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La dépanneuse filait sur la route de campagne, cahotant à chaque nid-de-poule rencontré. Elle entrainait dans son sillage une voiture bleue foncé, dont le gyrophare laissé allumé miroitait nerveusement.

« C’est vraiment pas de chance d’être tombé en panne comme ça, hein inspecteur ? »

Le dépanneur jeta un coup d’œil à son passager. Celui-ci, absorbé par le paysage qui défilait derrière la vitre ne semblait pas l’avoir entendu.

« Je vous dépose au Chemin de St George, et j’emmène votre voiture au garage, si ça vous va, fit le dépanneur. Vous aurez un petit cinq cent mètre à marcher, et normalement, vous devriez arriver dans le coin où ils ont retrouvé le corps. »

Cette fois-ci, l’inspecteur Morgan Corey émit un marmonnement affirmatif, confirmant qu’il écoutait bien son interlocuteur. Il ne détacha cependant pas son regard de la vitre. La dépanneuse avait maintenant quitté la crête des collines pour s’enfoncer dans la forêt, laissant derrière elle l’asphalte rutilant, pour une route de gravillons.

« C’est triste quand même…, continua le conducteur qui n'avait toujours pas abandonné l’idée de faire la conversation malgré le mutisme de son passager. Et puis ça fait un peu peur aussi. Quand il y a eu le premier mort, ils ont pensés que c’était un suicide, mais maintenant… On m’a dit que c’était le fils du maire qu’ils avaient retrouvé aujourd’hui. Vous savez si c’est vrai.

— Est-ce que le fils du maire s’appelle Léo Descourt ?

— C’est ça.

—Alors, oui, c’est le fils du maire qu’on a retrouvé. »

Les arbres baignées de la lumière rasante de l’aube agrippaient la dépanneuse de leurs longues ombres.

« C’est triste », répéta l’employé.

Le ciel apparaissait dégagé entre les branche. Aujourd’hui serait une chaude journée d’octobre, comme on en connaissait depuis six ans déjà, et la température, une fois le soleil levé, ne descendrait sans doute pas en dessous des vingts-cinq degrés.

La voiture ralentit et se gara sur le bas-coté terreux d’un petit sentier, le moteur ronronnant paisiblement. Morgan Corey sauta hors du véhicule.

« Je vous appelle dès que votre voiture est réparée, dit le dépanneur en haussant un peu la voix pour se faire entendre. Marchez tout droit, vous devriez pas vous perdre normalement. » Il démarra. « Bon courage ! J’espère que vous attraperez ce tordu ! »

La dépanneuse tangua en regagnant la route, la voiture de police toujours derrière elle. L’inspecteur agita la main jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue, puis se retourna pour faire face au sentier. Le chemin de St George serpentait entre les troncs épais, s’enfonçant progressivement dans les profondeurs de la forêt pour disparaître dans l’obscurité.

Morgan Corey adossa son sac à un arbre et s’assit à même le sol couvert de feuilles mortes. Il inspira profondément. Au dessus de lui, les branches s’agitaient, poussées par une brise légère. Il ferma un instant les yeux, puis se pencha en avant et extirpa des chaussures de randonnées de son sac à dos. Il les enfila, les lassant avec plus de minutie qu’il n’était surement nécessaire, et se releva, prêt à partir. Quelques oiseaux, réveillés par les premiers rayons du soleil, avaient commencé à chanter.

L’inspecteur récupéra son sac et s’avança sur le sentier. On l’avait prévenu tard dans la nuit de la découverte du corps, aussi avait-il à peine eu le temps de prendre connaissance du dossier. Malgré la distance, il avait été jugé nécessaire de l’envoyer sur place assister la police locale. Morgan Corey était probablement le seul inspecteur de la région ayant déjà eu affaire à des meurtres en séries et, avec l’ajout d’une nouvelle victime à la liste, c’était de toute évidence la tournure que prenait cette affaire.

D’après ce qu’il avait pu lire, le premier corps avait été découvert dans la forêt il y a un peu plus d’un mois de cela. La victime, un type du coin travaillant dans une usine de traitement des déchets, avait été retrouvée gisant dans les feuilles mortes, les veines des poignets tranchées. Il était mort depuis deux jours déjà. Vivant seul, personne ne s’était inquiété outre mesure de sa disparition. L’enquête ayant révélé qu’il souffrait de dépression, on conclut logiquement à un suicide.

L’inspecteur Morgan Corey vivait seul lui aussi. Un jour, alors que la mort l’avait approché de près, il s’était demandé ce qu’il adviendrait lorsque celle-ci l’emporterait pour de bon. Sa plus grande crainte s’était révélé être que personne ne pense à venir nourrir son chat.

À chacun de ses pas, la forêt gagnait en couleurs. Le dessin de l’écorce se dévoilait progressivement sur chaque tronc, et à leur sommet, l’orée des feuilles scintillait dans l’éclat de plus en plus vif du soleil, comme prête à s’embraser. Morgan Corey avançait, baigné dans la lumière chaude du levant. Parfois il fermait les yeux, s’imprégnant des parfums et mélodies que composait la forêt. Il lui semblait que chaque effluve, chaque frémissement, et chaque ombre s’assemblaient en un tout, une réalité dont il ne pouvait percevoir que les fragments. Il marchait entre les arbres, se laissant guider par ces éclairs de clairvoyance.

Découpée par l’ombrage des feuilles, une silhouette lui apparut au bord du chemin. Elle se précisa à mesure qu’il se rapprocha, pour laisser apparaître une femme habillée de l’uniforme des gardes forestiers. Elle l’attendait.

« On m’a envoyé vous cherchez, dit-elle avec un fort accent. Le mort est un peu plus loin, hors du sentier. On a vite fait de se perdre quand on connait pas le coin. »

Morgan la suivit, laissant derrière lui le chemin de terre. Ses pieds s’enfonçaient désormais dans le sol meuble couvert de mousse, réveillant l’odeur de l’humus à chaque pas. La marche ici se faisait plus difficile. Il leur fallut parfois revenir sur leurs pas, stoppés dans leur progressions par quelques ravines ou buissons de ronce.

« Au fait, je m’appelle Linda Bellemont », dit la garde-forestière en soulevant une branche pour le laisser passer.

Un réseau de racines courait au sol, semblables à d’immenses veines. Morgan Corey se demanda si la forêt avait un cœur jusqu’auquel venaient se rattacher tous ces vaisseaux.

« Et… vous ? C’est quoi votre nom ?

— Morgan Corey. »

Ils enjambèrent un large tronc, dérangeant une compagnie de cloporte logée sous l’écorce.

« Vous êtes pas un bavard, hein ? fit Linda Bellemont au bout de quelques secondes.

L’inspecteur ne comprenait pas pourquoi elle disait ça. Il avait répondu à sa question pourtant.

Ils continuèrent leur marche jusqu’à apercevoir devant eux les formes sombres des policiers s’agiter derrière les arbres. Le son de leur conversation glissait entre les branches, se mêlant à la brise.

« … danger. Pour l’enquête, mais aussi pour lui-même.

— Instabilité psychologique ou pas, tu ne trouveras personne pour bosser aussi efficacement, avec un salaire aussi minable.

— Je sais. C’est bien pour ça qu’ils ne le rempl… »

Les policiers tournèrent la tête d’un même mouvement lorsque Morgan et la garde forestière furent assez près d’eux pour que leurs pas se fassent entendre. À quelques mètres dans leur dos, un corps gisait au sol.

« Inspecteur Corey ! s’exclama une femme au joues rondes. Nous sommes ravi de vous accueillir parmi nous. » Elle lui tendit la main. « Je suis Bérénice Hatcher. C’est sous mes ordres que vous travaillerez pour cette enquête. »

Sa main était robuste et calleuse.Peut-être pratiquait-elle quelques travaux manuels durant son temps libre. Morgan la serra.

« Voici l’équipe qui vous assistera, dit Hatcher en désignant le groupe qui l’entourait. Pariss, notre légiste, et les brigadiers Lauren et Jackowski. »

Le médecin légiste leva la main en entendant son nom. Les deux autres marmonnèrent une salutation rapide avant de se remettre au travail.

« Vous avez déjà pu faire connaissance avec Linda, continua la commandant. Elle pourra répondre à vos questions concernant le lieu où nous nous trouvons. La forêt est grande, et le sol sous nos pieds contient tout un dédale de galeries naturelles dans lesquelles pourrait se réfugier notre meurtrier. Autant vous dire qu’il nous fallait une experte pour nous repérer dans cet endroit ! »

Morgan Corey acquiesça. Voyant qu’elle avait finit les présentations, il se tourna vers la scène de crime. Quelques taches de sang s’étaient mêlées à la terre, la voilant d’une ombre pourpre. Dans le lit des feuilles mortes reposait le corps de Léo Descourt, son visage pâle, presque lumineux, tourné vers la cime des arbres. Des champignons poussaient tout autour de lui.

Morgan ferma les yeux. Même sans Linda Bellemont pour le guider, il aurait probablement trouvé son chemin dans la forêt. Il lui semblait que la mort avait laissé une trace, une marque qu’il lui suffisait de suivre. Les paupière clause, il pouvait voir le corps du défunt baigné devant lui d’une lueur dorée.

« Si vous ne supportez pas la vue d’un cadavre, il faudrait penser à changer de métier. »

L’inspecteur Corey rouvrit les yeux. Le légiste, accroupit auprès du corps avait levé le regard vers lui.

« Non, ça ne me gêne pas, dit Morgan. Je réfléchissais juste… »

Il fit quelques pas, contournant le mort, et se pencha pour observer les champignons qui formaient un cercle autour de la dépouille de Léo Descourt.

« Il y en avait aussi lors du premier meurtre, il me semble, dit-il.

— Un rond de sorcière. »

Linda Bellemont s’était elle aussi rapprochée du corps.

« C’est comme ça qu’on les appelle. La légende veut que ce soit la trace laissée par les sorcières en dansant. On dit qu’y pénétrer peut apporter la mort.

— Et vous y croyez ? » demanda Hatcher derrière eux.

La garde-forestière haussa les épaules.

« Pas spécialement. Mais disons que dans le doute, j’évite de marcher dedans. »

Morgan se redressa, observant cette fois-ci les blessures qui avait causées la mort du jeune homme. Le sang avait coulé en minces filets rouges le long de ses poignets, tel des racines cherchant à regagner la terre.

« Peut-être que le meurtrier y croit, lui, dit-il. C’est pour ça qu’il a mit ses victimes dans ces cercles. »

L’appareil photo du médecin légiste émit un cliquetis mécanique. Un peu plus loin, les deux brigadiers s’affairaient à déplier un sac mortuaire, attendant l’ordre d’emmener le corps. Morgan Corey jeta un dernier coup d’œil à la pâle figure de Léo Descourt, puis son regard dériva pour venir se perdre dans la forêt.

« Pourquoi les sorcières dansent-elles ?

— Comment ? » fit Linda Bellemont.

Il lui désigna le cercle de champignons.

« Vous avez dit que c’était la trace de leur danse… »

La garde-forestière, un instant déconcerté par la question, se mit à réfléchir, ses sourcils s’arquant légèrement.

« Je crois que c’est pour le sabbat, dit-elle. Pour invoquer des démons, ce genres de choses. Mais en vrai les sorcières étaient plus des sortes de guérisseuses, vous savez ? »

Morgan acquiesça.

« Je vais explorer un peu les alentours, dit-il. Voir si je ne trouve pas des indices ou un début de piste.

— Allez-y, dit Hatcher, mais ne vous perdez pas. On se retrouve dans une heure pour faire le point. »

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