Le harcèlement

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Mon entrée au collège se faisait sous de bons augures : je connaissais déjà ma professeure principale, Mlle Palombi. En effet, l’année précédente, en CM2, nous avions avec ma classe visité notre futur collège pour que la transition se fasse en douceur, pour que nous sachions à quoi nous attendre, que nous ne soyons pas inquiets pour rien. Et j’avais à cette occasion été dans la classe de Mlle Palombi. Il me semble que nous étions dispatchés dans plusieurs classes de 6ème, nous ne devions ainsi pas être très nombreux ; cela n’est sans doute pas très réaliste, mais dans mon souvenir nous n’étions que deux. Nous étions entrés dans la classe pour nous asseoir au fond, là où il restait de la place. Puis Mlle Palombi (c’est elle qui insistait sur ce terme de « mademoiselle », je pense qu’une fois que j’aurai fini de parler d’elle je n’aurai plus à l’employer) était entrée dans la salle, elle nous avait aperçus et s’était mise à hurler : « Vous, les CM2, qu’est-ce que vous faites assis ? Debout ! On ne s’assoit pas sans y être autorisé par le professeur ! » J’étais proprement terrorisé : on me criait dessus, l’attention allait être fixée sur moi, je n’avais pas respecté une consigne (horreur !), je n’avais pas su comprendre ce qui était attendu (j’étais bête ! j’avais honte !).

Je ne me souviens pas du reste de cette journée d’initiation. Mais quand un peu plus tard je rentrai réellement au collège, rien ne vint atténuer l’impression causée par cette première mise en bouche*. Pourtant, j’avais de la chance, je n’étais pas tout seul puisqu’avec moi il y avait un élève qui venait de la même classe de CM2. Même si je ne le connaissais que très peu, c’était un visage connu et au moins il ne faisait pas partie des méchants. Vous trouvez qu’un seul visage connu, c’était peu, et qu’à nouveau je changeais d’école en repartant à zéro pour ce qui était des relations sociales ? Vous pensez que la plupart des autres enfants arrivaient avec leur bande de copains ? Oui, au fond, vous avez sans doute raison : cette rentrée était vraiment pourrie. J’aurais dû parvenir à la même conclusion que vous en y réfléchissant, puisqu’un autre signe de malaise était discernable : le midi, je n’avais pas su qui suivre pour me rendre à la cantine, que je n’avais pas trouvée. N’osant pas interroger un adulte de peur de montrer que je ne comprenais pas le système et que j’étais perdu, je n’avais pas déjeuné. Je me souviens avoir fini par l’avouer à mon père lors d’une promenade dans les bois ; je ne me souviens pas avoir été consolé. Mais je pense qu’il me donna raison : j’étais vraiment bête de ne pas avoir su trouver l’entrée du self, et encore plus de ne pas avoir pensé à demander l’aide d’un adulte.

Je vous rassure : les jours suivants, je déjeunai. Je ne sais plus trop comment je m’y pris. Je pense que l’enfant de ma classe de CM2, qui s’appelait Cyril, avait dû rentrer manger chez lui le premier jour et que c’était pour cela que j’étais resté tout seul. Sans doute alla-t-il à la cantine ensuite… Enfin, à part cela, il y avait tout de même un avantage à ce qu’il n’y ait pas de tête connue dans la même classe que moi : personne ne me connaissant, personne n’allait avoir de raison pour me persécuter. N’est-ce pas ?

Bien sûr, je me trompais lourdement. D’une part, parce que plusieurs garçons de ma classe allaient très rapidement prendre goût à m’ennuyer. D’autre part, parce qu’il n’était même pas nécessaire d’être dans la même classe que moi pour me pourrir la vie : il n’y avait même pas besoin de me connaître. Que Roland, l’enfant de mon quartier qui était venu jouer dans le sable de mon jardin à mon arrivée à Chevreuse avant de se faire virer par mon père, et n’avait ensuite fait que chercher à me terroriser tout au long de l’école primaire, que lui continue à me menacer et à me violenter durant tout le collège sans être dans ma classe, c’était compréhensible : il me connaissait, il ne fallait pas que je m’attende à ce que son comportement change. Mais qu’un garçon plus grand, que je n’avais jamais vu de ma vie et qui ne savait rien de moi, décide sans crier gare de se mettre à me frapper dès qu’il me voyait, cela je ne m’y attendais pas. Qu’avait-il perçu ? Il ne m’avait même pas entendu parler, ma vue seule le poussa à la violence. Et même entouré de deux ou trois amis, il n’y avait que moi qui prenait… J’avais un copain à moitié japonais et plutôt petit qui ne fut jamais ennuyé ; à l’époque cela ne me traversa pas l’esprit mais en y repensant, n’aurait-il pas dû être la victime ? Ce harceleur ne connaissait-il pas le racisme ? Alors, ce devait être les lunettes : mais il en portait lui-même ! Et dès la première année de collège je me mis à porter des lentilles, sans que cela ne change rien à ma situation : ce n’était donc vraiment pas cela. Il ne me reste plus qu’à supposer que je dégageais une sorte d’aura, de puissantes ondes qui criaient : « Je déteste la violence ne m’embêtez surtout pas je ne saurai pas comment réagir ! » Et ces ondes devaient trouver de puissantes caisses de résonnance dans les boîtes crâniennes à moitié vides** de certains individus. Pourtant, eux n’étaient pas supposés être hypersensibles, ils n’auraient donc pas dû capter cette peur en moi !

Depuis plusieurs années je m’intéresse beaucoup au bouddhisme. Je sais ainsi que chaque être humain est précieux et fondamentalement bon, et que toute violence infligée est le signe d’une violence subie ; je sais qu’à l’heure actuelle ces individus ont certainement grandi et dépassé cet état de harceleur, et je sais que j’ai besoin de pardonner pour me libérer. Je sais donc que je ne devrais pas ressentir de mépris ou de haine en pensant à eux. Mais j’ai vraiment du mal !

Sans doute ai-je passé trop de temps à m’imaginer doué de super-pouvoirs qui m’auraient permis de leur infliger une bonne déverrouillée… Ah mais j’oubliais : j’ai expliqué qu’il n’y avait pas besoin d’être dans ma classe pour me harceler, pas besoin de me connaître du moment qu’on me croisait au collège… En fait, en y repensant, il n’y avait même pas besoin d’être dans le même collège ! Puisque Roland, Dieu chie sur son âme***, prenait le même chemin que moi le matin, et qu’il pouvait être accompagné d’autres enfants du quartier, plus âgés donc encore plus terrifiants, qui allaient prendre un malin plaisir à me suivre le long de la route tout en se moquant de moi et en me bousculant. Je ne me souviens plus exactement de comment cela se passait et je préfère ne pas trop essayer de me remémorer les détails, mais même s’ils ne me suivaient peut-être pas tous jusqu’au bout j’avais tout de même un bon quart d’heure de marche à faire, un quart d’heure déjà interminable quand j’étais tout seul à cause de la monotonie du trajet… Alors vous me direz, avec une telle compagnie, c’était sans doute moins monotone !

Bien sûr, j’en parlai à mes parents qui ne m’aidèrent pas du tout. Mon père en particulier aurait pu se placer sur le chemin pour surprendre cette bande d’imbéciles, il aurait pu les menacer de représailles et leur faire comprendre que je n’étais pas tout seul, que je n’étais pas sans défense mais épaulé, soutenu. J’aurais souhaité qu’il intervienne, mais je n’osais pas le lui demander directement. Je pensais que cette demande implicite était évidente, que je lui avais expliqué mon problème précisément pour cela et que c’était la seule chose qu’il pouvait faire. Mais sans doute ne me représentais-je pas suffisamment l’obligation qui pesait sur lui d’aller chaque matin au travail à sept heures, et ne savais-je pas qu’il ne pouvait se permettre de poser un jour (une heure ? cela aurait suffi) de congé pour un motif aussi dérisoire que la protection de son fils. Comme il ne pouvait agir, à la place il me donna un conseil. Et il avait raison, il fallait que j’apprenne à me débrouiller tout seul pour survivre, sans quoi comment pourrais-je un jour grandir ? La solution était simple, il me suffisait de leur donner un grand coup de pieds dans les couilles et de partir en courant. C’était ce qu’il ferait à ma place, sans doute possible.

Moi, pourtant, je comprenais que dans mon malheur j’avais de la chance, j’étais surtout moqué et bousculé mais pas frappé gravement. Je choisis donc mon propre conseil et ne donnai aucun coup de pied, pour conserver cette chance de ne pas avoir été tabassé par des garçons plus grands et plus nombreux, et peut-être pas plus rapides mais je n’avais pas envie de saisir l’occasion pour tester mes capacités à la course à pied. J’avais aussi une solution toute trouvée : j’aurais pu aller au collège à vélo. Surtout que la plupart du chemin à emprunter se faisait dans un parc à l’abri des voitures, et que pratiquement tous mes amis, qui habitaient une autre ville et venaient au collège par l’autre côté (ils ne pouvaient donc pas m’aider) prenaient leur vélo sans problème. Mais mes parents… ne voulaient pas. J’avais le droit d’aller en vélo chez mes amis (donc en dépassant le collège) quand je le voulais, mais pas de l’utiliser pour me rendre en classe, au motif qu’on aurait pu me le voler, même une fois que le collège eut fait construire un abri fermant à clef. Oui, car une fois qu’il avait dit non, mon père ne pouvait plus changer d’avis, il pouvait seulement trouver de nouveaux arguments : changer d’avis aurait été pour lui reconnaître qu’il pouvait se tromper, et cela n’était pas imaginable. Je devais donc rester à pied, seul, suivi par une bande d’affreux.

*Au lieu d’une mise en bouche, j’aurais préféré une mise en garde !

** Je suis généreux.

*** Ou qu’il la bénisse, je n’y vois pas une grande différence, je ne crois pas en Dieu. Mais qu’il la garde, en tout cas.

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