Le canevas

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Voilà pour conclure sur mes deuxièmes vacances, plus courtes mais tellement plus enthousiasmantes que les premières. Et maintenant, je suis en train de réfléchir à une transition vers le prochain sujet, que je n’ai pas encore choisi, quand sans prévenir mon cerveau me bombarde de souvenirs sans crier gare : en parlant des vacances, j’ai d’abord repensé au petit canif avec lequel je coupais des fougères pour construire une cabane et guetter les écureuil dans un gîte estival, mais tout de suite après je me suis souvenu d’une autre occupation de ce même été à savoir le tricotin (pour celles et ceux qui ne connaissent pas, c’est un bonhomme en bois qui permet, avec une grosse aiguille, de réaliser des scoubidous en laine), ce qui m’a fait embrayer sur une activité voisine : le canevas. Oui, quand j’étais petit, je faisais des canevas. Et je ne sais pas si je l’ai dit, mais je suis un garçon. Et ce qui est vraiment dingue, c’est que j’ai pu être moqué pour des tas de raisons idiotes pour lesquelles je n’y étais vraiment pour rien, alors que de faire du canevas, qui était une activité choisie, assumée, cela ne s’est jamais transformé en sujet de moquerie. Étais-je suffisamment conscient de l’aspect transgressif (pour un garçon) de cette activité pour n’avoir abordé le sujet qu’avec mes amis proches, qui auraient été suffisamment loyaux pour ne jamais moufter ? Sans doute, pourtant je n’ai pas vraiment souvenir qu’en faisant du canevas j’avais l’impression de faire un « truc de fille ». En effet, je n’avais absolument rien contre les trucs de fille, mais je pense que j’avais suffisamment de mal à m’intégrer pour ne pas me risquer sur ce terrain-là*. Non, c’était simplement une activité peu commune, que je faisais parce que cela me plaisais.

Ma mère avait réalisé plusieurs canevas, dont certains étaient encadrés et ornaient les murs de notre maison. Ce fut donc elle qui nous initia (nous, car mon frère y passa aussi, à la différence qu’il en resta à une ou deux pièces de petit format). Il y avait aussi chez mes grands-parents paternels un immense canevas dans la salle à manger, qui devait bien faire deux mètres de large et avait été tissé par l’une ou l’autre de mes aïeules, et qui représentait un oiseau, sans doute un coq, sur fond noir avec des feuilles et une lune (je m’aperçois que l’image est assez nette dans mon esprit mais que je ne comprends plus vraiment ce qu’il pouvait représenter, car les coqs ne hurlent pas à la lune…). Mais peut-être devrais-je commencer par décrire ce qu’est un canevas, pour celles et ceux qui n’auraient pas eu la joie de s’adonner à cette activité ?

Il s’agit à la base d’une image colorée qui est imprimée sur une grille de tissu. Cette grille est formée d’un entrecroisement de fils (un peu comme une raquette de tennis, mais en plus serré) formant plein de petits trous carrés. Le but de l’opération est de réaliser un tableau laineux en reliant tous les trous entre eux avec des pelotes de la bonne couleur, au moyen de deux techniques (un expert en connaîtra certainement davantage, moi j’en connaissais deux). La première consiste à réaliser toujours le même point très petit et en diagonale, c’est-à-dire en reliant un trou avec celui se situant immédiatement en haut à droite. Pour continuer, on refait sortir le fil par le trou d’en dessous, en on réalise une nouvelle diagonale. C’est la technique la plus longue mais la plus précise, qui permet d’atteindre une certaine uniformité. Elle est plus adaptée aux petits formats, mais l’immense oiseau de chez mes grands-parents était réalisé de cette façon-là… Je n’ose imaginer le temps qu’il fallut pour l’achever, dix ans peut-être ? La seconde technique est plus rapide, car elle permet de sauter des trous : les fils de laine sont strictement verticaux (on peut éventuellement inclure des parties horizontales pour varier, mais dans tous les cas il faut que ce soit droit), on commence d’un côté d’une zone de couleur, et on va jusqu’à l’autre côté, jusqu’à un changement de couleur, jusqu’à la frontière. Cela peut sembler très mécanique, mais il faut tout de même choisir les bonnes couleurs parmi les pelotes que l’on aura acheté au départ (elles sont en principes indiquées sur la toile, voire associée à des numéros pour être sûr de ne pas se tromper), et surtout il faut pour chacun des trous formant le contour d’une forme se demander si on doit l’associer à telle couleur plutôt qu’à une autre, car en effet un fil commence à un endroit précis et s’arrête à un endroit tout aussi précis, alors que dans la vraie vie et donc sur l’image imprimée les choses ne sont pas aussi nettes. Pour faire simple, l’image imprimée n’est pas pixélisée (quand j’étais petit le terme n’était même pas à la mode), c’est à nous de faire le travail de pixellisation, sans l’aide d’un ordinateur. Mais ensuite pour le reste, oui, c’est un peu mécanique.

Je réalisai dans mon enfance trois canevas. Le premier fut un raton-laveur, gris et marron sur fond vert et jaune, qui devait mesurer une douzaine de centimètres de côté, avec des trous très larges et de la laine très épaisse, et que je fis avec la première technique. Il n’était pas très long à faire et j’en vins vite à bout. Je suppose que mes parents me l’avaient acheté sur un coup de tête, ou pour me faire patienter lors d’une visite de ma mère dans une boutique de mercerie où elle choisissait du matériel pour ses propres travaux ; sans doute ne s’imaginaient-ils pas que j’allais rapidement demander quelque chose de plus complexe. Pourtant, ce fut ce qui se produisit : j’étais content de mon petit raton-laveur mais il m’avait paru trop simple, il me fallait plus grand. Nous retournâmes ainsi à la boutique (ou dans une autre, peu importe) pour acheter le second canevas : je choisis une image de Pluto, le fidèle chien de Mickey. Il était orange avec un collier et des oreilles noires, un os blanc dans la bouche, et derrière lui une pelouse verte sous un ciel bleu avec quelques nuages blanc (vous vous représentez bien la couleur des pelotes de laine ?). Et non seulement la toile était bien plus grande, atteignant je pense les vingt centimètres de côté, mais encore les fils étaient bien plus serrés, ce qui supposait un nombre de trous bien plus important tout en demandant d’utiliser une laine bien plus fine. Il s’agissait toujours d’utiliser la première technique, celle qui était très minutieuse, et j’avais peut-être vu un peu trop grand, car il me semble que la durée des vacances ne me permit pas de le terminer, et peut-être même le mis-je de côté une fois rentré à la maison. Mais je finis par le ressortir et l’achever, et une fois qu’il fut complété, je me sentis tout de suite capable de grandes choses, je voulais un vrai canevas, pas quelque chose pour les enfants, non, plutôt un de la taille de ceux qui étaient accrochés chez moi, ceux que ma mère avait faits.

Ma mère m’emmena donc une nouvelle fois dans une mercerie, il me semble que nous allâmes à Versailles pour l’occasion. Et je choisis un grand canevas de cinquante centimètres sur quarante, qui représentait un grand hibou et une petite chouette posés côte à côté sur la branche d’un arbre, sous la pleine lune qui se détachait de la nuit violette**. Je mis plus d’une année à le terminer. Comme un peu tout ce que j’entreprenais, je commençai avec passion, puis délaissai l’ouvrage, le repris ensuite par sens du devoir pour ne pas le laisser inachevé, puis l’abandonnai à nouveau, avant de le terminer grâce à un regain inattendu de motivation. Quand il fut achevé, il fut attaché à une planche de bois et suspendu au mur de ma chambre. Au regard du temps passé et de l’accomplissement que cela représentait (pas en termes de difficulté technique mais en tant que victoire contre la lassitude et la répétition des gestes) je pense qu’il aurait bien mérité un vrai cadre.

Je viens de quitter mon ordinateur pour aller dans la chambre de mon fils, saisi de l’envie de jeter un coup d’œil à ce symbole de mon enfance. Finalement je l’ai décroché, j’ai mis à la place un petit tableau représentant un avion qui était posé sur une étagère et masquait un peu le canevas, j’ai pris ce dernier avec moi et l’ai installé dans ma chambre à côté de mon écran. Je peux désormais le voir en levant les yeux. Oui, il mérite un vrai cadre, il n’est pas en valeur comme cela.

J’ai parlé de symbole : que représente pour moi ce canevas ? Que représentait-il quand je passais la laine dans le chas de l’aiguille pour réaliser les points un à un ? Aujourd’hui il me semble représenter la persévérance, il pourrait me redonner confiance dans ma capacité à aller au bout de quelque chose ; il pourrait me rappeler qu’une passion subite pour une activité ne suffit pas pour se réaliser, il faut entretenir la motivation et se mettre à la tâche quoi qu’il arrive car il y aura des hauts et des bas mais le résultat en vaudra la peine. La peine ? J’aurais pu acheter un tableau tout fait, alors est-ce que cela en valait la peine ? Non, je crois que ce n’était pas le résultat final qui me motivait, cela n’aurait pas suffi. C’était l’action elle-même, le fait de tendre vers quelque chose. Aller au bout, achever l’œuvre, au fond, c’était simplement une sécurité pour éviter de futurs découragements, pour me donner suffisamment d’accomplissement pour que je ne m’abstienne pas de commencer une activité en me disant que cela ne déboucherait sur rien, mais au final est-ce que je cherchais vraiment à accomplir quelque chose ? Peut-être pas.

J’ai lu un jour la quatrième de couverture d’un livre pour enfants qui précisait que l’auteur apprenait chaque année à jouer d’un nouvel instrument : je crois que c’est cela que j’aimerais faire et qui me conviendrait, car c’est dans la nouveauté, la difficulté des premiers pas, que je m’épanouis. Ensuite, vient un mur, une barrière, un plafond.

Mais pour en revenir au canevas, ne suis-je pas en train d’éviter l’évidence pour ne pas parler de ce qu’il devrait forcément signifier, à savoir ma part de féminité ? Peut-être, mais je ne crois pas que dans mon esprit la féminité soit associée aux travaux d’aiguille. Néanmoins, il est tout à fait possible que je n’aie pas assez exploré le féminin en moi. Que j’aie associé ou non la réalisation de ce canevas à une activité réservée aux femmes, il est sûr que je ne me suis jamais reconnu dans les caractéristiques normalement attribuées aux garçons. Pour moi, un groupe exclusivement composé de garçons est voué dans l’immense majorité des cas à passer son temps à faire des blagues pourries à connotation sexuelles puis à parler de foot. Ou dans l’ordre inverse, parfois, pour varier : ils commencent à parler foot et les obscénités viennent après, mais elles ne sont jamais très loin. J’ai toujours été frappé de l’incapacité qu’ont les groupes de garçons à s’autoréguler pour s’empêcher de faire des remarques idiotes à la moindre vue d’une fille, tandis qu’il me semble que les pensées qui me viennent à l’esprit quand j’aperçois une représentante du genre féminin sont bien plus nobles et chérissables, et seraient souillées si je les partageaient avec de frustres mâles.

A l’époque qui nous intéresse, celle de l’école primaire, je n’avais pas encore tiré de conclusions aussi définitives, pourtant j’aurais certainement été bien plus à l’aise avec les filles, d’ailleurs à l’exception de mes amis tous les enfants de cette époque dont j’ai quelques souvenirs sont des filles. En allant plus loin, je dirais même que toutes les filles de ma classe me laissèrent quelque souvenir, alors qu’il ne me semble pas que je puisse dire la même chose de tous les garçons, parmi lesquels il y a un grand nombre de visages qui restent flous, de noms qui restent oubliés. En plus, je crois que ce furent les seules (hormis mes deux amis) à m’inviter à leurs anniversaires : plusieurs d’entre elles avaient l’habitude d’inviter l’ensemble de la classe, je me rendis donc à plusieurs petites fêtes, sans que je sois particulièrement proche des filles en question. Ou est-ce que je comptais pour elles sans m’en rendre compte ? Il est possible que l’idée qu’elles aient invité toute la classe ne soit qu’une reconstruction a posteriori pour justifier le fait que je puisse avoir été choisi alors que je me jugeais insignifiant : certes il y avait de nombreux enfants, mais toute une classe ? Cela aurait tout de même fait beaucoup. En même temps, certaines avaient de vraiment grandes maison dans de vraiment grandes propriétés… Mais je garde un souvenir très flou de ces anniversaires : je pense que je ne savais pas m’y amuser, j’étais à l’aise pour participer à la traditionnelle chasse au trésor mais le reste du temps je me sentais très seul. Oui, plus j’étais entouré, plus je me sentais seul, puisque je percevais de façon plus nette ma difficulté à aller vers les autres, alors que je ne demandais que cela. Et il dut y avoir quelques « booms ». Je ne me souviens plus trop. Sans doute que s’il y en eut, je suis parvenu à effacer de ma mémoire ces souvenirs trop douloureux, ayant trop honte de mon incapacité radicale à me mettre à danser devant d’autres enfants. Sauf une fois. Enfin, je ne veux pas dire qu’il y eut une fois où je serais parvenu à danser, mais qu’il y eut bien un tel épisode, et que je n’ai pas réussi à l’oublier. En CM2, nous avions fait une classe de neige en Italie et il y eut une « boom » (peut-être même plusieurs…***) : je me souviens assez nettement de la chaise à laquelle je restais cramponné comme un naufragé à sa bouée.

* Mon troisième prénom est neutre, et en ce moment je pense à me l’approprier davantage… Il y a sûrement matière à creuser de ce côté-là. J’estime aussi beaucoup le combat des personnes trans (et de tou·tes les LQBT+) mais est-ce que cela va au-delà d’une simple solidarité pour les autres atypiques ?

** Oui, je sais, la chouette n’est pas la femelle du hibou, comment un fin connaisseur des animaux comme moi pouvait-il pardonner une erreur aussi grossière ? Eh bien, ils étaient mignons tous les deux.

*** Argl !

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