L'injustice

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J’ai parlé de l’inconnu qui s’était mis à me brutaliser dès que mon existence eut croisé la sienne, j’ai parlé des types de ma classe qui me donnaient des coups de règle, mais je n’ai pas encore réellement abordé le pire. J’ai déjà mentionné le coupable : Roland, l’enfant de mon quartier qui me suivait sur le chemin du collège en compagnie d’autres enfants plus grands et plus costauds. Mais je n’ai pas réellement dit que non content de me terroriser sur le trajet, il rendait mon quotidien à l’intérieur du collège invivable. Dès que je le croisais j’avais droit à un coup. Alors certes, jamais si fort que je puisse en avoir des traces ; mais tout de même une fois après avoir été poussé ma tête cogna si fort contre le mur du couloir que je manquai de m’évanouir. Il y avait des dizaines d’élèves autour de moi (c’était en pleine bousculade pour gagner les escaliers) mais tous étaient trop pressés de se rendre en cours pour s’arrêter ; et il y avait un pion à quelques mètres, mais il était trop occupé à réguler la circulation pour prendre en charge un cas particulier. En général mes amis tentaient bien de me défendre, mais aucun n’était de tempérament violent et sans doute redoutaient-ils d’être à leur tour pris pour cible, ce qui était bien compréhensible ; surtout, ils ne pouvaient l’empêcher de me croiser tout au long de la journée, à l’improviste.

Mon ami Florian était celui qui pouvait le plus m’aider, car il était alors (le pauvre) dans la classe de mon harceleur, et il tenta un moment de rallier d’autres élèves pour me protéger, mais cela ne fut pas suffisant. Aussi finit-il par me persuader de passer à l’action : les choses ne pouvaient plus durer, je devais faire face et dénoncer son comportement. Il avait bien sûr raison, mais cela me terrorisait : j’avais toujours eu peur de me faire remarquer, il me fallait faire des efforts incroyables ne serait-ce que pour lever le doigt en classe même quand j’étais le seul à connaître la réponse, car au cas où je me serais trompé, que m’arriverait-il ? Ne serais-je pas immensément ridicule et couvert de honte ? Je ne pouvais agir qu’en ayant verrouillé toutes les options, qu’avec la certitude que la raison était de mon côté, que mon intervention serait acceptée avec justice : et cela n’arrivait jamais, puisqu’il y avait toujours une faille minuscule, une infime probabilité, une erreur imprévisible, sur laquelle toute mon attention était attirée. Je ne voyais que ce qui pouvait arriver de pire, et cela me tétanisait.

Pourtant, Florian avait raison : c’était trop, il avait dépassé les bornes. J’allai donc voir la CPE (conseillère principale d’éducation). Enfin, ce fut plutôt Florian qui m’y entraîna de force, et lui qui parla le premier : mais dès que la CPE se rendit compte qu’il ne parlait pas en son nom, elle lui demanda de se taire et me fit parler. J’expliquai donc qu’un garçon ne cessait de me frapper. A peine eut-elle entendu les prémisses de mon explication qu’elle me coupa à mon tour et nous intima l’ordre d’aller le chercher, ce que nous fîmes emplis de l’espoir de voir enfin justice rendue.

Nous revînmes rapidement avec mon harceleur : à lui de s’expliquer. Et comment le fit-il ? Avec un mensonge tellement énorme que j’en restai abasourdi : il expliqua que c’était moi qui le harcelait et qui le frappait. La CPE le crut immédiatement, sans même m’évaluer du regard pour voir s’il y avait la moindre chance que je pusse frapper qui que ce soit avec mon corps maigrichon, et nous renvoya tous les trois en nous commandant de ne plus l’importuner, nous menaçant de ne pas le prendre à la légère si nous nous rendions à nouveau coupables de la déranger pour des broutilles.

Voilà ce qui confirma définitivement ma vision de l’injustice omniprésente chez les adultes. Et le pire dans tout cela, c’est que je suis certain qu’une partie de moi-même donna raison à la CPE, reconnaissant n’être qu’un imposteur cherchant à se faire remarquer par tous les moyens, ce qui renforçait encore ma rage contre mon impuissance et mon humiliation.

Mais dites-moi, quelle pléthore de sentiments ! Colère, peur, humiliation, rage, impuissance, injustice, terreur, honte, culpabilité… j’ai mentionné aussi l’espoir, je crois, mais comme on l’a vu il n’a pas duré. Beaucoup de sentiments donc, mais combien de sentiments positifs ? Si je veux me reconnecter à mon ressenti, faut-il vraiment se reconnecter à tout cela, à toute cette misère de l’âme, à toute cette noirceur ?

Allez, on va considérer qu’en l’écrivant, c’est ce que j’ai fait. Et ce n’est pas totalement faux, même si je suppose qu’il faudra davantage revivre ces scènes, m’attarder plus longuement sur mes impressions, analyser ce que ces douloureux sentiments provoquent comme réactions, notamment corporelles… Mais n’aurais-je pas tendance à ne penser qu’au négatif ? Certes, on le comprendra aisément, ces sentiments négatifs sont très puissants, et ce sont probablement eux qui ont façonné l’essentiel de mon être. Cependant, peut-être que je m’en sortirai mieux en allant chercher le positif ? Le travail de recherche sera plus difficile, mais l’exploitation sans doute plus confortable !

Faisons le point : j’ai ressenti de la joie, grâce aux animaux. De l’excitation grâce aux jeux vidéo. De l’émerveillement grâce à la lecture (je ne me suis pas trop étendu sur mes lectures, mais vous aurez compris qu’avec ma personnalité, je lisais beaucoup). De l’amour ? Non cela je ne me souviens pas l’avoir ressenti, je ne savais pas ce que c’était. Je pense que j’avais envie d’aimer, je me sentais souvent très attiré par certaines filles de ma classe mais elles restaient inaccessibles : ne me sentant pas aimé, je n’étais pas capable d’imaginer qu’en exprimant des sentiments je puisse en recevoir en retour. De la passion alors ? Peut-être davantage, car j’observais ces filles de loin et je m’imaginais dans un monde radicalement différent, dans lequel j’aurais pu les approcher, oser leur sourire, être audacieux au point de leur dire bonjour, et chanceux au point d’être remarqué, voire toléré. Apprécié ? Non, je n’allais pas jusque-là, j’avais certes une imagination débordante, mais elle se fondait sur des éléments connus de moi, et je ne savais pas réellement ce que c’était que d’être apprécié.

Bon sang, tout de même, est-ce possible d’avoir autant de mal à ne pas être négatif ? Je ne vais quand même pas être obligé de prendre un dictionnaire pour faire une liste de toutes les émotions positives possibles afin de les passer en revue, dans l’espoir d’en trouver une que je pourrais associer à mon passé ? Pourtant, la seule chose qui me vient, c’est : le soulagement. Il y eut des moments où je me sentais soulagé, quand j’étais à l’abri de l’une ou l’autre de mes grandes émotions négatives. Et ce fut bien avec soulagement qu’enfin, un jour, une fois le brevet passé, je quittai le collège.

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