La honte

4 minutes de lecture

Mes parents déménagèrent en été, j’allais avoir cinq ans en septembre : je changeai donc de ville pour la dernière année de maternelle. Et cette année fut marquée du sceau d’un très fort sentiment (ça y est ! j’ai trouvé une émotion, j’en tiens une !) : la honte.

Oui, la honte. Car à l’école, j’avais tellement peur de me faire remarquer, je n’osais tellement pas interrompre la maîtresse, que je ne parvenais pas à trouver le courage pour demander à aller aux toilettes. Et donc, je finissais fatalement par faire caca dans ma culotte*. Et à cause de cela je me faisais remarquer, ce qui allait à l’encontre de mon objectif initial qui était de prétendre ne pas exister, et donc augmentait mon malaise et me donnait de plus en plus mal au ventre et donc, de plus en plus envie de relâcher mes boyaux.

Il existe un remède simple pour ne pas être à la merci de son ventre le matin : il suffit de ne pas prendre de petit déjeuner. J’ai découvert cela il y a deux ans et depuis je peux aller au bureau en ne me préoccupant que de ma vessie, ce qui est un grand progrès. Je me lève généralement une heure avant de partir, ce qui me laisse le temps d’aller deux ou trois fois à la selle selon l’état de mon stress et de mes intestins, et ainsi mon ventre est vide et me laisse tranquille jusqu’à midi, et alors il se contente de réclamer de la nourriture. Mais pourquoi ne pas m’avoir mis au jeûne intermittent (puisque c’est comme cela qu’on nomme cette pratique quand on veut faire croire qu’on saute le petit déjeuner pour laisser son corps se regénérer, avoir plus d’énergie ou échapper aux vils impératifs terrestres) à cet âge ? Pourquoi m’avoir gavé de céréales industrielles et de lait de vache indigérable ? Bien sûr, j’aimais cela (quel enfant n’aime pas les céréales du petit déjeuner, ne serait-ce que pour avoir de quoi lire sous les yeux et ne pas interagir avec ses géniteurs ?), mais à cinq ans ce n’était pas à moi, il me semble, de décider ce qui était le mieux pour mon corps. Enfin bon, le jeûne était sans doute trop avant-gardiste, impensable pour les esprits de l’époque, et inadapté pour la croissance d’un enfant : je ne peux donc raisonnablement pas en vouloir à mes parents qui, à défaut de penser à me faire cesser toute prise de nourriture le matin, ont certainement essayé tous les régimes imaginables, y compris ceux sans lait ou sans trois kilos de sucre, avant de revenir aux Chocapics en constatant qu’aucun changement ne causait d’amélioration. Non, je ne peux leur en vouloir. Pourtant, c’est curieux, je n’ai aucun souvenir d’avoir jamais pris autre chose que du lait le matin…

La honte, donc, à cause de mon incapacité à lever le doigt avant que les tremblements et les sueurs froides causés par mes tressaillements intestinaux ne deviennent vraiment insupportables et ne commencent à me causer plus de douleur que la peur de me faire remarquer. Il faut croire que le déménagement avait causé chez moi un traumatisme important… Pourtant, je ne trouve pas de mauvais souvenir à lui associer. Notre maison était très grande, beaucoup plus confortable que l’ancien appartement, nous avions un escalier, un jardin, et j’avais ma propre chambre ; nous avions emménagé dans un quartier résidentiel dans lequel je pouvais faire du vélo, du patin à roulettes et de la trottinette en toute sécurité, il y avait même un grand terrain pour jouer au ballon. A l’école, alors que je n’avais qu’un seul ami auparavant, j’en avais bien cinq ou six, dont un qui habitait juste derrière chez nous. Qu’est-ce qui clochait donc chez moi ?

En cherchant bien, je trouve quelques souvenirs négatifs, notamment une bande de garçons plus grands que j’avais invités à jouer dans mon jardin et qui s’étaient moqués de moi en s’inventant des prénoms idiots avant d’être chassés par mon père avant même de vraiment m’inquiéter. Belle intervention de sa part, certainement destinée à sauver son petit garçon, ou du moins sa pelouse, elle m’a définitivement montré que je n’étais pas capable de gérer seul mes interactions avec d’autres enfants, que ces derniers étaient dangereux et qu’il fallait s’en méfier ; surtout, elle leur a montré à eux qu’ils avaient bien raison de se moquer de moi puisque je n’étais qu’un fils à papa avec qui on ne pouvait pas rigoler. J’allais en souffrir toute ma vie puisque le leader du groupe, qui habitait dans la résidence à l’angle de laquelle était notre maison, allait me harceler jusqu’à mon entrée au lycée. Toutefois, comme il était plus grand que moi d’une année, il n’était plus à la maternelle quand j’arrivai en grande section, et j’en fus également protégé à l’école élémentaire jusqu’en CE2 ou CM1 (il y avait deux écoles dans la ville, j’étais dans l’une, lui dans l’autre ; bien sûr, il fallut qu’elles fusionnent…). Alors, pourquoi tant de malaise à l’école ?

Pour le moment, je ne sais pas. Peut-être s’agit-il d’un schéma autoreproducteur ? J’aurais fait dans ma culotte par pur accident la première fois, et ce serait la honte de cet événement initial qui aurait augmenté les maux de ventre et causé mon tourment à travers un cercle vicieux infernal ? Je ne pense pas. Je pense plutôt qu’il y a des souvenirs qui me restent inaccessibles, comme ces trous dans la première partie de mon existence, qui pourraient expliquer mon incapacité grandissante à profiter de la vie. Mais lesquels exactement ? Aucune idée.

* Il paraît qu’on ne parle pas de culottes pour les petits garçons, mais de slips. Il semble qu’il y ait là une erreur fondamentale dans l’éducation que m’ont fournie mes parents, en tout cas rien à faire, je n’arrive pas à parler de slip. Du moins, pas sans penser aux kangourous.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Zotoro ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0