La zébritude

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Pour que vous compreniez mieux ce fonctionnement que je viens d’évoquer, il me semble qu’il est temps pour moi de vous révéler la connaissance que j’ai acquise quelques semaines avant de commencer ce récit. J’ai repoussé ce moment trop longtemps, suffisamment pour ne plus me souvenir pourquoi je n’en ai pas parlé tout de suite : l’heure est donc venue.

Au mois d’août dernier, je suis allé chez un psychologue faire un bilan. Il en est ressorti que j’étais un zèbre. Autrement dit, que j’étais surdoué, ou surefficient, haut potentiel, HPI… en tout cas mon intelligence n’est semble-t-il partagée que par un sur mille de mes concitoyens ; et cela va de pair avec une hypersensibilité qui, avec le recul, rend presque évident ce diagnostic de ma zébritude.

Pour ceux qui découvriraient le sujet (et auraient donc lu jusqu’ici sans comprendre le titre), zèbre est un terme qui est préféré à celui de surdoué car ce dernier mot est assez lourd à porter en plus d’être peu modeste, et surtout parce que tous les surdoués ne réussissent pas à l’école ; il y en aurait même qui seraient dépourvus de lunettes. En réalité l’intelligence du zèbre est surtout qualitativement différente plutôt que plus élevée : un zèbre pense différemment. Il pense peut-être mieux, sans doute plus vite, mais d’une façon qui n’est pas toujours adaptée à la société, d’où son exclusion fréquente. La pensée du zèbre est différente en ce qu’elle procède par arborescence, de façon fulgurante, par association d’idées partant dans tous les sens plutôt que par un raisonnement logique et ordonné, ce qui explique que je réussisse à faire beaucoup de choses sans effort apparent, et sans comprendre pourquoi les autres ne pourraient pas y arriver aussi bien puisque jusqu’au mois dernier j’étais convaincu que tout le monde fonctionnait comme moi. Mais cette pensée fulgurante a ses revers : elle est épuisante et ne fonctionne pas sur la durée ; elle ne s’active qu’au contact des sujets qui la passionnent et refuse tout effort sous la contrainte ; elle a besoin d’être stimulée, et la monotonie, la répétition l’endorment. Surtout, par sa différence elle créée un décalage permanent avec les autres (les « normo-pensants ») soit à cause de sa rapidité, qui fait que le zèbre a parfois l’impression de passer son temps à attendre que les autres le rejoignent, soit par son refus de la facilité. En effet c’est une pensée qui ne peut supporter la norme, les lieux communs ou les raccourcis : le zèbre envisage quasi instantanément l’entièreté des possibles, il lui est donc très difficile de s’arrêter à une conclusion donnée. Par exemple, je suis souvent bien incapable d’émettre une opinion, puisqu’au moment où je m’apprête à la formuler, en même temps je vois toutes ses limitations, tout ce qui vient la contredire, toutes les nuances que je sens bien que je ne parviendrai pas à exprimer parce qu’elles sont trop subtiles… Et du coup je finis par dire que je ne sais pas, et on me croit sans avis, sans idée, inintéressant et stupide. D’autant plus que la pensée en arborescence se ramifie dans des zones du cerveau qui ne sont pas celles du langage : autrement dit, je n’utilise pas les mots pour penser, et j’ai du coup énormément de mal à m’exprimer. A l’écrit, je m’en sors bien (enfin, j’espère : à vous de me le dire !) ; mais à l’oral, j’ai toujours l’impression de bafouiller, de ne pas parvenir à finir mes phrases, de ne pas utiliser les termes que j’aurais souhaité. Maintenant, je commence à comprendre d’où cela vient : ma pensée partant dans tous les sens, il est très difficile de la ramener à un choix unique de mots. C’est comme s’il fallait faire passer une grosse pelote de laine dans un minuscule entonnoir. Cela explique aussi que je n’aie aucun sens de la répartie : je trouve toujours les bons mots, la phrase choc qui aurait cloué le bec à mon interlocuteur d’une façon magistrale… mais après coup, au calme, quand l’autre est parti et que la discussion s’est achevée (à mon désavantage).


Une autre caractéristique des zèbres est d’avoir les sens en ébullition, d’être hypersensible. Cela passe par un ressenti extrême des émotions, dont je parlerai ensuite ; cela signifie aussi avoir des sens plus développés que la normale, qui font que le zèbre remarque une foule de détails qui échappent complètement à son entourage. En ce qui me concerne, c’est principalement mon audition qui est surdéveloppée. Et là vous me direz que c’est super, cela ne peut avoir que des avantages, surtout pour un musicien ! Détrompez-vous. Une audition surdéveloppée, cela signifie que j’entends tous les bruits, même les plus insignifiants. En permanence. A en devenir fou.

La principale cause de mes difficultés à m’endormir, c’est mon cerveau qui tourne en boucle : il faut que j’attende une bonne demi-heure qu’il ait fini de ressasser toutes les pensées qu’il parvient à imaginer, et il y en a beaucoup. Au bout d’une demi-heure, soit cette production démesurée me réveille complètement, soit, si j’ai de la chance, cela m’épuise et je peux enfin m’endormir. Mais cela, c’est uniquement dans l’hypothèse où aucun bruit ne se fait entendre ! Ainsi chez mes parents j’étais fatalement le dernier de la maisonnée à m’endormir. Et comme mon père généralement se couchait assez tard, après tout le monde, il fallait que je supporte dans mon lit et dans le noir les bruits qu’il faisait pour fermer la porte, pour aller aux toilettes, pour se laver les dents, pour aller dans sa chambre, pour éteindre et allumer les lumières… Vous n’imaginez pas le boucan que peut faire un simple interrupteur dans cette situation ! C’est tellement stressant que, je n’y peux rien, je déteste instinctivement toutes les personnes qui m’empêchent de dormir. Pourtant mon père n’était pas tellement bruyant. Je me rends compte à présent que la plupart des personnes n’auraient jamais été gênées par des bruits aussi insignifiants, et certainement pas par le son des interrupteurs… Et j’aurais pu en parler à mes parents, de cette gêne, qui sait j’aurai peut-être découvert les boules Quies dix ans plus tôt ! Au lieu de cela je n’en ai utilisé pour la première fois que vers vingt ans, pour aller à un concert, et il a ensuite fallu au moins cinq années avant que je n’en trouve des suffisamment confortables pour dormir avec. Et encore, cela ne résout pas tout : l’année dernière encore, je me souviens avoir dormi dans un hôtel avec mes boules Quies fermement enfoncées dans mes oreilles et avoir été réveillé par le son du vibreur d’un téléphone dans une autre chambre !

Donc si je suis gêné par le moindre petit bruit, imaginez l’impact qu’avaient sur moi les gros sons, par exemple le bruit de mes frères se ruant dans les escaliers, les portes qui claquent, les cris, les voitures qui passent… Et il faut aussi que je vous explique autre chose pour que vous compreniez bien : les zèbres ont ce qu’on appelle un déficit de l’inhibition latente. Quésaco ? Une personne normale qui porte son attention sur quelque chose ne remarquera pas le reste de son environnement : si elle écoute une personne parler, elle n’entendra que cette personne-là. Alors qu’un zèbre voit tout et entend tout sans être capable de faire le tri. Il m’est ainsi extrêmement difficile de parler à quelqu’un dans un environnement bruyant puisque mon cerveau analyse tous les sons qui lui parviennent, sans pouvoir les filtrer. Et comme exemples d’environnements bruyants, on peut facilement imaginer une cour d’école ou une cantine scolaire : le déficit de l’inhibition s’ajoute ainsi à la longue liste des obstacles m’ayant empêché d’apprendre à participer à une conversation !

Qui plus est, je ne savais pas que j’étais seul à tout remarquer. Et j’étais ainsi toujours dans l’incompréhension : comment faisaient les autres ? Comment faisaient-ils pour entendre les paroles que je ne parvenais pas à isoler au milieu du brouhaha ? Je pouvais alors, doué sans le savoir d’une audition surdéveloppée, me penser sourd[1]… Ou à l’inverse, comment faisaient-ils pour ne pas remarquer des choses très évidentes ? Je ne comprenais par exemple pas que le reste de ma famille demande qui était la personne qui montait à l’étage, alors qu’ils avaient tous une façon bien particulière de gravir les marches de l’escalier et qu’il suffisait de prêter attention à cette signature sonore pour savoir de qui il s’agissait. Je ne comprenais pas non plus toutes ces interrogations pour savoir s’il y avait quelqu’un aux toilettes alors qu’on pouvait voir que de la lumière passait sous la porte ou que l’orientation de la petite fente de l’autre côté du verrou indiquait si ce dernier était tourné… Quant aux repas, je les ai déjà mentionnés mais vous comprendrez peut-être mieux maintenant à quel point il pouvait être fatiguant de suivre les conversations de mes frères et de mes parents tout en écoutant la radio !

Encore, j’ai de la chance : je ne suis pas ultra-sensible du toucher. Alors oui, bien sûr, les étiquettes de mes vêtements me démangent, en les coupant c’est parfois pire, et je supporte mal les pulls en laine, mais il me semble que ces démangeaisons restent dans le domaine du supportable et elles me semblent normales. Concernant la vue, j’ai pris refuge dans la myopie, et en plus je suis un peu daltonien (impossible pour moi de repérer des taches rouges au milieu de vert, par exemple si on me montre un cerisier plein de fruits je ne verrai pas les cerises). Pourtant, une fois ma vue corrigée je repère quantité de petits détails et j’ai un réel besoin de voir le plus net possible. Pour l’odorat, je ne sais pas trop, car une allergie aux acariens et de trop grandes prescriptions de corticoïdes en pulvérisateurs nasals[2] m’ont complètement bousillé ce sens-là. C’est chez mes enfants que je retrouve cette sensibilité : depuis leur chambre ils sont toujours capables de deviner exactement quel plat j’ai préparé pour le repas, rien qu’à l’odeur ils sentent si ce sont des pates ou du riz qui cuisent. Pour le goût c’est également plus difficile à savoir : quand j’étais petit, j’avais vraiment du mal à avaler les carottes courgettes vapeur sans assaisonnement de ma mère, mais était-ce parce que je ressentais cette mauvaise saveur trop fortement ou parce que c’était réellement mauvais ? En tout cas maintenant je m’en veux un peu d’avoir forcé ma fille à manger des aliments qu’elle trouvait dégoûtants, car je comprends comment un sens exacerbé peut transformer un petit désagrément en véritable cauchemar…


Voilà pour les sens en éveil permanent. Mais l’hypersensibilité ne se limite pas aux sens : elle s’étend aux émotions. Et là, cela devient compliqué, puisque si vous vous souvenez j’ai expliqué au début de ce livre qu’il fallait que je me reconnecte à mes émotions, comme si je les avais perdues. Je serais donc hypersensible mais coupé de mes émotions ? Eh bien oui, et ce n’est pas si impossible une fois qu’on y réfléchit un peu. A ce qu’il semble (mais ma compréhension de ce sujet est encore balbutiante) j’étais un petit garçon extrêmement émotif, mais j’avais peur de ces émotions, justement parce qu’elles étaient trop fortes. En plus, je n’étais vraisemblablement pas encouragé (voir autorisé) à les manifester : il ne fallait pas faire de bruit, je ne devais pas me faire remarquer et pourtant les émotions devaient me donner envie de crier, de bouger, de réagir. Et il y avait également les émotions des autres, que je ressentais comme les miennes sans savoir qu’en faire. Je me suis donc érigé une barrière, une muraille pour ne plus ressentir ces émotions trop fortes qui m’assaillaient. Je m’en suis coupé. Cela fait si longtemps que ce processus est à l’œuvre que je ne ressens plus que les émotions extrêmes : de l’exubérance en cas de joie, une rage puissante en cas de colère, et une immense déprime en cas de tristesse. J’ai l’impression d’avoir perdu toute nuance.

D’ailleurs c’est aussi un paradoxe chez les zèbres, la question de la nuance : notre hypersensibilité nous permettrait de percevoir le monde de façon bien plus riche, notre pensée en ébullition nous interdit de tirer des conclusions hâtives, mais en même temps nos rayures noires et blanches sont nettement séparées et nous pouvons avoir une idée très précise de ce qui est bien et ce qui est mal. Pour la confiance par exemple je vais souvent faire entièrement confiance à quelqu’un, jusqu’à être déçu et ne plus faire du tout confiance, je ne conçois pas de juste milieu dans ce domaine. Je suis extrêmement sensible à l’injustice, d’ailleurs les choses sont justes ou ne le sont pas, je n’aime pas les compromis bancals.

Et le plus grand paradoxe du zèbre, c’est ce que m’a expliqué ma psy (oui, j’ai une psy, je ne serais pas arrivé là tout seul ; en même temps je ne l’ai encore vue qu’une fois) : le zèbre cherche désespérément à ressembler aux autres, à vouloir s’intégrer sans se faire remarquer, alors qu’avec ses rayures personne ne le prendra jamais pour un cheval. Ainsi je ne comprenais pas que j’étais d’une nature différente des autres, alors que pour les autres a priori c’était tout-à-fait évident. Et j’ai cherché à ressembler à un cheval alors que c’était impossible, au lieu de prendre soin de mes rayures, d’en être fier et de vivre avec.

D’où le titre : chercher mes rayures, c’est pour moi reprendre contact avec ce qui fait ma différence, pour m’en nourrir au lieu de le cacher. Je dois réussir à comprendre que je ne suis pas moins exceptionnel qu’un autre et que j’ai le droit d’exister tel que je suis. Pour le moment, ce n’est pas gagné, et nous verrons pourquoi prochainement. Pour l’heure, il est temps de clore ces pages consacrées à la petite enfance pour entrer dans l’univers impitoyable des années de collège.


* Mes parents aussi m’ont pensé sourd, plus tard, car je n’entendais pas quand on m’appelait à table à cause de la musique que je mettais à fond pour tenter d’étouffer tous les autres bruits. L’audiogramme a révélé que j’entendais beaucoup mieux qu’eux. Et encore, je ne pense pas que le test ait été très fiable car quand j’avais le casque isolant sur les oreilles et qu’il fallait que je cherche à entendre les bruits que l’ORL envoyait dans l’un ou l’autre des deux écouteurs, j’étais tellement concentré que j’entendais des conversations à l’étage au-dessus, et cela me gênait.

** Si je tiens le type qui a inventé le Derinox, je lui en fais bouffer ! Ou la faute revient-elle aux médecins pour me l’avoir prescrit sans m’avoir suffisamment mis en garde ? J’ai été littéralement dépendant à ce médicament pendant plusieurs années, incapable de m’endormir sans mon pschitt quotidien… Le sevrage fut rude et laissa des traces.

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