3. Le collectionneur - Liang

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Dans votre dos

Sans les courbettes

Je fais ma cueillette.

Dans votre dos

Pour être honnête

Je suis pickpocket

Thomas Fersen – Pickpocket

Lundi 22 mars 2021

En rentrant à la maison, j’ai à peine le temps d’enlever mes chaussures que ma sœur me saute dessus.

— Alors, comment ça s’est passé ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

— Je vais devoir assister à des cours sur place, en petits groupes.

Mei fronce les sourcils et ma grand-mère nous rejoint, tout aussi soucieuse.

— Ne vous inquiétez pas, ça va aller ! Je suis un grand garçon ! Je sais gérer.

— Bien sûr que ça va aller, dit Nainai. Je crois en toi et nous sommes là !

Je hoche lentement la tête et essaye de me montrer souriant.

— Tu crois que je pourrais t’emprunter la voiture ? demandè-je. Au moins pour le début ?

— Oui, bien entendu.

Ça m’embête d’emprunter la voiture de ma grand-mère. Mais soyons réalistes, je ne suis pas en capacité de prendre les transports en commun.

— On va s’organiser, ajoute-t-elle en me tapotant le bras.

Je ne raconte pas les détails du rendez-vous. Connaissant Mei, elle serait capable de débarquer dans le bureau de l’autre idiot, sabre à la main pour réclamer justice. Et pour le coup, de vraiment lui faire bouffer son presse-papier.

— Merci ! Je vais dans ma chambre m’allonger un peu.

Mei continue de me fixer, la bouche pincée. Je dépose un baiser sur son front avant de m’éloigner.

Malgré l’épuisement physique, je n’arrive pas à me reposer, tous mes muscles sont tendus. Impossible de penser à autre chose qu’à ce fichu rendez-vous et aux conséquences. Je pousse un énième soupir d’agacement lorsque la porte de ma chambre s’ouvre. Mes sœurs ont la fâcheuse habitude de débarquer ici n’importe quand et bien entendu, toujours sans frapper. Je fais mine de dormir, mais cela n’arrête pas Xin qui s’installe à côté de moi avec la délicatesse d’un bébé éléphant. Sa petite main se pose sur mon torse. Comme prévu, elle n’arrive pas à garder le silence plus de deux minutes.

— Gēge[1], chuchote-t-elle, tu dors ?

— Oui.

— Impossible ! Tu as parlé ! Je le savais ! C’est une feinte.

Je ne peux pas me retenir de sourire. J’ouvre un œil, son visage est juste au-dessus du mien, à quelques centimètres. Elle a exactement le même regard suspicieux que Mei. J’éclate de rire lorsqu’elle commence à frotter le bout de son nez contre le mien.

— Je le savais, s’exclame-t-elle victorieuse. Tu dormes[2] même pas pour de vrai !

Elle me saute dessus et se met à me chatouiller. Heureusement pour moi, elle est encore petite et j’arrive à la maitriser. Quelque chose me dit que ça ne durera pas longtemps.

— Alors, l’affreuse, ça a été l’école ?

— Je suis pas affreuse !

— Est-ce que tu as été gentille avec Lucas ?

— Euh… oui, je crois.

— Et pour de vrai ?

— Hum…

Elle se tapote la bouche avec son index, signe d’une réflexion intensive.

— Non, mais c’est vrai ! Je l’ai presque pas commandé ! Et aussi, je lui ai donné des bonbons !

Ma sœur a une fâcheuse tendance à vouloir prendre le blondinet pour son serviteur et le pauvre ne sait pas lui dire non.

— Et toi ? me demande-t-elle. Ta maitresse est gentille ?

— En fait, je n’ai pas vu les professeurs aujourd’hui.

— Ah bon ? Mais pourquoi t’es allé à l’école alors ?

— Je me le demande ! dis-je en riant.

— T’as trouvé des copains au moins ?

— Hum, oui, je crois que oui. Un ami.

Heureusement qu’Axel était là, je ne sais pas comment j’aurais fait sans lui. J’aurais probablement appelé ma grand-mère ou Mei au secours. Et j’ose encore leur dire que je vais me débrouiller seul.

Xin s’allonge contre moi, sa main glissée dans la mienne.

— Tu peux rester avec moi, dis-je. Mais je dois me reposer, alors essaye de ne pas faire trop de bruit.

— Tu veux que je te raconte une histoire qui fait trop bien dormir ? chuchote-t-elle.

La méthode de Xin s’est avérée efficace. Je suis tiré du sommeil par une main qui caresse mes cheveux. Avant même d’ouvrir les yeux, je sais qu’il s’agit de ma grand-mère. Je reconnais ses gestes ainsi que son parfum.

— On va bientôt diner, tu veux que je t’apporte un plateau ? me demande-t-elle.

Une délicieuse odeur arrive à mes narines. Mon ventre se met à gargouiller.

— Non, t’embêtes pas. Ça va, je vais manger avec vous.

— T’as encore quelques minutes.

J’ai du mal à bouger, le corps toujours endolori, surtout ma jambe qui me lance. Je m’étire et me lève malgré tout. J’occupe la seule chambre du rez-de-chaussée, ça m’évite d’avoir à utiliser les escaliers tous les jours. J’ai également ma propre salle de bain, avec une douche aménagée pour mon handicap.

Assis sur le bord de mon lit, je me repasse le film de la journée. Maintenant que la colère est partie, j’essaye d’analyser tout ça de manière plus rationnelle et surtout de chercher le positif. Affronter le vrai monde, c’est toujours effrayant, mais ça me permettrait de rencontrer des gens. J’ai bien des amis en ligne, avec qui je joue et je discute régulièrement, mais je crois que j’ai envie d’autre chose.

Mes sœurs ont toujours été sauvages et solitaires. Nainai et moi sommes plus sociables. Je n’ai jamais eu de mal à me faire des amis, le problème a toujours été de les garder. Nos déménagements successifs n’ont pas aidé. Dernièrement, je me suis concentré sur mes études, chez moi, à l’abri derrière mon écran. Mais plus je reste enfermé, plus cela devient compliqué de sortir. Cela fait bientôt deux ans que nous sommes installés ici. Nainai fait tout un tas d’activités, et malgré ses excentricités, elle est aimée de tout le monde. Mei a rencontré des amis précieux. Pour Xin et moi, c’est un peu plus compliqué. Heureusement que nous avons de super voisins, Xin a trouvé Lucas et moi, je m’entends très bien avec Ciara, la mère du petit blond. Malgré tout, je pense que nous avons enfin trouvé notre place dans cette maison. Et j’espère que nous pourrons y rester le plus longtemps possible.

Retourner à la fac sera peut-être l’occasion de faire des rencontres. Le rendez-vous était horrible, mais j’ai eu la chance de tomber sur Axel, enfin, c’est plutôt lui qui m’est tombé dessus. Si j’étais resté à la maison, ça ne serait pas arrivé.

Axel est un ami de ma sœur, je l’ai toujours trouvé sympathique et surtout très drôle, mais jusqu’à présent, je n’avais fait que le croiser. On ne se connait pas vraiment et pourtant, il est venu à mon secours et il est resté avec moi jusqu’à ce que je me sente mieux. Malgré ces étranges circonstances, j’ai apprécié ce moment passé avec lui.

Je me décide enfin à bouger, attrape mon sac à dos et en sors mon butin du jour : un stylo aux couleurs de l’Italie et un trousseau de clés. La porte s’ouvre brusquement, j’ai juste le temps de dissimuler les objets sous ma couette. Ma chambre est un vrai moulin, il ne manque plus que le chat.

— Je croyais que tu dormais ! s’exclame Mei. Pourquoi est-ce que tu fais cette tête ?

Je passe ma main dans mes cheveux pour les remettre en ordre. Ils sont épais et ont tendance à faire des épis improbables.

— Je viens à peine de me réveiller !

— Non, je parlais du sourire de banane ! Le diner est prêt !

Le poulet au gingembre est délicieux. On écoute Xin raconter des blagues de son invention. Même si l’explication est souvent plus drôle que la blague en elle-même, elle a du potentiel et surtout beaucoup d’imagination.

— Allez xiao[3] Xin, dit Nainai. Arrête de trainer et termine ta compote.

— Je suis pas xiao ! Je suis juste Xin. Ou alors si tu veux tu peux m’appeler grande Xin, mais pas petite !

Nous éclatons de rire et Xin fait la fière.

— Très bien grande Xin, montre-nous comment tu débarrasses la table.

— Ça sent l’arnaque !

— Aucune arnaque ! Tu as école demain, explique ma grand-mère. Donc pyjama, brossage de dents et ensuite au lit !

— Hum hum…

En intense réflexion, elle nous observe les uns après les autres, puis pointe un doigt accusateur vers Mei.

— Mais dis donc… xiao Mei ! Toi aussi tu as l’école demain !

— Je confirme, répond l’intéressée. La grande différence, c’est que j’ai bientôt dix-huit ans et que tu en as sept.

— Et demi ! Sept ans et demi ! Et moi aussi bientôt huit ! Et d’abord à mon âge, toi aussi t’étais petite.

— Oui, et donc tu admets que tu es petite ?

Xin ouvre la bouche, choquée.

— Vous m’avez encore matrixée ! C’est pas juste aussi, vous vous mettez toujours à trois contre moi !

— Je n’ai rien dit, dis-je.

— Je t’ai vu rire !

— J’avoue !

Après de nouvelles tentatives de négociation, elle finit par aller se coucher. Je reste un moment dans le salon, avec ma sœur et ma grand-mère, devant une série policière. Mei râle lorsque le chat vient s’installer sur ses genoux, mais quelques instants plus tard, elle le caresse tranquillement.

En regagnant ma chambre, j’aperçois un mouvement dans l’escalier.

— Xin ?

— C’est pas moi !

Je me retiens de rire.

— Ok… Je ne t’ai pas vue. Mais tu devrais dormir depuis longtemps.

— Je m’entraine pour être une Ninja !

— Hum… alors ta technique n’est pas encore au point. Au lit ! Go Ninjago !

— Saperlipopette, ronchonne-t-elle en remontant.

Cette fois, je pense à verrouiller la porte de ma chambre. Avec l’aide de ma canne et après quelques contorsions, j’arrive à sortir la boite à chaussure que je cache sous mon lit. Elle commence à être bien remplie et en la posant sur ma couette, je manque de la renverser.

Tant de choses accumulées, je devrais peut-être arrêter. Je grimace à cette idée et envisage plutôt de trouver une deuxième boite. Je ris tout seul en réalisant que je viens de me découvrir une nouvelle motivation à aller en cours : agrandir ma collection. Il faudrait aussi que je trouve une meilleure cachette. Je suis étonné que mes sœurs ne soient pas encore tombées dessus.

Je soulève doucement le couvercle et admire mes petits trésors : carnets, boites d’allumettes, petites cuillères, pièces de monnaie de différents pays, un briquet, de nombreux stylos, une gomme Hello Kitty sur laquelle mon regard s’arrête. Mon premier larcin, en classe de 4ème. Il appartenait à la jolie Manon. Je n’ai jamais osé lui dire qu’elle me plaisait. Ça reste, malgré tout, un agréable souvenir. Au fond, des cartes postales, un câble USB et mon plus bel objet : une boule à neige que j’ai piquée dans un aéroport. Mais je ne m’en sers jamais. Je déteste les aéroports, c’est le pire endroit du monde. J’avais déjà deux porte-clés, mais un trousseau de clés, c’est une première. Traitement de faveur spécial emmerdeur. J’examine les deux objets du jour.

Le stylo est un objet publicitaire pour une pizzeria. Rien d’intéressant en soi, si ce n’est qu’il appartient à Axel.

Je pousse la boite pleine d’objets sur le sol. Puis j’attrape un coussin pour me caler contre le mur et m’étends plus confortablement sur mon lit. Je ferme les yeux. Je tiens le stylo d’une main et suis le contour de l’autre.

Après quelques instants, une tache orangée apparait derrière mes paupières closes. Une voix familière, joyeuse, puis un large sourire taquin. Axel, je suis face à lui. Le banc, la fac. Il me tend son stylo en riant, puis sa main en me demandant d’y inscrire mon numéro. Nos peaux se touchent.

Les images se brouillent et picotent mon cerveau. Je replonge dans ses souvenirs. Le stylo se balade entre ses doigts, glisse sur le papier pour former quelques mots. Voyage de poche en poche. Une salle de classe, une fille brune, cheveux noirs longs, l’air renfrogné. Et de nouveau le rire d’Axel. J’entends parler anglais, puis espagnol. Un numéro de téléphone, puis un autre. Une bouche qui mordille.

Une odeur de pizza, le bruit des fourchettes et des verres. Des gens qui parlent, mais Axel n’est plus là.

— C’est tout ? dis-je à haute voix.

Déçu, j’hésite à mettre le stylo dans ma collection. Il n’a fait que passer entre les mains d’Axel. C’est un objet sans importance qui ne m’apprend rien sur lui, mais pour le moment, c’est tout ce que j’ai.

Je tiens à ces objets. J’en ai besoin pour garder le contrôle. Si je veux pouvoir reprendre un semblant de vie normale, je dois apprendre à utiliser mon don. Ne plus permettre aux objets de venir me parler n’importe quand et n’importe comment. Je dois arrêter ce flot d’images et d’émotions qui débarque sans prévenir.

Ma collection m’aide. Ici, chez moi, je me sens en sécurité. J’ai choisi ces objets, je les connais, je les aime. Je peux choisir quand le dialogue s’installe entre nous.

J’attrape le trousseau et m’installe à présent à mon bureau. Le lit est trop intime pour celui-ci. J’examine chacune des clés : trois plates et deux plus complexes. Je me concentre sur la dorée en étoile et la place entre mes deux paumes. Mes yeux se ferment.

Je vois des mains blanches aux ongles impeccables. Des doigts qui se crispent sur la clé. Un couloir, une porte. Lorsque l’image se précise, je reconnais le bureau où je me tenais un peu plus tôt dans la journée. N’ayant aucune envie d’y retourner, je relâche la clé, pour m’intéresser à la suivante.

J’entre dans un appartement. Un lustre entouré de moulures. Un beau parquet, en chevron. Un tapis rouge avec des motifs fleuris, vieillots. Des meubles anciens, surement un Louis quelque chose, mais je ne saurais pas dire lequel. De grandes fenêtres qui donnent sur un parc. Monsieur l’emmerdeur a les moyens. L’appartement est grand.

J’avance dans un long couloir de plus en plus sombre. Une porte à laquelle on toque.

— Daphné, c’est moi…

À l’intérieur, obscurité et tristesse.

— Tu viens diner avec moi dans la salle à manger ?

— Non… Je ne préfère pas…

— On ne va pas loin… c’est juste à coté ! Et c’est un endroit que tu connais.

— Je sais, mais je n’en ai pas la force… Tu ne comprends pas…

— J’essaye de comprendre, mais je m’inquiète pour toi. Tu devrais sortir. En restant ici, ça ne fait qu’empirer.

Une main à la peau écailleuse me fait sursauter. Je lâche la clé et le souvenir disparait.

— Merde… Qu’est-ce que c’était ?

Je passe dans la salle de bain pour me mettre de l’eau sur le visage. Mes mains tremblent. Je comprends mieux pourquoi il tient absolument à me faire sortir de chez moi.

Mon reflet me jette un regard réprobateur. Piquer des clés, je suis allé trop loin. Comment il va faire pour rentrer chez lui ? Et cette Daphné, elle a besoin de lui. Il faut que je lui rende les clés ! Je dois pouvoir retrouver l’adresse et lui ramener… mais comment est-ce que je vais expliquer ça. C’est trop tard, la nuit est tombée depuis longtemps. Il a probablement déjà appelé un serrurier. J’espère qu’il avait un double.

Et merde… en plus de mes problèmes, ma conscience va me tourmenter.


[1] Gēge 哥哥 : grand frère en mandarin

[2] Dormes : forme erronée du verbe dormir, plébiscitée par Xin, 7 ans

[3] Xiao 小 : signifie petit en mandarin

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