La montagne

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Je pense qu’en décrivant cette constipation libératrice des premiers jours, j’ai fait le tour de ce qu’il y avait d’intéressant à dire sur mes vacances à cette époque. Du moins sur les vacances avec mes parents. Parce qu’heureusement, j’avais la chance d’avoir d’autres vacances, celles-là beaucoup plus intéressantes. Je n’y étais pas particulièrement moins coupé du monde puisque je restais à l’intérieur d’un cocon familial, mais d’une part il se composait de personnes plus bienveillantes à mon égard, et d’autre part ces vacances se déroulaient dans un lieu infiniment plus attirant. Ainsi, tous les ans, je rejoignais mes grands-parents paternels en compagnie de mon cousin Gauthier, à Chamonix-Mont-Blanc.

C’était le rêve ! D’abord, parce que nous avions le droit d’aller acheter un jouet en arrivant (généralement une boîte de Lego), mais pas que. Les montagnes qui nous surplombaient étaient vraiment libératrices, belles à couper le souffle. Aujourd’hui, si je veux penser à un lieu où je peux me sentir bien, il n’y a que les montages de Chamonix qui me procurent le sentiment d’être à une endroit qui me convienne, dans un environnement qui ne me rejette pas, où j’ai ma place sans me poser de questions, particulièrement si je m’imagine en train de regarder la ville depuis les hauteurs, à mi-chemin d’un sommet, alors que moi et les environs semblent gigantesques par rapport aux minuscules et insignifiantes habitations. Parce que quand j’y étais je prenais de la hauteur, du recul, sur les choses et sur la vie : je pouvais souffler.

J’allais à Chamonix en train. Mes parents m’amenaient à la gare à Paris, et je prenais un TGV spécial où les enfants pouvaient voyager sans leurs parents grâce à une grosse pochette verte qu’il fallait garder autour du cou. Cette pochette comprenait les informations indispensables à ma survie, et je suppose qu’elle s’accompagnait d’un animateur ou d’une animatrice qui nous surveillait dans le wagon, mais je ne me rappelle aucune interaction avec un adulte dans le train. En revanche, il y avait mon cousin, qui soit montait à Paris avec moi s’il était chez son père qui y avait un petit appartement pour le travail, soit montait en cours de route lors d’un arrêt à Mâcon s’il était chez ses autres grands-parents. Le train nous emmenait jusqu’à Bellegarde, où mes grands-parents (ceux que nous avions en commun, mon cousin et moi) venaient nous chercher en voiture. C’était lors de cette dernière portion de trajet que la montagne commençait réellement ; c’était assez long et il y avait un immense pont suspendu que les voitures devaient franchir, et puis des virages si serrés et si près des pentes vertigineuses que les rebords étaient protégés d’un mur de béton, donnant l’impression de se trouver dans un circuit de course (surtout au retour, quand la voiture descendait).

Au début mes grands-parents louaient une maison dans les environs de Chamonix, puis ils finirent par acheter un appartement à Chamonix même. Cet appartement était au deuxième étage d’un immeuble qui faisait partie d’un complexe formé par deux bâtiments identiques : deux grands immeubles blancs avec des balcons aux rambardes de bois, situés juste à l’extrémité de la ville, avec une particularité qui faisait qu’on pouvait les repérer de très loin, et qui était que leurs toits étaient en quelque sorte inversés : ils étaient constitués de deux pentes qui se rejoignaient au milieu et remontaient vers les bords extérieurs là où les pentes d’un toit classique descendaient. Il y avait de nombreux appartements à l’intérieur de ces immeubles, et celui de mes grands-parents était formé par la réunion de deux logements à l’origine séparés, si bien qu’il était assez grand pour un appartement de montagne dans un immeuble prévu pour les vacanciers et les skieurs. Il y avait ainsi d’un côté une chambre avec deux petits lits, où mes grands-parents dormaient ordinairement mais qu’ils laissaient aux invités quand cela était plus commode, et donc que nous occupions mon cousin et moi quand nous étions avec eux.

Et là, je suis désolé, mais il faut absolument que je décrive au moins un peu les couvre-lits. Cela n’a sans doute pas grand intérêt, mais ils sont pour moi si inextricablement liés au temps passé à Chamonix que je ne pourrais pas faire l’impasse sur leur description sans avoir l’impression de passer à côté de quelque chose d’important. Peut-être était-ce parce que nous jouions beaucoup sur les lits, mon cousin et moi, nous racontant des tas d’histoires, avec nos briques et personnages de plastiques, qui faisaient intervenir les creux et les bosses formés par ces couvre-lits ; nous jouions sur les lits parce qu’il n’y avait absolument pas assez de place pour jouer par terre. Ces couvre-lits, donc, étaient d’un vert assez foncé, et parcourus de lignes horizontales en relief ; notre grand-mère tenait à ce que nous fassions correctement nos lits et que chaque matin nous remettions les couvre-lits en place même si, comme nous n’en avions pas chez nous, nous n’en comprenions pas vraiment l’utilité.

Nos lits étaient séparés par un fossé (enfin c’était juste un espace, mais dans nos jeux il jouait le rôle d’un canyon) large de quarante centimètres tout au plus, juste ce qu’il fallait pour pouvoir accéder aux étagères qui surplombaient les têtes de lit. Il y avait une penderie de l’autre côté, fermée par un épais rideau, et une fenêtre. J’occupais le lit du côté de la fenêtre ; par les nuits de grand vent, les volets de cette dernière faisaient un bruit épouvantable, et mon grand-père devait les empêcher de trop bouger avec de petites cales en carton.

Dans cette partie de l’appartement, il y avait un étroit cabinet de toilette, avec un WC, un lavabo, et une douche mais qui était occupée par une machine à laver. Si j’ai bien compris, aux autres étages là où cette partie formait un appartement entier à elle seule, il y avait des lits qui pouvaient se rabattre verticalement dans une armoire, pour que ce soit vivable, qu’il y ait tout de même un minimum de place pour se mouvoir.

Chez mes grands-parents, ce n’était plus nécessaire parce qu’il y avait l’autre partie de l’appartement : tout d’abord un long couloir le long duquel on laissait ses chaussures (et avec les chaussures de montagne, cela pouvait représenter un certain nombre de paires !), avec sur le côté gauche une salle de bain pourvue d’une baignoire, d’un évier et d’un WC ; cette salle de bain était utilisée par mon grand-père, l’autre par ma grand-mère. Puis, au bout du couloir, la pièce principale, avec à gauche une tout petite cuisine, en face un placard et à droite le salon, qui comprenait deux parties : une première avec un canapé doté d’un tiroir permettant de coucher une cinquième personne, ainsi qu’une table et quatre chaises. Et une seconde partie, avec au fond un autre canapé, celui-là convertible en lit à deux places, avec une table basse en verre*. Entre les deux parties, un grand buffet dont le bas pouvait se soulever pour se transformer en une seconde table, que mon grand-père utilisait pour écrire son courrier. A ce buffet était suspendu le téléphone, et en-dessous du téléphone il y avait une chaise en plastique où s’installait ma grand-mère quand elle s’occupait des conversations à distance (mes parents, qui reproduisaient beaucoup de schémas de mes grands-parents paternels et a priori aucun de mes grands-parents maternels, avaient le même fonctionnement : au téléphone c’était la femme qui parlait, on ne parlait à l’homme qu’en des occasions particulières, si on avait un problème technique dont il devait s’occuper, ou s’il fallait lui souhaiter son anniversaire). Tout au fond, une porte-fenêtre donnait sur un grand balcon formant un angle, depuis lequel nous pouvions jeter des parachutistes ou perdre nos chaussons.

Voici donc, décrit sommairement, l’appartement dans lequel je passai les plus beaux moments de mon enfance, même si bien sûr l’intérêt principal de Chamonix se situait à l’extérieur : mes grands-parents, surtout mon grand-père, étaient en forme et nous emmenèrent dans beaucoup de promenades, sans doute d’abord en s’aidant des remontées mécaniques les premières années pour nous épargner le dénivelé, puis directement depuis l’appartement, ou en se rapprochant d’un sommet ou d’un point de vue en voiture. Depuis la résidence, en deux heures nous pouvions être à la Mer de Glace, en empruntant un sentier qui démarrait derrière des pistes de luge d’été. Ces pistes de luge, en dehors des balades nous les empruntions assidûment, sans doute au grand dam du portefeuille de ma grand-mère, même si je ne crois pas qu’elle ait jamais mentionné le coût des descentes. Je ne me souviens plus précisément à quelle année je fis telle ou telle promenade et si je les fis avec mes grands-parents ou seulement avec mon cousin, plus tard, ou encore tout seul ; mais avec les années je dus faire à peu près toutes les balades en partance de Chamonix qui ne nécessitaient pas de passer une nuit en refuge, et il y en avait un paquet.

J’allais aussi dans l’appartement avec mes parents, souvent aux vacances de Pâques, puisque mes grands-parents prêtaient l’appartement à leurs enfants dès qu’eux-mêmes n’y étaient pas. Nous étions alors cinq dans ces deux petites pièces, et je devais dormir dans le tiroir du canapé du salon, dans la même pièce que mes parents. C’était beaucoup moins agréable, mais c’était Chamonix quand même.


Que conclure de cet amour de la montagne ? Y aurait-il une idée à retirer de ces souvenirs de vacances qui me permettrait d’avancer dans ma quête pour me reconnecter à mes émotions ? Ce qui semble le plus évident, c’est que l’endroit où j’étais le plus à l’aise était celui où je passais du temps dans un environnement différent, loin de l’école et loin de ma famille proche. J’échappais donc aux contraintes du quotidien, je pouvais souffler, respirer ; je n’avais plus besoin d’être anxieux au moindre bruit dans l’environnement, les repas se passaient dans une atmosphère détendue : tout ce qui jour après jour me pesait, tous les petits riens qui m’oppressaient, toutes ces stimulations négatives qui faisaient que je vivais comme sous une chappe de plomb, tout cela s’envolait. Je pouvais donc à peu près être moi-même. Mais l’étais-je réellement ? Si j’étais plus détendu, que je me ressourçais au contact de la nature, que je redécouvrais qu’il était possible de parler avec des gens de sa famille, que je pouvais jouer au quotidien avec mon cousin, il me semble que les dégâts étaient déjà trop importants pour que je puisse me libérer tout seul. Par exemple je ne parlais pas avec mes grands-parents de comment les choses se passaient pour moi à l’école, du peu d’amis que j’y avais, des enfants qui me harcelaient, ou de la piètre qualité de mes relations avec mes parents ou mes frères. Je n’en parlais pas non plus avec mon cousin. Je pouvais donc essayer d’oublier, reléguer toute l’anxiété un peu plus en arrière-plan, mais je ne pouvais pas guérir. Pour cela, il aurait fallu quelque chose de plus fort, un choc émotionnel, une rupture plus fondamentale. Mais bon, les montagnes m’apaisaient, je redevenais un peu plus joyeux ou un peu moins triste, et c’était déjà ça. Aujourd’hui, je peux penser aux hauteurs de Chamonix pour restaurer ce semblant de paix intérieure, en ravivant ces souvenirs par une sorte d’auto-hypnose. C’est un bon outil, mais ce n’est que cela, un truc, une astuce pour me calmer. Est-il possible d’aller plus loin ? Impossible de le savoir sans y retourner en personne ; en tout cas si je dois tenter d’expurger mes douleurs par une quelconque cérémonie expiatoire, si je dois atteindre un état de transe chamanique pour me libérer de toutes mes croyances limitatrices, ce serait sans doute le bon endroit.


* Un jour, je tombai sur cette table basse, en jouant avec une balle de ping-pong. La vitre se brisa en mille morceaux.

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