L'anesthésie

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Quand je me replonge dans ce passé, les jouets m’y semblent beaucoup plus présents et surtout bien plus réels que les êtres humains, les lieux ou les bâtiments. Cela me gêne, mais je n’y peux rien : en repensant à telle ou telle petite figurine qui m’accompagnait, je ressens aussitôt une joie enfantine, j’ai l’impression de fondre, mes barrières cèdent et il semble que je me reconnecte très rapidement avec l’enfant que j’étais alors. Tandis que si je repense à mon entourage ou aux événements, c’est beaucoup plus difficile, il n’y a pas la même immédiateté ni la même intensité. Les jouets dont je me rappelle provoquent en moi des sensations, des frissonnements, un pincement au cœur à l’idée de les savoir désormais perdus, ils m’étouffent presque de nostalgie ; tandis que le reste ne m’apparaît que sous forme purement visuelle, comme si je regardais le film de la vie d’un étranger coupé de moi.

Ainsi par exemple, toujours à l’âge de quatre ans et il me semble juste avant le déménagement, je fus opéré dans un hôpital. Rien de très grave, c’était pour une simple ablation des amygdales, mais je dus y passer une nuit et j’imagine que cela devait être très inquiétant pour moi. Pourtant, je ne me souviens pas avoir eu peur, et je ne garde que deux images qui s’animent sur une poignée de secondes chacune : celle du masque qu’on me mit sur le visage pour me faire respirer l’anesthésiant, juste avant que le chirurgien ne me dise de compter quelques nombres pour que je m’endorme, et mon réveil accroupi dans un chariot de supermarché, ramené comme un baril de lessive dans ma chambre par une infirmière. Oui, je sais bien qu’on n’utilisait pas des chariots de supermarché pour transporter les malades dans les hôpitaux, et qu’à tout le moins j’étais forcément allongé, puisqu’au départ endormi. Mais rien à faire, le souvenir refuse de se modifier pour correspondre à une autre réalité : je me vois accroupi dans un caddie, et je regarde mes mains, et je remarque une petite tache de sang sur l’un de mes ongles.

Cette tache de sang, pas vraiment inquiétante mais mystérieuse, énigmatique (pourquoi avais-je du sang sur une main alors qu’on m’avait opéré dans la gorge ?) restera à jamais pour mon esprit la preuve que j’avais subi une opération. Pourtant, dans l’ensemble, quand je repense à cet événement, ce n’est pas du tout ce que je viens de vous décrire qui surgit en premier. Non, je me souviens que j’ai été opéré des amygdales parce que je sais qu’un de mes plus beaux jouets, un vaisseau de l’espace blanc, en Lego, avec des lumières clignotantes et une sirène au son si particulier que je l’entends encore trente ans après, me fut offert à cette occasion. Je le revois dans ses moindres détails : je sens le picotement électrique de la grosse pile rectangulaire qui le faisait fonctionner, mes doigts retrouvent la forme du petit bouton gris qu’il fallait presser pour activer les lumières, je ressens la netteté des angles de la vitre bleu foncé fermant le cockpit, et j’entends encore le léger crissement du plastique provoqué par la légère torsion des pièces quand les deux parties du vaisseau se séparaient…

Je crois que mes parents ont toujours voulu anesthésier mes douleurs avec des cadeaux ou des récompenses. J’avais sans doute droit à un bonbon au moindre bobo ; quand plus tard je dus aller chez le dentiste on m’achetait un livre après chaque arrachage d’une dent, et pour la pose d’un appareil le cadeau était sans doute plus important (la notion d’une certaine proportionnalité entre la douleur et la récompense entrait probablement en ligne de compte). Quand quelques années plus tard on m’annonça la mort de mon hamster dans la voiture qui me ramenait des vacances passées chez mon cousin, le trajet n’était pas encore fini qu’on m’avait déjà promis un chat (j’en voulais un depuis toujours) pour que je pleure moins. Je sais bien que mes parents ne voulaient pas mal faire, mais en y repensant il me semble que ces cadeaux arrivaient trop vite, avec trop d’empressement à ce que je ne ressente rien. Etaient-ils à ce point désemparés face à ma douleur ? Je n’ai pourtant pas le souvenir que je me mettais à hurler à la moindre souffrance. Mais il ne fallait rien ressentir… Ne pouvait-on pas me laisser un petit moment avec ma peine, me laisser le temps d’assimiler les liens entre les événements et mes ressentis corporels, entre mes chagrins et mes sensations ?

Voilà peut-être ce que ce vaisseau blanc représente pour moi : l’obligation d’être heureux. Comment en effet penser à la douleur devant un si magnifique engin de l’espace ? Comment s’autoriser ensuite à être triste alors qu’on me donnait tant de choses ? Mais les douleurs, qui n’avaient pas eu le temps de sortir entièrement de mon corps, étaient toujours là, et allaient commencer à me ronger de l’intérieur. Et l’impossibilité de jamais réaliser la prescription (être heureux) ne pouvait que m’amener la honte, et l’étouffement de toute estime de moi.

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