La tartelette de Proust

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Ce qu’il y a de frustrant avec cet exercice, pardon ce début de quête, noble et spirituelle, c’est que je me trouve vite en porte-à-faux avec ce que je viens d’écrire. On pourrait presque m’accuser de mentir, ou au moins de divaguer à n’en plus finir : je dis qu’il me reste encore deux souvenirs, je les écris et pouf ! en surgissent d’autres. Certes, je pourrais céder à la facilité, revenir en arrière, écrire cinq à la place de deux, voire laisser un blanc et n’indiquer le nombre de souvenirs exacts qu’à la toute fin, je pourrais même laisser une petite note à l’éditeur, sur un petit post-it, pour qu’il se charge de compter et de mettre le bon nombre. Mais… non, je n’aime pas être trop cohérent, ou organisé, ou même logique. Laissons cela à d’autres personnes et gardons notre spontanéité. Et puis, ces souvenirs-là devraient vous amuser, car ils sont relativement ridicules pour ma personne.

Vous avez sans doute remarqué que si j’ai désigné la ville où je vivais, et si j’ai vaguement mentionné un immeuble, un escalier, nous n’avons en revanche pas encore franchi la porte de l’habitation de mes parents. Remédions donc à cela. Nous habitions un appartement relativement petit, mais je ne me souviens plus du nombre de pièces, ni s’il était de plein pied ou s’il s’agissait plutôt d’un duplex. Je me rappelle seulement certaines couleurs, telles celles du bois du parquet ou du papier peint, beige avec des lignes marron, dans le salon. Ce que je sais mieux en revanche, c’est que je dormais dans un lit. Bon jusque-là, rien d’extraordinaire ou d’anormal. Ce lit était près d’une fenêtre, et il était assez lumineux. Et puisque j’aurais dû y être surtout la nuit, donc dans le noir, cette impression d’une vive lumière signifie-t-elle que je passais beaucoup de temps allongé en pleine journée, à rêvasser en regardant le plafond ou la fenêtre ?

C’est possible… Mais ce qui est plus cocasse (je dis cocasse, je pourrais dire curieux, anormal, pathologique ?) c’est l’habitude que j’avais de placer à côté de mon oreiller tout objet nouveau qui venait d’entrer dans ma vie à ce moment-là, et de passer une nuit, au moins, à ses côtés. Par exemple des nouveaux chaussons, tout doux, qui sentaient encore très fort l’odeur de neuf, cette odeur prenante qui est un peu la même que celle des gros feutres pour tableau blanc. Si vous ne voyez pas de quoi je parle, vous perdez quelque chose, mais c’est peut-être parce que vous n’avez jamais passé plusieurs heures avec votre nez à cinq centimètres de vos chaussons tout neufs, pas encore portés une seule fois ou seulement à peine essayés dans le magasin, la tête inclinée sur l’oreiller et les yeux à la fois pétillants d’excitation et gonflés de sommeil, le regard hypnotisé par les motifs représentant tel ou tel sympathique personnage, futur compagnon de la nuit…

Vous me direz peut-être que si c’est mignon, si cela fait sourire, ce n’est pas non plus tellement incompréhensible, tellement anormal. Vraiment ? Vous en connaissez beaucoup, vous, des enfants à qui l’on donne un gâteau, disons par exemple une superbe tartelette au chocolat, avec le tour en biscuit plein de petits ronds comme une énorme fleur, et le milieu tout marron et tout lisse comme un miroir mais qu’on aurait le droit de humer et de lécher, et je crois même que sous le chocolat il y avait une couche de miel, on ne la voyait pas mais je devais savoir qu’elle était là car ce devait être écrit sur le paquet, enfin bref vous connaissez beaucoup d’enfants, disais-je, à qui vous auriez donné un tel gâteau, et qui au lieu de le manger, de le croquer à pleines dents sur-le-champ, insistent pour le placer à côté de leur oreiller de façon à pouvoir l’admirer toute la nuit, et se refusent d’y goûter avant le lendemain ?

Aujourd’hui, j’ai trente-sept ans et je suis impossiblement impatient. Je dois tout faire sur l’instant, je trouve les autres trop lents, et je m’ennuie à mourir au moindre signe de ralentissement. En plus, je ne résiste pas au chocolat… Alors comment pouvais-je donc faire, à quatre ans, pour passer toute une nuit à regarder (puis à sentir sans doute, quand la lumière était éteinte) un gâteau dont je n’avais aucun doute qu’il était délicieux ?

J’ai l’air d’être tombé sur quelque chose, notre quête nous fournit un premier indice : à quatre ans, j’étais bizarre, certes, mais j’étais patient. Et aimer quelque chose ne signifiait pas, alors, qu’il fallait l’enfourner dans son gosier à la première occasion. Ma philosophie de vie, c’était : si c’est bon, si c’est beau, garde-le précieusement à tes côtés pour être sûr que ça ne disparaîtra pas. Est-ce que j’étais déjà blasé de tout, est-ce que je m’alimentais déjà à la nouveauté, est-ce que je trouvais déjà mon quotidien trop prévisible pour que je voue cette étrange vénération nocturne à tout ce qui était neuf ?

Il semble que je sois en train de me demander si cette habitude est révélatrice d’une innocence primaire avec laquelle je pourrais renouer, ou s’il s’agit plutôt d’un signe précurseur des névroses à venir… Dois-je courir au supermarché pour retrouver cette petite tartelette, s’agit-il de ma madeleine de Proust personnelle, qui m’apportera toutes les réponses ? Malheureusement je suis à peu près sûr que des tartelettes comme cela, on n’en fait plus. Au mieux, le fabricant aura réduit la taille du gâteau pour diminuer ses coûts sans baisser les prix sous prétexte de lutter contre l’obésité, ce phénomène de surcharge pondérale qui, en tant que détenteur d’un ventre ravagé par le refoulement de mes émotions et incapable de stocker la moindre graisse, m’est à peu près autant compréhensible que l’insomnie pour un loir ou un paresseux. Si l’on considère en plus que j’ai grandi par rapport à la tartelette originelle, qui sera donc forcément plus petite sous mon regard d’adulte, j’ai bien peur de me retrouver avec un bonbon riquiqui, sans couche de miel, fait avec des œufs de poules élevées en batterie dans des conditions cauchemardesques et avec du lait honteusement volé à des vaches séparées de leur nouveau-né, qu’on insémine artificiellement pour donner au plus vite un petit frère ou une petite sœur au veau grelottant dans un camion miteux en partance pour l’abattoir.

Non, restons dans l’esprit tordu mais encore relativement ignorant d’un enfant de quatre ans qui dort avec ses nouveaux jouets, cet enfant qui par ce cérémonial tout simple tentait sans doute de confectionner une sorte de rite d’accueil des jouets dans son monde, car son monde imaginaire était riche et peuplé de mille créatures, souvent en plastique ou on peluche, et on n’entrait sûrement pas dans cet univers sans mérite, sans caractéristiques particulières, sans épreuves à surmonter. J’imagine que si au réveil le gâteau était cassé, que si le jouet avait perdu à ses yeux de sa superbe, le test était raté et le soupirant aussitôt abandonné ; mais il me semble que la nuit sut toujours conserver le merveilleux de l’objet placé près de l’oreiller et je ne me souviens pas d’un réveil qui aurait été marqué par la déception ou l’incompréhension. Peut-être cet enfant aurait-il préféré accueillir des amis réels dans un monde réel pour jouer à des jeux réels ; mais c’était sûrement beaucoup plus simple avec des gâteaux et des chaussons.

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