Le piano

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Mes frères s’éloignant de moi (ou l’inverse), mes jeux à l’intérieur de la maison devinrent peu à peu assez limités, même si je pouvais toujours compter sur mes fidèles Lego pour m’alimenter en histoires extraordinaires, en attendant de disposer plus tard d’une source personnelle de jeux vidéo. Et à l’extérieur de la maison, y avait-il de quoi faire ? Oui, plutôt. Comme je l’ai déjà dit, nous habitions un quartier résidentiel, à l’angle d’une résidence privée (dans laquelle nous nous sentions toutefois libres d’entrer), avec très peu de passages de voitures. Par ailleurs, notre rue était fortement pentue, et donc idéale pour être descendue en vélo, à trottinette ou en rollers. Certes, la remontée était ardue, mais cela en valait la peine ! Le seul risque était qu’à pleine vitesse, il était impossible de savoir si jamais une voiture n’allait pas sortir de la résidence précédemment mentionnée, mais c’était un risque qui était pleinement assumé (sauf par mes parents, bien sûr ; s’ils étaient là, il fallait freiner plus tôt et la descente n’avait plus aucun intérêt). A l’époque de l’école primaire, c’était surtout la trottinette que j’affectionnais pour effectuer cette descente. J’en avais une bleue, très grande avec de grosses roues (donc assez différentes des trottinettes actuelles), et j’étais généralement accompagné d'Aurélien, le fils aîné des voisins d’en face. Enfin, pas tout à fait en face, plutôt en diagonale : en descendant la rue, notre maison était la toute dernière sur la gauche, et la sienne l’avant-dernière sur la droite. Son père était belge (avec l’accent), et sa mère était malgache en plus d’être une amie de la mienne (de mère). Il (Aurélien) avait quelques années de plus que moi (sans doute deux*). Et quand nous ne jouions pas à la trottinette, nous faisions du babyfoot dans sa chambre, mais pas n’importe quel style de babyfoot : nous construisions des systèmes sophistiqués pour pouvoir faire ressortir la balle de nos buts avec des Lego**. Notre écart d’âge aurait dû être de moins en moins un frein à notre amitié au fur et à mesure que nous grandissions ; pourtant, ce fut le contraire et nous nous sommes de moins en moins fréquentés. Mais l’influence qu’il eut sur ma vie est profonde, tout en se situant à un autre niveau et en étant bien involontaire.

Nous avions un autre point commun, en dehors des Lego et de la trottinette : nous jouions tous les deux du piano. J’avais commencé le piano à cinq ans, et c’était ma mère qui m’avait donné mes leçons cette année-là, grâce à la fameuse « Méthode Rose ». Nous n’avions pas encore de vrai piano à l’époque, mais mon père possédait une sorte d’orgue électronique, assez petit mais avec plein de boutons partout pour changer le son. Puis, sans doute quand je commençai à prendre des cours avec un professeur, mes parents achetèrent un piano électrique qu’ils installèrent dans le salon. Le piano allait prendre une place très importante plus tard dans ma vie, puisque j’allais un jour laisser tomber mes études à la sortie de Sciences-Po pour aller faire une école de musiques actuelles à Nancy, après avoir découvert la joie d’être claviériste dans des groupes de métal et de composer des accompagnements au piano pour un chanteur. J’allais ensuite pendant cinq années tenter de vivre en tant que musicien, en donnant des cours de piano et en mettant sur pieds différents projets musicaux. Bien sûr, à l’époque dont nous parlons, je ne savais rien de tout cela, mais j’aimais la musique, du moins je crois que je l’aimais même si je ne me souviens pas qu’on m’ait vraiment posé la question ni qu’on m’ait demandé de quel instrument j’aurais voulu jouer. Et le rôle d'Aurélien dans tout cela ? Eh bien, lui prenait des cours de piano au conservatoire municipal de Chevreuse, dont je ne savais pas grand-chose à part le fait qu’il était proche de chez moi. Or, pour une raison qui reste mystérieuse, mes parents, qui voulaient que je poursuive mes leçons de piano mais autrement qu’avec ma mère qui avait atteint les limites de sa pédagogie, me dépeignirent très négativement le conservatoire, en me disant qu’on y délivrait un enseignement des plus sévère, et qu’en plus si on ne travaillait pas assez on pouvait redoubler son année ! Comme c’était arrivé, justement, à Aurélien. J’étais allé spécialement chez lui (peut-être était-ce l’occasion de notre première rencontre, la chronologie est assez confuse en ce qui le concerne) pour qu’il me montre le morceau sur lequel il travaillait, et j’en avais déduit que cela ne valait pas le coup de redoubler une année pour cela.

Pourquoi, mais pourquoi est-ce que personne n’avait alors pensé à suggérer que j’étais suffisamment doué, que ce soit au piano ou à l’école ou dans tout ce que j’entreprenais d’un peu intellectuel, pour que le redoublement soit pour moi quelque chose de totalement impensable*** ? Toute ma vie on ne me présenta que les barrières, que les difficultés ou les freins, jamais les motivations. Et aujourd’hui je suis convaincu que j’aurais été dans mon élément dans un conservatoire, que j’aurais pu progresser très vite et développer pleinement mon talent. Au lieu de cela, je reçus un enseignement incomplet, fragmenté, venant de professeurs particuliers parfois motivants et impliqués mais pas forcément très compétents et surtout ne pouvant me former que de façon partielle, sans aborder tous les aspects nécessaires à une bonne éducation musicale, tels que l’apprentissage du rythme ou le développement de l’oreille. Ce qui fait qu’aujourd’hui, alors que j’adorerais jouer du piano classique, je me retrouve face à des barrières qui semblent insurmontables car il y a trop de choses à reprendre. C’est la vie ! Mais c’est vraiment trop bête.

Et puis surtout, qu’est-ce que j’ai retenu de tout cela, inconsciemment ? Croyez-vous que je me sois dit que j’étais tellement doué que les méthodes classiques n’étaient pas faites pour moi, que je réussirais tout aussi bien par mon propre chemin ? Pensez-vous ! Je suis convaincu qu’inconsciemment, subrepticement, on venait de me mettre en face du fait qu’on souhaitait me préserver de l’échec. Et si l’on souhaitait m’en préserver, c’est que je risquais de le connaître, cet échec. Que je risquais de redoubler même si les morceaux qu’il fallait apprendre, tels celui d'Aurélien, semblaient faciles. Je n’allais donc pas réussir à jouer correctement des morceaux faciles. Donc, j’étais nul. J’étais nul, et le conservatoire était pour les musiciens doués, pas pour moi. Moi, je n’étais pas doué. Et j’en étais intimement convaincu, et de façon démultipliée à chaque fois que je voyais quelqu’un d’autre jouer. J’étais capable de jouer des morceaux très véloces qui suscitaient l’admiration de tous, pourtant dès que quelqu’un se mettait à jouer une petite pièce même très simple, du moment qu’elle était bien jouée toute ma confiance en moi s’envolait et je me trouvais totalement dépourvu de tout le talent que cet autre musicien possédait manifestement en des quantités qui me seraient à jamais inaccessibles.

En clair, j’avais de gros problèmes, mais personne ne s’en aperçut. On me disait que j’étais doué, je devais l’accepter et je ne devais pas avoir besoin de travailler particulièrement mes dons, puisqu’il s’agissait de dons ! Comme s’il suffisait de se mettre devant un piano, de prendre une grande inspiration, de relever la tête d’un air satisfait, pour jouer à la perfection. Alors que j’avais tout à apprendre, et en particulier : comment jouer sans penser aux erreurs que j’allais faire ? Comment jouer en ne pensant qu’au morceau, sans prêter attention aux centaines de choses qui pouvaient me passer par la tête et n’ayant aucun rapport avec la musique ? Comment jouer sans penser aux personnes qui m’écoutaient et à la manière dont elles allaient réagir ? Comment jouer sans que le fait d’être écouté n’accélère démesurément les battements de mon cœur et ne me fasse trembler les doigts ? Ou comment jouer sans retenir mon souffle quand tout allait bien dans l’attente de la fin du morceau en essayant de ne rien faire, de ne pas bouger plus que nécessaire, pour que le miracle qui faisait que jusque-là, c’était à peu près correct, se prolonge jusqu’à la fin ? Comment jouer sans penser à la futilité de la musique ? Pour faire court : comment jouer en prenant plaisir à jouer ? Car en vérité c’était cela au fond le vrai mystère : être passionné par la musique, par un instrument et ne pas savoir se détendre suffisamment pour apprécier le fait d’être capable d’en jouer. Et rester à jamais incompris de son entourage qui prétendait que ce que vous veniez de jouer était superbe quand vous saviez pertinemment que vous auriez dû, pu, voulu, faire beaucoup mieux.

* OK, j’arrête avec les parenthèses.

** Ce qui explique sans doute pourquoi je suis nul au babyfoot, quand on joue normalement (précision que j’aurais pu fournir au sein de parenthèses, mais j’ai promis).

*** Je sais que les surdoués peuvent facilement se retrouver en échec scolaire, parce qu’ils se désintéressent de l’école qui ne les stimule pas assez. Et que leur peur de l’échec peut leur causer de grandes difficultés. Mais là il s’agit de musique, donc d’une passion, et d’apprendre quelque chose qui restait encore essentiellement nouveau, donc stimulant : j’aurais pu abandonner, mais pas redoubler.

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