Le jeu

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Avec mes deux copains c’était quand même assez chouette. Car je pouvais, sans en avoir aucunement conscience à l’époque, confirmer tous les clichés actuels sur les geeks surdoués (le mot est lâché) à lunettes, en m’ébahissant… devant des jeux vidéo.

Antonio avait une vieille console Atari sur laquelle nous jouions à quelques très vieux jeux (je me souviens surtout de l’un d’eux qui consistait à faire descendre une pente à un vélo, sans doute capable de quelques pirouettes) avec d’autres copains à lui, ou avec sa famille. Mais c’était chez Stéphane que j’allais le plus souvent. Sans doute parce que j’étais un peu plus proche de lui, sans doute aussi parce que Antonio, même si j’avais trop peur de faire quoi que ce soit qui puisse éloigner un de mes seuls amis pour oser lui en faire reproche, avait trop souvent tendance à me poser des lapins. Je passai ainsi plusieurs après-midi à l’attendre en vain, peu à peu rongé par l’inquiétude de rester seul avant qu’un coup de téléphone ne vienne confirmer mes craintes en m’apprenant qu’en réalité il n’avait pas obtenu l’autorisation de sortir de chez lui, n’ayant pas terminé ses devoirs.

C’était peut-être aussi (mais je m’en voudrais si ce n’était que pour cela) parce que la maison de Stéphane était bien plus fournie, plus riche et plus accueillante donc plus attirante aussi. Son grenier en particulier était une pièce assez magique, où l’on trouvait d’immenses tables remplies de collines artificielles pour y déployer, non pas un banal train électronique (encore que j’adorais les trains électriques, mon grand-père maternel en avait un gigantesque dans son garage avec toute une pièce qui lui était consacrée, je m’en souviens à chaque fois que je respire l’odeur caractéristique du produit avec lequel il astiquait les rails en maillechort)… mais des châteaux forts et des chevaliers en Lego, installés et collés* par son père, et je crois même qu’il y avait aussi des vaisseaux et toute une base de l’espace.

Et à côté de tout cela, le Graal : un téléviseur relié à une console Nintendo. Je passai des heures, une manette en main, à faire bouger Mario ou Luigi. Et même si à cette époque je n’étais pas un joueur très accompli (je me souviens que Stéphane se moquait de moi parce que mon corps bougeait avec la manette quand je voulais déplacer le personnage dans l’une ou l’autre direction) je me retrouvais dans un cocon douillet, à l’abri comme dans une cabane tout en haut d’un arbre (en plus, Stéphane avait aussi une cabane en haut d’un arbre dans son jardin !, et je pouvais consacrer tout mon esprit au franchissement des obstacles de pixels sans plus penser à rien d’autre.


Comme mon père était informaticien, j’eus très tôt accès aux jeux vidéo. Nous avions à la maison un Oric Atmos, un ancêtre d’ordinateur constitué d’un clavier noir et orange qui abritait également le processeur, relié à un énorme lecteur de disquettes d’un format qu’on ne reverrait plus ensuite. Il y avait de superbes jeux sur cet ordinateur, comme Gigi la chenille, une version améliorée du fameux Snake des téléphones qui ne verrait pourtant le jour que bien plus tard et qui m’apprit tout sur la localisation dans l’espace, car il fallait se diriger uniquement avec les touches gauche et droite, en se plaçant dans la perspective de la chenille quel que soit l’angle avec lequel elle se présentait à l’écran, si l’on voulait manger toutes les pommes et éviter les champignons sans se mordre la queue. Nous avions aussi, branchée sur le même vieil écran noir et blanc, une console Atari, la même que Antonio, sur laquelle je pouvais jouer au tennis ou à Pong, à Pac-Man et à Space Invaders. Toutefois, même si je me souviens avec nostalgie de ces premiers jeux, l’impression qu’ils me procurent aujourd’hui est bien moins forte que ce que j’éprouve en repensant à la Nintendo de Stéphane, et pas seulement parce que cette dernière était reliée à un téléviseur couleur. C’était probablement mon père qui m’avait montré comment jouer à tous ces jeux sur son ancêtre d’ordinateur, mais je crois qu’il ne fit que me montrer, sans véritablement jouer avec moi. Alors que quand je jouais avec Stéphane, et plus tard au collège quand je jouais avec d’autres amis, je ressentais une vraie complicité, un réel partage, même quand nous ne faisions que jouer à tour de rôle à un jeu prévu pour un seul joueur.

Rétrospectivement, j’ai un peu de mal à comprendre comment je pouvais supporter d’attendre mon tour avant de jouer, et me contenter de regarder l’autre sans pouvoir interagir. Il faudrait que je retente l’expérience, mais cela ne se fait plus guère aujourd’hui : on joue ensemble ou on ne joue pas, et ce « ensemble » est souvent virtuel puisque chacun est derrière son propre écran, dans son propre salon. Ceux qui n’ont pas connu les écrans splittés ne peuvent peut-être pas comprendre la différence. Mais il n’y avait même pas besoin d’un écran splitté ou de plusieurs manettes, en réalité il suffisait d’alterner : un niveau chacun, ou un essai chacun. A l’époque cela ne posait pas de problème. D’abord, parce qu’il y avait la magie de la découverte : je regardais l’autre faire quelque chose de totalement génial et radicalement nouveau, il n’y avait donc rien de lassant à attendre mon tour. Ensuite, parce que ce n’était pas juste de l’attente : je vivais le jeu de l’autre, je sentais sa façon d’appuyer les boutons, ses succès étaient les miens et je rageais avec lui devant ses échecs, même si ces derniers faisaient venir mon tour un peu plus vite. En réalité nous apprenions ensemble à réussir le jeu : celui qui regardait tirait profit de l’expérience créée par l’autre.


J’ai appris tout récemment qu’il semblerait que j’aie une capacité toute particulière à ressentir les émotions des personnes proches de moi. Je serais « empathe », ce qui expliquerait toute la difficulté que j’ai à supporter un conflit, puisque dès que l’autre s’énerve je ressens son énervement comme s’il était le mien et je cherche donc immédiatement à l’apaiser. Jusque-là, je pensais que c’était normal, que tout le monde faisait cela. Certes, je n’avais jamais remarqué personne prendre aussi spontanément, comme je le fais souvent, l’accent de son interlocuteur, comme si les gens en me parlant m’emmenaient en voyage chez eux et partageaient avec moi non pas de simples mots mais toute la richesse de leur langue avec sa couleur locale. Cela, je savais que c’était un truc à moi, une de mes bizarreries. Mais je n’avais jamais pensé cela sur le plan des émotions, d’une capacité (mais est-ce une capacité quand on ne peut pas s’en empêcher ?) à s’ouvrir à l’autre jusqu’à sentir dans son corps ses moindres titillements. Parfois je me dis qu’il aurait vraiment fallu, à ma naissance, joindre une notice explicative.


Mais pour en revenir aux jeux vidéo chez Stéphane, je pense que ce fut la première fois que j’éprouvai l’aspect positif de cette empathie (jusque-là, j’avais sans doute surtout capté la colère, l’énervement, la tristesse, et ce sans savoir que tous ces sentiments en réalité n’étaient pas les miens). Et c’était grisant. Je me dis même que maintenant, quand je joue seul, le plaisir que j’y trouve encore doit venir essentiellement de ce plaisir-là, c’est une réminiscence d’un plaisir partagé qui ne l’est plus, et c’est donc fatalement assez nostalgique.


* Je ne savais pas encore que c’était une hérésie…

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