il me connaissait trop bien pour pouvoir croire qu’il n’y avait pas quelqu’un, que je vainquis ma réticence initiale et lui avouai qu’effectivement, j’avais repéré une fille. Peut-être d’ailleurs cet aveu était-il un peu calculé, car je me disais que si elle prenait des cours de piano, il pouvait y avoir une chance pour que Florian la connaisse.


Surtout, n’allez pas croire que mes rapports avec Florian étaient artificiels et que je réfléchissais à tout ce que je lui disais avant de décider ce qu’il pouvait ou non entendre. Pas du tout : j’étais avec lui totalement transparent, et je pense d’ailleurs qu’il n’y avait qu’à lui que j’aurais pu avouer avoir de l’attirance pour quelqu’un. Simplement, je n’étais vraiment pas habitué à parler de choses aussi intimes, et même avec lui c’était difficile… Quoique d’ailleurs ce n’était peut-être pas si difficile que cela, c’était surtout une première fois : la première fois que je parlais à un ami d’un sentiment que je pouvais ressentir.

Quand je me mis à parler, je fus surpris : une fois les premiers mots poussés hors de ma bouche, les autres s’échappèrent naturellement. Mais je n’étais pas du tout préparé à la suite des événements ! Florian me dit qu’il voyait bien de qui il s’agissait, qu’il la connaissait bien. Elle s’appelait Tatiana, et d’imaginer que je m’étais amouraché d’elle le fit beaucoup sourire mais très vite, ni une ni deux, il me dit qu’il avait son numéro de téléphone. Et que croyez-vous qu’il fit ? Il ne me donna pas ce numéro, non, il sortit son portable et l’appela aussitôt ! Et là, à brûle-pourpoint, il lui dit qu’un garçon qu’il connaissait l’avait repérée, voulait sortir avec elle (enfin je ne sais plus vraiment comment il formula la chose, je pense qu’il employa d’autres mots), et que ce garçon était là, juste à côté de lui. Heureusement, il n’alla quand même pas jusqu’à me la passer pour que je lui parle, je n’aurais pas survécu.


En y réfléchissant, c’était la deuxième fois que Florian tentait de me sortir d’une impasse en agissant de manière impulsive. La première fois, il avait tenté de mettre fin au harcèlement dont j’étais victime au collège en m’entrainant chez la CPE. Certes, cela n’avait pas fonctionné, mais ce n’était nullement de sa faute et je lui étais infiniment reconnaissant d’avoir eu le courage de passer outre ma réticence et d’agir pour mon bien malgré moi. Cette fois encore, sans lui je pense que je n’aurais jamais eu le courage de me déclarer auprès de Tatiana. Sans doute comprit-il cela, sans doute perçut-il que les forces qui me poussaient à retenir mes sentiments à l’intérieur de moi étaient trop vives pour que je puisse les vaincre tout seul, et aussi décida-t-il de me forcer la main.

Quand il raccrocha son téléphone, je me sentis libéré : c’était fait, il n’y avait plus moyen de revenir en arrière, je ne pouvais donc qu’aller de l’avant. Souvent les choses sont ainsi pour moi : j’ai d’énormes réticences à agir, je perçois à l’infini toutes les raisons qui pourraient m’empêcher d’aller dans la bonne direction, je suis immobilisé par une trop grande conscience de tout ce qui pourrait mal tourner si je me décidais à agir ; mais une fois que le cap est franchi, je ne cherche plus à revenir en arrière, c’est comme si je tirais jusque-là un gros boulet derrière moi et que la chaîne s’était enfin brisée.


Je finis par rencontrer Tatiana. Je ne lui avouai pas directement mes sentiments, du moins pas tout de suite, puisqu’elle était déjà au courant. Malheureusement je ne sus pas m’y prendre correctement, ou alors elle-même ne sut pas m’opposer un refus suffisamment ferme, en tout cas je finis par me retrouver dans une situation très inconfortable : je me mis à la côtoyer assez régulièrement, elle et ses deux amies qui la suivaient partout et qui formaient comme un rempart autour d’elle, mais sans parvenir à me mettre en valeur, à parler de façon assurée ou à réussir à vaincre ma timidité. Peut-être étais-je tellement content d’avoir réussi à entrer en contact avec elle que je ne parvenais pas à imaginer comment aller plus loin ? Sans doute en effet ne pouvais-je me croire vraiment digne d’être heureux, il ne me semblait pas que j’eusse mérité le bonheur de pouvoir sortir avec elle, et, n’y croyant pas vraiment, j’agissais comme si elle ne pouvait que me refuser…

Le problème était que le choses s’éternisèrent vraiment, et je finis par me noyer dans une passion aussi intense qu’elle était sans lendemain. Je la voyais partout, je ne pensais qu’à elle. J’ai un peu de mal à restituer la chronologie de cette passion, mais je pense que cela dura bien deux ans au moins. Je maîtrisais d’ailleurs tellement bien le sujet de la passion que j’obtins une excellente note à mon premier devoir de philosophie, que nous devions préparer pendant un séjour en Angleterre, car il traitait justement de ce sujet : c’était le thème de tout le premier trimestre ! Je ne sais pas si vous pouvez vous rendre compte de la souffrance que cela pouvait représenter, d’entendre pendant un trimestre entier une professeure de philosophie parler de la passion quand vous croyez être désespérément amoureux**…

Je trouvais un peu de réconfort auprès de mon ami Dany, qui lui aussi était attiré par une fille (je crois qu’elle faisait de la danse dans le même cours que lui) sans parvenir à se déclarer. Nous simulions d’ailleurs souvent des bagarres en nous frappant dans l’épaule, nous disputant pour savoir qui de nos deux dulcinées était la plus jolie… C’était assez puéril, mais au moins cela me permettait d’extérioriser un peu. Et puis Riwal finit par être au courant : peut-être était-ce d’ailleurs pour cela qu’il en vint à m’inviter à ses soirées ?

Pendant longtemps je gardai le souvenir cuisant d’un moment où, chez Riwal, je tentai de danser avec Tatiana. Je crois que cela ne dura pas plus d’une poignée de secondes car je ne savais absolument pas comment danser avec quelqu’un (ni tout seul, d’ailleurs), et je lui bredouillai qu’il faudrait qu’elle m’apprenne, me maudissant ensuite très longtemps après pour ces paroles idiotes. Je crois d’ailleurs que ce fut au cours de cette même soirée que l’on me jeta tout habillé dans la piscine : au moins, même si c’était involontaire, je dus la faire rire.

Le leader de la coalition qui me porta jusqu’à l’eau était un adolescent de mon âge incroyablement boutonneux, et qui malgré cette terrible acné sortait avec une fille très grande, très belle et très charismatique, qui était toujours entourée d’une foule d’admirateurs. Je ne comprenais pas comment il faisait, j’avais moins de boutons que lui et pourtant beaucoup plus de difficultés sur le terrain sentimental. Mais il était simplement à l’aise dans la vie et réussissait sans se poser de questions. Ce fut d’ailleurs lui qui finit par succéder à Riwal à la direction de l’école de musique, car il jouait aussi du piano avec une redoutable facilité.

Moi, si je tombai certes dans la piscine avec facilité, pour tout le reste, que de difficultés ! Je ne parvenais même pas à m’enivrer lors de ces soirées, j’avais la tête qui tournait après le premier verre et je ne parvenais pas à boire davantage ensuite, ayant sans doute trop peur de ce qui aurait pu arriver si je perdais le contrôle de moi-même***.

Je crois que je parvins en tout deux fois à aborder directement Tatiana pour lui avouer mes sentiments. Une première fois au lycée, où je lui marmonnai une phrase stupide pour lui dire qu’elle éclairait ma vie comme le soleil, quelque chose du genre. Ce fut là qu’elle me déclara qu’elle voulait que nous soyons amis et seulement amis : là qu’elle aurait dû se montrer plus ferme et me dire qu’elle ne voulait plus me voir. Mais puis-je lui en vouloir ? En souhaitant être une amie elle acceptait une partie de mes sentiments, et sans doute ne se rendait-elle pas compte à quel point j’étais rongé par cette passion obsessionnelle qui ne pouvait s’éteindre tant qu’elle resterait proche de moi.


Je lui parlai également une seconde fois lors de l’audition de fin d’année de l’école de piano. Je n’ai aucun souvenir de notre entretien en réalité, mais je me revois le mentionner à sa meilleure amie, avec à la main un gobelet en plastique rempli de punch que je buvais trop vite, mon corps entier tremblant sous le coup de la retombée d’adrénaline, comme si j’avais usé toutes mes forces pour lui parler et qu’il ne m’en restait plus pour tenir correctement mon verre… Il me semble qu’après ce jour je réussis enfin à faire une croix sur mes espoirs, et à commencer, très progressivement, à ne plus penser à elle de façon aussi obsessionnellement désespérée. Mais la convalescence fut longue, elle dura peut-être encore une année. Je ne parvins à m’en sortir que grâce à l’éloignement, une fois le lycée terminé.


* Techniquement c’étaient des cars, mais je les appelai des bus, je ne saurais faire la différence que bien plus tard.

** Je dis que je croyais être amoureux, parce que plus tard je me rendis compte à quel point il s’agissait d’une obsession, d’une passion qui était unilatérale quand l’amour supposait une interaction. A moins que je ne dise cela que pour tenter de minimiser ma déception et mon malheur, pour surmonter cet échec amoureux en me faisant croire que c’était une bonne chose car il ne pouvait que m’être nuisible ?

*** Récemment, à titre expérimental, j’ai essayé de m’enivrer, mais je n’y suis pas parvenu. J’abandonne.

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