La neige

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Cette classe de neige dura deux ou trois semaines. Nous nous rendîmes en Italie en car ; le voyage fut très long mais je parvins à résister à la tentation de dévorer d’un coup l’énorme sachet de friandises avec lequel ma mère m’avait approvisionné, économisant ce trésor pour pouvoir le déguster tout au long du séjour. Bien mal m’en prit puisque toute nourriture fut confisquée à l’arrivée, et je n’en revis jamais la couleur ; les adultes justifièrent ce vol en prétextant que ce serait plus équitable si les bonbons étaient redistribués entre tous les enfants, mais comme je ne revis aucun des miens, que j’avais bien mémorisés, dans les mains d’aucun enfant, je soupçonnais fort les adultes de les avoir gardés pour eux. Dans le car nous vîmes deux films : un film avec Eddie Murphy jeune (sans doute le premier film que je voyais avec uniquement des Noirs, et aussi avec des rires enregistrés), et le Baron de Münchhausen de Terry Gilliam. Quel contraste ! Mais ne pouvant faire abstraction des bruits ambiants, je n’entendis aucun des dialogues et ne compris rien ni à l’un ni à l’autre.

A l’arrivée en Italie, nous fûmes installés dans un bon hôtel avec plusieurs étoiles. Nous étions dans des chambres de quatre, avec des lits superposés. Je me souviens surtout de la nourriture de l’hôtel qui était particulièrement bonne, avec des pâtes ou des raviolis en entrée à tous les repas et du parmesan à volonté, à soupoudrer à la petite cuiller en le prenant dans de petits ramequins qui circulaient le long de la très longue table de banquet où tous les enfants étaient installés. Cela sentait très bon ; c’est une odeur que je retrouve parfois dans certains établissements, et qui associe pour moi immanquablement le ski au fromage italien et à la chaleur des pâtes fraîches.

A l’hôtel nous avions des cours une partie de la journée, dont des cours sur l’histoire de l’Italie et quelques leçons d’italien qui furent malheureusement très vite oubliées ; le reste de la journée, nous allions sur les pistes. J’appris ainsi le chasse-neige et quelques autres rudiments, tout ce qu’il était traditionnel d’apprendre pour débuter le ski, et nous descendîmes des pentes, sans que je me souvienne vraiment si j’y prenais plaisir ou non. En réalité, je me souviens davantage des remontées mécaniques que des descentes à ski : il y avait les télésièges, très longs, dans lesquels certains élèves s’étaient embrassés pour la première fois (nous avions tous dix ans, c’était l’âge des débuts pour les plus débrouillards… moi, il me faudrait attendre encore une bonne décennie), et les tire-fesses. Je détestais les tire-fesses, et tombai plusieurs fois. Je ne sais si je les détestais parce qu’ils me faisaient tomber ou s’ils me faisaient tomber parce que je les détestais, mais je garde en tête l’image d’un crochet de métal me traînant sur la neige par un bras alors que j’étais affalé par terre, sans savoir s’il fallait lâcher prise ou continuer de se cramponner en espérant se redresser, et plein de honte de rater quelque chose qui semblait si simple pour les autres… Du coup ce qui me plaisait surtout dans le ski, c’était quand c’était fini, et il y a une deuxième odeur que j’associe encore à ce sport : celle du chocolat chaud que nous prenions à la station après l’effort, autant pour nous réchauffer le corps grâce à la boisson que pour redonner vie à nos doigts par la chaleur du gobelet. Après le chocolat chaud nous reprenions le car pour retourner à l’hôtel et je restais le visage collé à la fenêtre, en m’imaginant un petit bonhomme skier sur les toits des maisons ; il devait sauter tous les espaces entre les habitations et il fallait donc rester très concentré pour ne pas le faire tomber...

Cette année-là je m’étais rapproché de deux autres enfants, et nous nous arrangeâmes pour être dans la même chambre, sans doute avec un quatrième dont l’identité ne me revient pas nettement. Ces deux garçons étaient Tim et Joâo. Je n’étais pas très proche de Joâo qui était surtout l’ami de Tim ; c’était un enfant relativement normal, mis à part qu’il était fan de Mickaël Jackson et cherchait à nous expliquer comment il était capable de se pencher en arrière sans tomber, à quoi nous lui répondions que les lois de la physique rendaient cela impossible et qu’il devait avoir des chaussures lestées. C’était aussi Joâo qui embrassa Loraine sur le télésiège, on imagine donc qu’il était assez différent de moi. Tim me ressemblait plus, sans que je m’en rende vraiment compte à l’époque. C’était un enfant original, assez extraverti mais trop bizarre pour être accepté : il devait donc être victime du même rejet que moi, même s’il était plus souriant et paraissait moins en souffrir. Il avait une pensée foisonnante mais en étant très brouillon ; ainsi à l’école il avait certainement plein d’idées sur comment résoudre les problèmes, mais était desservi par une écriture exécrable que les enseignants avaient sans doute rarement le courage de déchiffrer, et qui ne s’améliora pas par la suite*. Il était aussi précocement geek : il avait chez lui une collection de vieux ordinateurs fonctionnant avec de grandes disquettes molles (des 5"1/4), remplies de jeux qui semblaient ne pas exister ailleurs. Il me semble qu’il était autant fan de Lego que moi et que nous aurions pu être plus proches ; j’ai honte de penser que peut-être je n’avais pas réussi à passer outre l’opinion des autres à son égard, que peut-être je ne cherchai pas à trop me rapprocher de lui pour que son excentricité ne déteigne pas sur moi et ne m’isole encore davantage. Mais je suis peut-être aussi trop dur avec moi-même : son cerveau était sans doute autant en ébullition que le mien, et du coup cela le rendait intéressant mais fatiguant, son foisonnement étant démultiplié par le mien et réciproquement. J’ai appris récemment que les interactions entre deux personnes ayant ce type de fonctionnement sont généralement tellement riches qu’il faut prendre le temps pour décanter, il faut laisser un moment à la tête pour se vider : le côtoyer tous les jours à l’école n’était sans doute pas l’idéal.

* Au collège il choisit d’apprendre le russe et le grec : imaginez ce que cela devait donner avec d’autres caractères ! Non content de maltraiter les lettres usuelles, il choisit la difficulté en apprenant des alphabets différents…

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