La fratrie

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L’école primaire se termina un peu comme elle avait commencé : dans la solitude. En effet, si tous mes amis de la maternelle étaient d’abord partis au loin avant mon entrée en CP, pour la dernière année de l’école primaire, le CM2, je me retrouvai à nouveau sans ami dans ma classe. Les parents de Stéphane ne voulaient pas que leur fils se retrouve avec le directeur de l’école, que sa sœur aînée avait déjà eu comme maître, aussi le changèrent-ils d’école en l’inscrivant dans le privé. Notre séparation ne fut nullement prise en compte ; pire encore, cette école privée faisait partie d’un complexe qui comportait le collège, il allait y rester jusqu’au lycée. Quand nous nous recroisâmes des années plus tard (nous ne fûmes jamais plus dans la même classe), la séparation trop prolongée avait eu raison de notre amitié.

Quant à Antonio, il resta dans la même école mais il était maintenant dans une autre classe, et très souvent les récréations étaient décalées, peut-être à cause du sport ou de la piscine, ce qui faisait que pendant le temps scolaire je le voyais extrêmement peu.

Bien sûr, je continuais à voir mes deux amis en dehors de l’école, mais ce n’était plus pareil : je ressentais à nouveau le poids de la solitude et, sans ami pour me protéger, je redevenais la proie des moqueries des enfants plus grands ou plus sûr d’eux. Peut-être était-ce simplement que je les remarquais à nouveau, n’ayant plus personne pour détourner mon attention ; mais je pense aussi qu’en redevenant seul je redevenais une proie facile, et certains s’y donnèrent à cœur joie pour me pourrir la vie.

A la maison, le quotidien avait changé puisque j’avais un nouveau petit frère. Il était né quand j’étais en CE1, nous avions presque huit ans d’écart. J’étais donc suffisamment grand pour bien me souvenir de son arrivée, et cette fois les souvenirs sont toujours là. Je pense avoir été assez sensible à la venue d’un petit frère, ce devait être assez amusant de regarder un bébé s’ouvrir au monde et nous jeter ses premiers regards, même si bien sûr ce n’était pas un chat. Toutefois, si j’ai des images en tête, je ne me souviens pas véritablement de ce que je pouvais ressentir au moment de son arrivée, quand il était tout bébé. Etais-je joyeux, jaloux, bouleversé, excité ? Avais-je envie de m’occuper de lui, est-ce que je le trouvais trop bruyant ? Je ne m’en souviens pas.

Ce dont je me souviens en revanche, c’est que j’adorais jouer avec ses jeux de bébé. Oui, c’est vrai, on en revient un peu à notre point de départ, quand je me rendais compte que les jouets, les personnages inanimés de mon enfance, étaient restés dans mon esprit plus vifs et plus présents que les personnes de mon entourage. Mais qu’y puis-je ? Et donc, je me souviens que, sans doute quand il avait déjà quelques années, je jouais souvent dans sa chambre avec ses peluches. Il avait un petit lit peint en bleu dont les barreaux pouvaient s’abaisser jusqu’au sol, délimitant une zone où les animaux en peluche pouvaient se réfugier, ou être retenus prisonniers, ou se cacher avant de courir après d’autres… Les possibilités étaient nombreuses ! Il avait également un train en Duplo, qui fonctionnait avec des piles et de très nombreux rails qui permettaient de réaliser tout un circuit, avec même des aiguillages et un croisement, ainsi qu’un passage surélevé… Il y avait donc vraiment de quoi faire.

J’adorais cette configuration, ces jouets qui semblaient m’autoriser voire m’inviter à redevenir enfantin, à me refaire petit garçon. Malheureusement, je ne peux y repenser sans douleur. En effet, ce dont je me souviens le plus nettement, c’est d’avoir été en train de jouer aux peluches avec mon petit frère, dans sa chambre ; la porte était ouverte et mon autre frère passait par là : sans même s’arrêter, il ordonna à mon petit frère de venir jouer dans sa chambre, et celui-ci le suivit illico, sans un mot pour moi, interrompant le jeu de la façon la plus abrupte possible.

Cette scène se reproduisit plusieurs fois et très vite je perdis le goût de jouer avec mon petit frère, me sentant relégué à la seconde place derrière une proximité avec son autre frère que n’aurait pas dû, à mon sens, justifier leurs âges plus rapprochés. Entre cinq et huit ans d’écart, y avait-il vraiment une différence pour un tout-petit ? Dans les deux cas l’écart était énorme, trop important pour partager spontanément. Pourtant, mes deux frères eurent très vite de nombreux points communs, là où je n’avais avec eux que des différences. Peut-être que, tandis que je redevenais petit garçon pour me mettre au niveau de mon petit frère, lui préférait se rapprocher de mon autre frère pour grandir plus vite ? Peut-être était-ce normal ? Cela me semblait en tout cas profondément injuste et décourageant. Il ne me restait plus qu’à retourner dans ma chambre m’enfermer avec des jouets de mon âge, sans pouvoir continuer à faire le bébé.

Ainsi, très tôt je m’éloignai de mes frères, qui eux à l’inverse se rapprochèrent. Avec mon premier frère, j’ai le souvenir d’avoir fait des efforts à plusieurs reprises, d’avoir cherché à rejouer avec lui, mais toujours cela finissait mal, et j’étais déçu. Pourtant au fond, est-ce que ce ne serait pas normal ? Aujourd’hui, ma fille et mon fils sont assez complices, mais je sais bien que même quand ils rient aux éclats autour d’un jeu qui semble les combler de bonheur, ils finissent presque toujours par se disputer, un peu comme s’ils jouaient toujours jusqu’à atteindre un point de saturation, jusqu’au trop-plein de l’autre. Ils n’arrêtent pas de se fâcher à grands cris, de bouder puis de se réconcilier. Avec mon frère je n’étais pas dans la même dynamique, ou peut-être que je le fus au début mais au final je cessai d’essayer, j’abandonnai et nos rapports prirent la couleur de l’indifférence. En y repensant, est-ce que je n’attendais pas trop de lui et de notre relation ? Est-ce que je n’avais tout simplement pas compris qu’il était normal pour deux frères de se disputer, alors que je recherchais une entente quasi fusionnelle qui n’était tout simplement pas réalisable au niveau auquel je l’attendais ? Ce n’est pas impossible qu’il y ait une part de vérité là-dedans. Mais peut-être étions-nous juste trop différents. C’était en tout cas ce que je me disais à l’époque : je le trouvais trop bruyant, trop grossier, trop énervant ; en musique ou en sport, nous n’aimions jamais les mêmes choses. Mais peut-être était-ce juste le résultat de cette opposition, qui faisait que nous ne pouvions aimer ce que l’autre appréciait.

Je ressens un grand gâchis en évoquant tout cela. Alors que nous partagions la même maison, les mêmes parents, les mêmes vacances, que notre quotidien était rythmé de la même façon, nous aurions forcément pu nous entendre bien mieux. A l’heure actuelle, je ne lui parle plus (mais lui ai-je jamais parlé ?). Ce n’est pas que je refuse absolument de le voir, et je le croise chez mes parents une fois par an environ, mais je n’y vois aucun intérêt, il y aurait tant à combler que cela me semble impossible. Avec plus d’efforts quand nous étions jeunes, cela aurait pu être différent. Mais de quels outils disposai-je alors pour me rapprocher de lui ? Je ne savais pas reconnaître mes sentiments, et quand bien même j’aurais su je ne savais pas m’exprimer (pas à l’oral, en tout cas). Pourtant, nous avons bien joué ensemble tout de même. Avant la naissance du petit dernier, la quatrième chambre de la maison était notre salle de jeux à tous les deux. Il y avait en particulier un vieux canapé gris rempli de blocs de mousse jaune que nous pouvions réarranger dans tous les sens, ou s’en servir, surtout avec les accoudoirs, comme d’énormes bâtons, que dis-je des masses d’armes, avec lesquelles nous pouvions nous frapper sans danger en toute rigolade. Nous adorions d’ailleurs jouer à nous combattre avec des épées, que nous fabriquions avec toutes sortes de jeux de construction (elles étaient du coup assez peu solides et le gagnant était souvent celui qui parvenait à briser l’arme de l’autre sans que la sienne ne tombe en morceaux ; un positionnement astucieux des différents blocs constituants la lame, et le choix d’éléments exempts de toute fissure, étaient la clef du succès).

Pour nous mettre dans l’ambiance, nous n’hésitions pas à nous déguiser, en Zorro, en chevalier ou en super-héros, et il n’y avait aucune animosité dans ces affrontements, nous ne cherchions jamais à nous faire mal, seulement à jouer en simulant de glorieux combats. Nous avions d’ailleurs un autre jeu, dans lequel nous alternions deux personnages, l’un très fort et l’autre très faible : j’étais à tour de rôle Super ou Nul, et lui prenait le rôle opposé. Ainsi nous pouvions jouir chacun à notre tour du plaisir d’avoir la toute-puissance nécessaire pour écraser notre adversaire, tout en sachant que cela ne durerait pas et qu’il ne fallait donc pas abuser de la position dominante, au risque de donner à l’autre de mauvaises idées !

Et si nous savions jouer avec de la mousse pour canapé, nous savions aussi jouer avec des cartons de produits surgelés : nos parents achetaient régulièrement des surgelés par correspondance, qui leur étaient livrés dans de grandes boîtes, de la taille d’un petit carton de déménagement. Ces cartons, auxquels nous adjoignions une couverture, étaient idéals pour se transformer en un animal fantasmagorique, mi chien mi tortue, qui vaquait d’une pièce à l’autre en déambulant le long du couloir qui reliait ma chambre à la salle de jeux et dans lequel nous ne pouvions ni faire demi-tour ni nous croiser, du moins pas sans froisser nos précieux cartons. Quant à la couverture, la mienne était à motif écossais, rouge et verte, et celle de mon frère était bleue. Je sais qu’elles étaient indissociables de notre transformation en tortue, mais sans que je parvienne à restituer leur rôle exact…

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