La mort

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Mais les amitiés différentes ne furent pas la cause réelle de notre éloignement progressif. La cause de cet éloignement trouvait son origine dans un drame : en troisième, Fabrice perdit sa mère, qui mourut d’un cancer des poumons, elle qui ne fumait qu’une ou deux cigarettes par jour.

Cette mort me frappa beaucoup. D’une part, parce que c’était la première qui survenait parmi mon entourage, si l’on excepte mon arrière-grand-mère qui mourut alors que j’avais sept ans. Mon arrière-grand-mère, c’était différent : on cessa d’aller la voir et de parler d’elle, mais c’était tout ; elle ne faisait pas réellement parti de mon quotidien, et puis j’étais trop jeune, la mort n’était pas encore un concept que je pouvais appréhender (je me souviens d’ailleurs nettement d’un été pendant lequel je fus littéralement terrifié par la mort, interrogeant chaque soir mes parents sur ce que cela signifiait. Mes parents m’expliquèrent qu’après la mort il n’y avait rien, nous cessions simplement d’exister ; cette explication me posa toujours problème mais en même temps je ne pus jamais en admettre d’autre*). Tandis que la mère de Fabrice, c’était une personne dont je me sentais étonnamment proche, alors que je ne lui avais jamais réellement parlé (j’entends par là que nous n’eûmes jamais de conversation, nous ne fîmes qu’échanger quelques mots). Elle était extrêmement accueillante, et toujours souriante, en plus d’être irrémédiablement japonaise. Quand j’arrivais chez Fabrice, elle me mettait toujours à l’aise et je me sentais comme chez moi**. La seule chose qui me laissait un peu perplexe, c’était que Fabrice et sa mère avaient toujours l’air de s’engueuler quand ils parlaient entre eux en japonais, surtout au téléphone, par exemple quand il était chez moi et devait l’appeler pour savoir s’il pouvait rester un peu plus longtemps que prévu. Il m’expliqua bien, sans même que j’aie à le lui demander, que cette impression était liée à la langue japonaise qui était plus rapide et utilisait une intonation différente, pourtant je ne fus jamais entièrement convaincu et conservais toujours un léger doute. Curieusement d’ailleurs, après avoir regardé quantité de films et d’animes en japonais, je n’eus jamais cette impression en entendant parler des personnages en version originale…

Quoi qu’il en soit, un matin nous étions en cours d’art plastique, quand notre professeure de mathématiques, qui était notre professeure principale et que je détestais parce qu’elle m’avait au premier trimestre refusé les félicitations, sous prétexte que j’avais eu un peu moins de 14 dans sa matière alors que ma moyenne générale excédait bien cette limite, et que j’avais même eu un 20 de moyenne en biologie, ce qui ne s’était jamais vu***, notre professeure de mathématiques donc demanda à ce que je vienne la voir dans le couloir. Je savais très bien de quoi il s’agissait : j’étais le seul élève de la classe à ne pas vouloir participer à une sortie un soir après les cours pour faire partie du public d’une émission télévisée. Il s’agissait d’une émission présentée par Jean-Luc Delarue, et diffusée vers 8 heures ; mes parents la regardaient et sans doute moi aussi en partie car à cette époque je regardais un peu la télé, mais je ne me voyais pas du tout y aller pour y assister en vrai. Cela aurait signifié apporter ma caution à une émission qui ne me paraissait pas particulièrement intelligente ; surtout je trouvais que ce n’était pas le rôle de l’école que de rapprocher les enfants de la télévision et du coup je n’avais pas parlé de la sortie à mes parents, ou alors je leur avais demandé de ne pas signer le mot. J’avais donc dix mille raisons à présenter à ma professeure principale, et je commençais à les organiser dans ma tête tout en sachant que je finirais sans doute par bredouiller quelque chose d’incohérent, quand je fus interrompu dans mes cafouillages par l’arrivée du proviseur qui annonça de but en blanc la mort de la mère de mon camarade à la professeure, comme si je n’existais pas.

Alors certes, il ne pouvait pas savoir que j’étais un de ses deux meilleurs amis et que je connaissais la personne dont il venait de m’apprendre le décès. Sur le moment pourtant cette erreur grossière ne m’apparut pas comme telle, car je jugeais normal d’être inexistant aux yeux des adultes. Et j’étais troublé par le fait qu’il avait mentionné Fabrice en l’appelant par son nom de famille, ce que ne faisaient pas nos professeurs.

Fabrice n’était pas au collège depuis quelques jours, sans doute était-il à l’hôpital auprès de sa mère. En son absence, on nous informa brièvement de ce qui venait de se passer. Pour ma part, j’étais sous le choc, complètement hébété. Ma sidération fit que Adrien se moqua de moi, m’accusant de prendre les choses trop à cœur. Sa réaction à lui avait été de dire : « Ah, encore un enterrement, c’est la saison en ce moment, j’en ai déjà eu un la semaine dernière. » Et moi de trouver qu’il faisait montre d’une bêtise crasse et monstrueuse, qu’il était interdit de parler d’un tel drame avec légèreté, et pourquoi étais-je le seul à avoir l’impression d’avoir pris un grand coup de marteau dans la tête ? J’avais véritablement mal au crâne, et d’autant plus que je comprenais qu’on attendait de moi que je ne ressente rien d’aussi fort. Il me semblait qu’une partie de mon univers venait de s’écrouler, que rien ne serait plus comme avant. J’avais la nausée, et à peine nous eût-on annoncé cet événement tragique qu’il fallait nous remettre sans attendre à nos travaux insipides d’art plastique. Je n’avais jamais rien compris à cette matière et ce n’était pas ce jour-là que j’allais y comprendre quelque chose.

Quelques jours plus tard, j’assistai à l’enterrement. Etais-je avec mes parents ou avec ma classe ? Je ne parviens plus à me souvenir précisément, de façon paradoxale, parce que pendant très longtemps je fus obnubilé par cet enterrement, dont la pensée me faisait subir une puissante vague de honte. Voici pourquoi : à la fin de la cérémonie, après la mise en terre, vint le moment de présenter ses condoléances à la famille de la défunte. Et au moment de serrer la main du père de Fabrice, je n’avais pas préparé de mots et je dis la première chose qui me vint à l’esprit, ce que je lui disais habituellement quand je le rencontrais. Je lui dis : « Bonjour. » Quel imbécile j’étais ! Comment pouvais-je lui souhaiter de passer une bonne journée à un moment pareil, à lui qui semblait si déchiré ? Je me trouvais vraiment trop bête !

Je regrettai ces paroles, ce « bonjour », pendant des années. Jamais il ne me vint à l’esprit de me dire qu’il ne m’avait sans doute pas réellement entendu, vu que j’avais sans doute plus bafouillé que parlé ; jamais je ne réalisai que parmi tous les mots de consolation qui lui furent adressés par sa famille, la maladresse d’un ami de son fils ne signifiait rien. Ou plutôt, ce n’était pas exactement cela. Je savais sans doute que cette maladresse était sans importance pour lui. Mais en ressentant sa détresse quand j’arrivai devant lui, j’avais voulu l’aider, j’avais voulu dire quelque chose qui ait du sens, qui puisse le réconforter. Et je n’y étais pas parvenu. Certes, c’était là quelque chose d’impossible, quand bien même j’aurais eu le temps de préparer quelques mots, ou si l’on m’avait prévenu que j’allais devoir le saluer. Mais à défaut de trouver des paroles de réconfort, j’aurais certainement pu trouver mieux que ce « bonjour » stupide ! Et c’était ainsi à moi que j’en voulais énormément, je ressentais en repensant à cette scène une honte immense et poignante car je n’avais pas su me comporter comme je l’aurais voulu. J’avais échoué, je me sentais un raté, un moins que rien, de ne pas avoir su retenir un bonjour.

Là, vous serez d’accord, je me reconnecte avec un sentiment : j’ai retrouvé la honte. Encore elle. Sans doute ne l’avais-je jamais réellement perdue, d’ailleurs. Alors qu’en faire ? L’accepter ? Oui, j’avais eu honte, je m’étais comporté d’une façon que je regrettais, en public qui plus est, et j’avais ressenti de la honte devant ma maladresse. Cette maladresse n’était peut-être pas bien grande, elle était certainement excusable, cela ne changeait rien : mon sentiment de honte était énorme, au point de ne pas s’estomper avec les années (au moins, si je dois retrouver à quoi ce sentiment ressemble, je sais à quoi penser). Mais ce sentiment ne me définit pas : il est naturel de le ressentir, et si je ne l’avais pas ressenti à ce moment-là je l’aurais ressenti une autre fois. J’ai déjà été joyeux, j’ai déjà été triste. Aussi, j’ai déjà eu honte, et je sais pourquoi. Et après ? Après, il y a une chose que je peux faire : je peux pardonner à l’enfant de quatorze ans que j’étais alors. Je peux lui dire que je le comprends, que je sais ce qu’il a ressenti, que je sais qu’il voulait faire mieux et qu’il n’a pas pu, qu’il s’est senti embarrassé, qu’il a même pensé avoir embarrassé le père de son ami (car n’avais-je pas nié sa peine devant ses proches, en lui disant bonjour lors de l’enterrement de sa femme ? Oui, mon imagination peut accompagner ma culpabilité très loin). Et donc, petit garçon de quatorze ans, tu as dit une bêtise, tu ne t’étais pas préparé, tu l’as regretté et tu n’as pu le dire à personne. Eh bien maintenant, c’est écrit à défaut d’être dit. Et tu es pardonné.


Aurais-je pu un jour expliquer cette scène à Fabrice ? Non. Parce que ce ne fut pas à cause de cette histoire de honte que la distance s’était instaurée entre nous. Du moins, pas directement.

Voilà ce qui se passa : un beau jour, Fabrice revint en classe. Nous étions en cours d’histoire-géographie, dans une salle rouge (les salles du collège étaient colorées par secteur en fonction des matières). Il vint s’asseoir à côté de moi, car c’était sa place pour ce cours : nous alternions, Renaud, Fabrice et moi, pour qui s’asseyait à côté de qui, et en histoire-géo, c’était moi qui était à côté de Fabrice. Il revint juste après le début du cours, alors que toute la classe était déjà assise ; il entra très rapidement et vint immédiatement s’asseoir, et sans me laisser le temps de réagir, d’une voix altérée par la précipitation de ses gestes, mais pour autant ferme et décidée (il avait sans doute préparé ses paroles à l’avance), il me dit d’une traite : « Ça va si on n’en parle pas ».

Quoi de plus normal ? Le choc était encore trop récent pour lui, il lui fallait du temps, il ne pouvait encore revivre la perte de sa mère. Sauf que je ne le compris pas ainsi : je compris qu’il ne faudrait jamais en parler, que c’était un sujet tabou. Et comme lui n’aborda jamais la question, je ne me sentis jamais autorisé à lui parler de son deuil ou à l’interroger sur sa mère. Pourtant, j’en avais besoin, car je sentais que cette zone noire entre nous formait comme un mur qui le rendait imperceptiblement plus distant. Mais jamais je n’osai. Et peu à peu, notre relation changea. Il me fit de temps à autre une réflexion désagréable, ou adopta parfois un ton moqueur pour parler de moi. Au début ce n’était rien, simplement des paroles irréfléchies qui m’avaient blessé sans qu’il s’en rende compte. Mais à cause du tabou de la perte de sa mère, je ne me sentais pas autorisé à lui faire le moindre reproche. J’aurais dû lui signifier que je trouvais qu’il m’avait manqué de respect, lui expliquer pourquoi ses paroles me froissaient, mais non, je ne fis rien, je pris sur moi. Il avait perdu sa mère, et c’était si douloureux qu’il ne pouvait pas en parler, alors comment pouvais-je avoir l’idée de lui faire le moindre reproche ? Et ainsi, peu à peu, le manque de respect que je ressentais parfois s’aggrava, notre complicité s’éroda. Oh, nous restions de bons amis, nous nous parlions toujours et continuions à nous voir, même si nous nous retrouvions rarement seul à seul. Mais nous n’étions plus réellement sur la même longueur d’onde. Et cela me rendait très triste, car quand je le voyais je ressentais toujours la tristesse liée à la perte de sa mère, et cette tristesse était redoublée de celle de le voir s’éloigner de moi, et de comprendre qu’une tristesse en causait une autre, et de voir que je n’osais rien faire, rien dire même après plusieurs années. Je regardais partir lentement notre amitié, de loin, sans intervenir.


* Préférez-vous les parenthèses à l’intérieur des notes de bas de page, ou les notes de bas de page à l’intérieur des parenthèses ? Juste pour dire que mes grands-parents paternels étaient des catholiques pratiquants mais relativement progressifs, tandis que mon grand-père maternel était communiste ; mes deux parents étaient athées et si ma grand-mère essaya beaucoup de me parler de foi en profitant de l’absence de mon père, elle ne parvint jamais à attirer mon attention sur le sujet. Depuis, je suis résolument antireligieux. Sauf si un jour je me convertis au bouddhisme, mais alors je prétendrai qu’il ne s’agit pas vraiment d’une religion mais d’une philosophie, histoire de me mentir à moi-même, ou de garder le bénéfice du doute.

** D’ailleurs, je peux me sentir très facilement chez moi dans des lieux improbables, chez de parfaits inconnus : il suffit que je ressente une proximité de pensée avec mon hôte et je suis chez moi chez lui ; c’est assez rare, mais cela s’est reproduit plusieurs fois.

*** J’avais adoré l’apprentissage de la génétique, allez savoir pourquoi.

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