Le mal-être

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Au lieu d’apprendre comme il se devait la musique, j’allai donc chez plusieurs professeurs de piano, à leur domicile, en général des vieilles dames qui habitaient assez loin (il fallait prendre la voiture, alors que le conservatoire était juste à côté !) et qui avaient certainement confirmé mes parents dans leur choix en leur expliquant combien l’apprentissage classique aurait été ennuyeux. Et je commençai à jouer des morceaux sans grand intérêt, en y trouvant un peu de plaisir mais sans vraiment savoir pourquoi je faisais cela. Jusqu’à tomber, à dix ou onze ans, sur un professeur qui ne me faisait plus faire que des exercices et des gammes au métronome. Ma technique en avait sûrement besoin, mais il n’avait pas pensé à alimenter ma motivation, qui tomba complètement à zéro, et je convainquis mes parents de me laisser abandonner le piano, que j’allais laisser de côté pendant une bonne partie du collège*. Voilà pour ma première expérience avec la musique, et je rajouterais juste une chose : en ayant eu des leçons particulières plutôt que d’entrer dans une école, je fus privé de tout rapport social avec d’autres musiciens, et je crus longtemps que la musique était quelque chose de solitaire, de privé, alors que c’était un art qui aurait pu me permettre de m’exprimer et de m’ouvrir aux autres. C’était ainsi, au final, un moyen de plus par lequel mes parents réussirent à me priver de lien social.

Je dis un de plus, car il faut peut-être que j’insiste sur l’isolement dans lequel je vivais. Certes, j’allais à l’école, j’avais une famille, quelques voisins, et mes parents avaient deux couples d’amis ayant eux-mêmes des enfants. Mais au-delà de ce cercle somme toute déjà assez restreint, je côtoyais très peu de nouvelles personnes : il y avait les gens connus, dont ceux que je n’aimais pas et que je fuyais alors qu’eux cherchaient en général à me pourrir la vie, et ceux que j’appréciais et que je fuyais parce que je n’osais pas les approcher de peur d’être rejeté. Et c’était tout. Il n’y avait pas d’inconnus que je n’aurais su dans quelle catégorie ranger, à l’exception des rares nouveaux qui pouvaient intégrer l’école à chaque changement de classe (mes seuls amis potentiels, on l’a vu). Et cet isolement, qui me semblait bien sûr parfaitement normal à l’époque, était renforcé (oui, c’était possible) lors des vacances estivales.

Pour mes parents, les vacances consistaient à louer une maison dans l’endroit le plus reculé possible, et de n’y pratiquer que des activités qui ne nécessitaient aucun contact social, comme la randonnée par exemple. Ces maisons étaient toujours en France (je ne partis à l’étranger pour la première fois qu’à la veille de mes dix-huit ans), et une fois sur deux en Bretagne. Donc avec un certain pourcentage de journées pluvieuses à passer dans une maison avec pour seuls jouets ceux que j’avais pensé à amener, et sans musique (mais petit, je n’en écoutais pas vraiment. Oui, je faisais du piano sans écouter de musique, je ne commencerais à en écouter qu’au collège, quand j’aurais arrêté le piano. Comprenne qui pourra. J’avais tout de même un vieux mange-disque orange avec quelques 45 tours, mais c’étaient surtout des histoires : Michka, Winnie l’ourson raconté par Jean Rochefort, Niels Anderson… Plus un disque d’Anne Silvestre et un autre d’Henri Dès. Ce n’était pas énorme. Ainsi l’essentiel des musiques que je devais écouter étaient fournies par l’intervenant en musique de l’école, qui nous faisait répéter pour l’immanquable horrible kermesse de fin d’année, et je n’ai jamais entendu des chansons plus stupides que celles-là.).

Enfin, si, en réalité il y avait de la musique, elle marquait même fortement les vacances : mon père en mettait dans la voiture pendant les longs trajets (qui étaient vraiment longs, nous ne prenions pas toujours l’autoroute à l’époque). Je pouvais donc apprécier la beauté des cassettes choisies avec soin entre Pink Floyd, Ange et Neil Young…. Apprécier ? Non, n’exagérons pas : j’étais à l’arrière de la voiture et le bruit du moteur étouffait quasiment entièrement le son des haut-parleurs qui n’étaient placés qu’à l’avant, puisque mon père qui conduisait ne mettait de la musique que pour lui-même. Je passais donc mon temps à tendre désespérément l’oreille, sans oser demander à monter le son puisque la musique n’était pas pour moi, dans l’espoir d’entendre vaguement la mélodie principale dans les rares moments où, si l’on se souvient, mes frères ne parasitaient pas l’environnement sonore en chantant des slogans publicitaires.

Une fois le trajet terminé, c’était la découverte d’une nouvelle maison où nous allions rester plusieurs semaines, souvent un mois entier. Et la découverte s’accompagnait souvent d’un phénomène très étrange : l’arrêt des mouvements de mon intestin. Appeler cela de la constipation renverrait au phénomène une connotation négative alors que c’était l’inverse : les premiers jours, j’était débarrassé des douleurs fulgurantes qui le reste de l’année m’envoyaient aux WC à peine sorti du lit et ne me permettaient pas de tirer beaucoup de nutriments de mon petit-déjeuner, puisqu’à peine arrivé dans mon ventre il en ressortait. Or donc, à chaque fois que j’arrivais dans une nouvelle maison, pendant plusieurs jours je n’avais pas besoin d’aller aux toilettes. Il faudrait sans doute l’intervention d’un psychologue spécialisé dans ce domaine bien particulier des liens entre l’intestin et la santé mentale pour y comprendre quelque chose ; je mentionne le fait uniquement parce que je suis convaincu qu’il est très révélateur, mais je n’ai aucune idée de quoi. Peut-être me sentais-je libéré, sachant qu’aucun bully ne viendrait me chercher des noises dans cette maison, que je ne serais interrogé par aucune maîtresse ? Ou peut-être que c’étaient mes parents qui, loin de leur propre maison, se détendaient enfin, et que je percevais cette détente, moi qui étais habituellement totalement sous l’emprise des émotions des autres… Après tout c’était bien possible, car encore aujourd’hui leur comportement est radicalement différent selon que je les rencontre chez eux ou ailleurs. Chez eux, ils sont enfermés dans leurs habitudes étriquées, que ce soit la répartition des corvées (tout pour ma mère) ou les programmes de la télévision (au choix de mon père), l’heure des repas ou les rapports aux voisins. Chez eux surtout, ils semblent incapables de me considérer autrement que comme un enfant (même maintenant, je veux dire) alors que dans d’autres lieux ils semblent se rendre compte (un peu) que j’ai grandi. S’ils viennent chez moi ou si je les vois dans une maison de vacances, ils semblent plus détendus, leurs activités changent, il est même possible de faire des jeux de société avec eux, voire de rire. Je pourrais presque tenter d’avoir avec eux de vraies conversations. Presque. Alors même si je n’ai aucun souvenir qu’enfant je remarquais chez eux un tel changement, peut-être y avait-il une libération, que je ressentais. Mais alors cela voudrait dire que l’étouffement qui me pesait le reste du temps proviendrait d’eux… ce qui n’est pas impossible, puisque si on en revient aux maux de ventre, mon père passait généralement la moitié du temps entre son réveil et son départ pour son boulot, dans les toilettes.


* En réalité la coupure ne dura peut-être qu’un an ou deux, mais comme dans mon esprit l’arrêt du piano est associé avec le collège et sa reprise avec le lycée, j’ai du mal à apporter des nuances.

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