La clef

6 minutes de lecture

A proprement parler, il ne s’agit pas vraiment d’une émotion, plutôt d’un ressenti. Les émotions mobilisées seraient la colère, la honte, la frustration. Le sentiment en question : l’injustice. Le coupable de cette injustice : mon père. En effet, j’avais en permanence le sentiment d’être traité de façon injuste, notamment à l’issue d’une dispute avec mes frères. Mes frères me harassaient, mais dès que je tentais de riposter pour manifester mon besoin de tranquillité, c’était moi qui subissait les réprimandes. Pourtant, on se souviendra utilement que mes parents, alors que j’avais à peine trois ans, m’avaient recommandé de frapper mon frère pour ne pas le laisser me mordre ! Et là il ne s’agissait même pas de violence physique (du moins la plupart du temps), simplement si j’étais coupable de hausser la voix parce que mon frère me faisait perdre patience ou me mettait en colère (et il ne manquait pas de me provoquer, sans doute en sachant fort bien quel en serait le résultat) mon père ne voulait rien savoir, j’étais forcément en tort. Sans doute au prétexte que j’étais l’aîné, et donc que je devais me montrer plus intelligent en ne répondant pas aux provocations, mais la plupart du temps je ne pense pas qu’il s’ennuyait à chercher un prétexte. Je vivais donc sous le coup d’une injustice permanente. Le plus grave, c’est qu’aujourd’hui il m’est à cause de cela extrêmement compliqué de gérer les disputes entre mes enfants, et je me retrouve à réagir aussi bêtement que mon père, voire à proférer les mêmes insanités, quand ma fille et mon fils se cherchent des noises. Est-ce que cela me rend plus compréhensif à l’égard de mon père ? Pas du tout, au contraire, je lui en veux dix fois plus. Par ailleurs, heureusement je ne réagis pas comme lui sur un point essentiel : après m’être fâché stupidement à l’occasion d’une dispute, je retourne voir mes enfants, me m’excuse si j’ai crié, et je cherche à réparer les relations. Je me renseigne sur comment faire. Je lis des livres sur la Communication Non Violente. Bref, je ne me montre pas toujours très doué mais il me semble que je fais de mon mieux, tandis que mon père se contentait d’être complétement injuste. Par ailleurs, l’événement dont je voulais parler, avant de m’éparpiller quelque peu, n’était même pas lié à une dispute avec mes frères, qui ne furent pas impliqués directement.

Mon ami Bruno était à la maison ; nous étions dans le bureau de mon père, installés à l’ordinateur, en train de jouer à notre jeu favori : X-Wing vs TIE Fighter, un simulateur de combats spatiaux dans l’univers de Star Wars. Ce jeu se pratiquait au moyen d’un joystick, et c’était un jeu pour un seul joueur : nous jouions donc chacun notre tour. Peut-être étions-nous bloqués sur une mission que nous recommencions sans cesse, ou peut-être devions-nous utiliser des bombardiers qui mettaient beaucoup de temps à se rapprocher des Star Destroyers de l’Empire et que la confrontation tardait à arriver ; toujours était-il que je ne suivais pas le jeu de Bruno avec autant d’attention que d’habitude. Je m’ennuyais légèrement. Pour passer le temps, mes doigts se mire à jouer mécaniquement avec la petite clef qui fermait les tiroirs du bureau de mon père : sans même réellement la tourner dans la serrure plus d’une fois, je la tapotais des doigts, ou donnais de petits coups dans le rond de métal qui en pendait. Soudain, de façon incompréhensible car je n’avais exercé aucune force particulière, la clef se brisa : l’anneau en plastique noir me resta dans la main, tandis que le reste de la clef demeura dans la serrure, irrémédiablement coincé. J’eus le réflexe de mettre l’anneau dans ma poche et de ne rien dire à Bruno.

Je sentis tout de suite que j’avais fait une énorme bêtise. Ou plutôt non : je sentais que j’avais fait quelque chose qui allait encore m’attirer des ennuis d’une proportion incomparable avec la réalité de mon crime. Je savais qu’il ne me servirait à rien de tenter de me justifier, d’expliquer que je n’avais fait qu’effleurer la clef, qui était vraisemblablement déjà fragile et se serait brisée dans les mains de la prochaine personne à l’utiliser si je ne l’avais pas touchée en premier ; je savais que le fait que ma maladresse n’était pas intentionnelle n’entrerait pas en ligne de compte. Je redoutais tellement la réaction de mon père, dont je ne m’imaginais pas une seconde qu’il pourrait faire preuve de compréhension, que je fis la seule chose qui me vint à l’esprit pour sauver ma peau : je ne dis rien, je dissimulai mon acte. Et quand on m’interrogea, je mentis, je niai, ce n’était pas moi, je ne savais rien, je n’avais rien fait.

Mon père vit que la clef était cassée le soir même : il nous interrogea tous, moi et mes frères, pour savoir qui était le coupable, qui devait se dénoncer. Bien sûr il le fit d’une façon qui ne donnait aucune raison d’avouer et ne fit que renforcer mes craintes et ma résolution de ne rien dire ; je fis simplement attention à innocenter Bruno en expliquant que je ne l’avais pas quitté des yeux et que ce ne pouvait être lui, je l’aurais forcément vu. Bien sûr mon père se fâcha et nous punit tous en nous réduisant notre temps d’ordinateur jusqu’à ce que le coupable se soit dénoncé (la régulation de notre temps de jeu était son principal moyen de communication et d’influence sur nos vies ; il avait établi un règlement très précis qui stipulait à combien de minutes nous avions droit selon les jours de la semaine, et comment devait être comptabilisé le temps passé à regarder quelqu’un d’autre jouer. Bien sûr ce règlement ne prévoyait pas d’exceptions).

Et le temps passa. Je vivais toujours avec la crainte du jour où il apprendrait que j’étais l’auteur de l’infraction. Paradoxalement, je ne songeai pas à me débarrasser définitivement du morceau de clef, que je gardais toujours dans ma poche. Pour quelle raison le conservais-je ? Avais-je peur de commettre un crime supplémentaire en détruisant une pièce à conviction ? Il me semble qu’au fond de moi, je sentais qu’il me fallait résoudre cette tension en avouant mon mensonge, et que je gardais le morceau de clef à cet effet ; mais, anticipant toujours une réaction violente de mon père et détestant par avance la façon dont il me jugerait, je remettais toujours mon aveu au lendemain. Je n’osais pas. Malheureusement (ou heureusement, car sinon le stress n’aurait jamais pris fin) je finis par oublier d’enlever le morceau de clef de ma poche en mettant mon pantalon au sale, et ma mère le retrouva en faisant la lessive. J’étais démasqué.

Dans sa grande magnanimité, mon père vint me trouver seul dans ma chambre en m’expliquant que je serais totalement privé d’ordinateur pendant trois mois mais qu’il m’éviterait d’être ridicule devant mes frères puisqu’il ne les informerait pas de ma punition, que je devais donc accomplir en cachette, sans doute en paraissant ne plus avoir d’intérêt pour les jeux vidéo. Bien sûr il m’expliqua qu’il ne me punissait pas pour avoir cassé la clef mais uniquement pour avoir menti et ne pas avoir avoué tout de suite… Mais moi je ne faisais qu’une seule comparaison : des mois et des mois de stress et de punitions pour une seule petite clef que je n’avais même pas cassée volontairement ! Certainement, la punition fut très efficace : je compris que la prochaine fois que je ferais la moindre chose un tant soit peu répréhensible, il me faudrait camoufler mes traces avec encore plus de précaution. Car la peur que j’avais ressentis en appréhendant la réaction de mon père était bien fondée : je savais que quoi que je fasse, je serais toujours jugé, et toujours jugé injustement. Jamais compris, toujours accusé, toujours en tort.

Me fallait-il en vouloir à mon père pour cela ? Pas nécessairement. C’était sans doute la manière de faire des adultes, qui étaient tous injustes. Du moins je n’en avais pas rencontré jusque-là qui m’eut vraiment prouvé le contraire : les adultes n’étaient d’aucune aide. Cette opinion fut encore confirmée quand un jour, vers la fin du collège, je tentai de trouver de l’aide face au harcèlement dont j’étais l’objet.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Zotoro ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0