Le cousin

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D’où me venait cette passion des chats, puisque je n’en avais pas et que chez mes parents je n’en fréquentais aucun ? Eh bien, j’avais un cousin qui avait non pas un chat mais plusieurs, et même, chance inconcevable, une chatte qui régulièrement donnait naissance à une portée de chatons, si bien que le nombre de chats que mon cousin put côtoyer dans sa vie, qui vécurent sous le même toit que lui, était relativement grand. Et plus tard, un de ces chatons allait arriver jusqu’à moi.

Mais n’accélérons pas les choses. A l’école primaire, je n’avais pas encore de chat. Mais j’avais en revanche un cousin, chez qui j’allais me rendre à plusieurs reprises pour les vacances et chez qui, donc, j’allais découvrir ce que c’était que de cohabiter avec des boules de poils.

Ce n’était pas mon seul cousin, mais c’était le seul que j’avais du côté de mon père, et aussi le seul à être de mon âge. La famille de ma mère habitait dans la région de Nantes, je ne voyais donc mes grands-parents maternels qu’une fois l’an, pour Noël ou pour le premier de l’an. C’était trop peu pour me sentir véritablement proches d’eux. Et j’avais bien des cousins et cousines de ce côté-là, mais comme j’étais timide* et qu’il me fallait du temps pour nouer des relations, ce n’était pas avec une conversation par an que j’allais pouvoir nouer des liens. Et encore je dis une conversation, mais si je leur parlai nécessairement, à l’occasion d’une partie de Monopoly ou lors du déballage des cadeaux de Noël, je ne crois pas avoir eu avec mes cousins et cousines une seule vraie conversation tant que je demeurai enfant. Ni avec aucun adulte de ma famille d’ailleurs, à l’exception peut-être de mes grands-parents paternels.

Ces derniers vivaient à Vaucresson, à une demi-heure de route de notre maison, et nous allions les voir fréquemment. A une époque ils s’occupaient de moi tous les mercredis, quand ma mère travaillait encore ; ils venaient dîner chez mes parents le mardi soir et je repartais avec eux, dans leur voiture. Je me souviens assez vivement de ces trajets nocturnes : je regardais par la vitre de la voiture et j’observais la lune. Je pense que je trouvais ces trajets très longs, mais j’aimais bien y aller, et j’aimais bien la lune, je ne me plaignais donc pas.

Mon père était issu d’une famille de quatre enfants : deux garçons et deux filles, mon oncle et mes tantes. Lui-même eut à son tour trois fils, sa sœur année trois filles, et tous deux vivaient en couple. Son frère ainé était séparé, et sa petite sœur célibataire. C’était donc assez symétrique, les hommes donnant naissance à des garçons et les femmes à des filles dans des nombres bien définis. Et la configuration familiale allait être encore plus régulière quand la petite sœur (ma tante) finirait, sur le tard, par avoir une fille, qui serait donc le pendant du fils unique du frère aîné (vous suivez ?), qui était mon cousin.

Mon cousin s’appelait Gauthier (son père voulait le nommer Puck, en référence au personnage des Songes d’une Nuit d’Eté, mais je pense que sa mère, raisonnable, était intervenue). Comme je l’ai laissé entendre, ses parents étaient séparés. Toutefois, ils habitaient tout près l’un de l’autre et s’entendaient très bien. Son père venait très souvent dîner chez sa mère quand j’étais chez eux pour les vacances (et, je suppose, le reste du temps). Pendant longtemps cela représenta pour moi la famille idéale : des parents séparés, mais qui se parlaient. Ils me semblaient beaucoup plus proches l’un de l’autre que ne l’étaient mes propres parents, qui pourtant formaient toujours un couple ; et surtout ils étaient beaucoup plus proches de leur fils que mes parents ne l’étaient de moi. Imaginez un peu : mon cousin avait avec ses parents… des conversations.

Avant d’arriver chez lui, je ne suis pas sûr que je pensais la chose possible. A la maison, les repas avaient toujours été pour moi d’une souffrance extrême : mon père écoutait France Inter à la radio et il ne fallait pas l’empêcher d’entendre l’émission ; en même temps mes frères ne semblaient pas se priver de faire du bruit, ou de parler mais jamais de choses qui m’auraient intéressé ou pour lesquelles j’aurais pu intervenir. Je n’avais qu’une envie, quitter la table au plus vite. J’en garde des stigmates : aujourd’hui encore, je ne peux pas m’empêcher de manger vite et je n’arrive jamais à attendre ma femme et mes enfants pour la fin du repas, je finis mon dessert et je me sauve pour vider ma tête pleine de bruit. Pleine de bruit puisqu’à table, j’étais obligé de me retrouver autour d’une surface réduite avec des individus bruyants, avec en même temps la radio allumée, ce qui était une torture pour mon cerveau qui ne savait pas filtrer les bruits parasites et se concentrer sur une seule source sonore à la fois : tous les sons entraient dans ma tête, tous les mots même ceux que je ne voulais pas entendre**. Du coup, trop occupé à faire le tri parmi ces informations, je n’avais sans doute aucune ressource, aucune énergie pour tenter de m’exprimer ; surtout, je n’y étais guère encouragé, à part peut-être par un fatidique « tu n’as rien à dire ? » ou un « tu n’as rien à nous raconter ? » auquel j’étais trop heureux de bredouiller une réponse négative pour échapper à l’effort de devoir parler. Vous trouverez peut-être cela contradictoire : je me plaignais de ne pas être invité à m’exprimer, mais j’étais soulagé de ne pas avoir à le faire… Ce n’est pas tellement contradictoire une fois que l’on considère le fait qu’on ne m’avait jamais appris comment m’ouvrir aux autres. J’aurais voulu qu’on me parle de choses intéressantes, qu’on me demande mon avis doucement, avec tact, qu’on me fasse parler des choses qui me tenaient à cœur sans que j’aie peur de trop en dire… Bref, j’aurais aimé savoir mener une conversation, mais ce n’était pas le cas.

Alors que mon cousin, pour en revenir à lui, semblait parvenir à parler sans aucun problème à ses parents, ils échangeaient sur des sujets qui les passionnaient tous. Je n’imagine ainsi pas ses parents parler entre eux de choses qui ne l’auraient pas concerné alors qu’il aurait été présent, du moins pas sans lui donner d’abord des clefs de compréhension, pas en faisant comme s’il n’existait pas. Il faut dire toutefois que ses parents, en plus de sembler s’entendre à merveille alors qu’ils étaient séparés, étaient assez atypiques. Ainsi par exemple, tous deux jouaient aux jeux vidéo : ils étaient passionnés de jeux de rôle, y compris et peut-être même surtout sa mère, qui pouvait parfois nous virer de l’ordinateur non pas parce qu’il ne fallait pas dépenser la maigre demi-heure qui nous était allouée (elle nous laissait jouer bien plus longtemps), mais parce que c’était son tour à elle. Ce qui était tout de même une façon de se faire virer beaucoup plus cool. Pour le reste, ils pouvaient parler d’écologie, de cinéma, de bandes dessinées, il ne semblait pas y avoir de fossé entre l’univers de mon cousin et celui de ses parents.

Et bien sûr, ils pouvaient aussi parler des chats ! Quand j’allai chez mon cousin pour la première fois (il habitait la campagne, dans la Brenne, j’ai oublié de le mentionner) ils en avaient deux : Chimie, une vieille chatte qui appartenait auparavant à ma tante et qu’ils avaient recueillie, et Speedie, la maman de tous les chatons. Chimie était noire avec le pelage un peu dur, elle avait son caractère ; Speedie était tigrée et incroyablement douce et moelleuse (oui, un chat peut être moelleux). Ce fut Chimie qui la première m’apprit que les chats n’étaient pas que des objets de curiosité ou des sources d’émerveillement, mais qu’ils pouvaient éveiller des sentiments plus complexes. En effet, on m’avait prévenu que si elle était mécontente, elle pouvait donner aux humains un bon coup de patte, mais pas de danger, elle ne mettait pas les griffes. J’avais entendu mais je ne me sentais pas concerné : moi, je n’embêtais personne, surtout pas les chats, je ne la bousculais pas ni ne lui courais après, j’étais aussi tranquille qu’elle, je ne faisais que la suivre à quatre pattes. Sauf qu’elle finit par en avoir marre que je sois constamment derrière elle : elle se retourna et me fila un bon coup de patte sur la main. Et j’en fus bouleversé. Je me sentis à la fois trahi d’avoir été attaqué, honteux de devoir reconnaître que j’avais embêté quelqu’un, triste de voir s’éloigner une amitié possible, inquiet de savoir si je parviendrais à me faire pardonner, tout cela à la fois à cause d’une petite patte noire. Moi qui accordais une confiance infinie à tous ceux qui me plaisaient, j’allais devoir apprendre que ma confiance n’était pas nécessairement reçue avec réciprocité... Je pensais en effet que si je faisais confiance, on devait fatalement me faire confiance. Je pensais que ces choses-là étaient automatiques, que cela se sentait et que cela se passait de mots (ou de gestes, puisqu’il est vrai que nous parlons de chats). Mais en fait, l’autre ne savait pas que je lui accordais ma confiance, et donc il ne savait pas qu’il fallait me faire confiance en retour.

J’aurais sans doute tiré de grands bénéfices à poursuivre un peu cette réflexion, si j’avais pu en parvenir à la conclusion que pour que l’autre sache que je lui faisais confiance, il fallait peut-être que je commence par le lui dire. Que je lui montre. Mais je ne pouvais pas comprendre alors que si moi, de mon côté, je pouvais percevoir les émotions alentours et donc savoir si les autres étaient ouverts ou fermés, dignes ou non de confiance, eux en revanche n’étaient pas forcément capables de lire en moi aussi facilement, ils avaient besoin d’indices plus palpables.

Mais laissons pour le moment les chats de côté. Nous y reviendrons, puisqu’un des chatons de Speedie, le petit Indiana, allait finir par arriver jusqu’à moi. Mais je serais alors déjà au collège, et il me faut donc d’abord clore la partie consacrée à mon enfance.

* Bien sûr, c’était juste une étiquette que l’on me collait, j’étais moi, je n’étais pas timide. Mais je croyais en ce qu’on me disait.

** Sans parler du crissement des couverts sur les assiettes, du choc des pieds des chaises sur le sol, du grincement des dents en train de mastiquer, du tic-tac de la pendule…

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