2. Les chiffres ne mentent pas — Liang

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Some days, I'm treading the water and feel like it's getting deep

Some nights, I drown in the weight of the things that I think I need

Sometimes, I feel incomplete, yeah

Certains jours, je marche sur l’eau et j’ai l’impression qu’elle devient profonde

Certaines nuits, je me noie sous le poids des choses dont je crois avoir besoin

Parfois, je me sens incomplet, ouais

OneRepublic — Someday

Lundi 22 mars 2021

Je me lève avant que le réveil sonne. Je n’en peux plus de regarder ce plafond. En sortant de ma chambre, une douce odeur de pain grillé m’apporte un peu de réconfort.

— Ça va ? me demande Mei. T’as bien dormi ? T’as tout ce qu’il te faut ? Tu veux des tartines ? Beurre ou confiture ?

Ma sœur a le chic pour enchainer les questions sans attendre les réponses.

— Oui, je vais prendre des tartines, mais t’inquiète pas pour moi, je vais le faire.

Elle acquiesce nerveusement, puis me prend dans ses bras et me tapote le dos. Je caresse ses cheveux, tout aussi noirs et raides que les miens.

— Hey, no stress, tout va bien !

Je lui offre un grand sourire rassurant.

— T’es sûr ? Sinon je peux t’accompagner !

— Tu ne vas pas louper une journée de lycée pour ça. Ça va aller, je t’assure.

Xin, ma plus jeune sœur, ronchonne.

— Arrête de le chouchouter ! bougonne-t-elle. C’est normal qu’il aille à l’école ! Nous aussi on y va ! Tous les jours !

— Liang suit des cours à distance, explique Mei.

— Ouais, c’est ça ! Prenez-moi pour un lardon !

— On dit : un jambon, la reprend Mei.

— Je dis comme je veux ! Et essayez pas de m’embrouiller ! Liang y fait semblant de faire l’école dans sa chambre ! La vérité c’est qu’il joue aux jeux vidéos toute la journée ! C’est pas juste, moi non plus j’aime pas l’école !

Je secoue la tête, attendri par sa petite moue boudeuse. En septembre, Xin est entrée en CP. Je comprends à quel point c’est compliqué pour elle. Elle n’arrive pas à trouver sa place.

— Je t’assure que je ne fais pas que jouer. Je suis vraiment des cours dans ma chambre. Je sais que l’école c’est pas marrant tous les jours, mais au moins, tu peux retrouver Lucas.

Lucas est notre petit voisin et le meilleur ami de Xin.

Elle hausse les épaules.

— Bah, pourquoi je dois aller à l’école pour le voir, alors qu’il habite juste à côté ? C’est pas logique ce que tu dis…

Mei et moi échangeons un regard compatissant.

Notre grand-mère arrive à son tour, vêtue de sa robe de chambre violette aux fleurs roses et blanches, sans oublier son bonnet de nuit en soie assorti. Elle pose un baiser sur le front de chacun d’entre nous. Depuis le décès de nos parents, c’est elle qui s’occupe de nous. Elle est aussi incroyable que ses tenues.

— Assis-toi, me dit-elle. Qu’est-ce que tu veux sur tes tartines.

— Nainai[1], je suis un grand garçon, je peux faire mes tartines..

— Ça ne me dérange pas ! insiste-t-elle.

— Je vous adore, mais pas la peine de faire tout un drama ! Je vais juste à un rendez-vous à la fac, pas à l’abattoir !

— Moi, l’école c’est pire que le battoir ! intervient Xin, alors je veux bien des tartines avec du beurre et de la confiture ! Et Liang, si quelqu’un y t’embête à ton école, en rentrant, tu le dis à Mei, elle lui cassera les dents avec les genoux !

Cette dernière cligne des yeux et tient à corriger.

— Je ne fais pas de la boxe thaï ! Comment veux-tu que je casse des dents avec les genoux ?

— Tu sais pas faire ça ? demande Xin déçue.

Notre grand-mère claque dans les mains pour demander le silence.

— Un feu trop violent ne permet pas une bonne cuisine, énonce-t-elle.

Mes sœurs se tournent vers elle avec le même regard d’incompréhension. Je me retiens de rire. Malgré les dix années qui les séparent, elles se ressemblent vraiment beaucoup.

— La violence n’est pas la réponse ! explique Nainai. Hop hop, on termine le petit-déjeuner et tout le monde à l’école !

***

Je me déplace rarement à la fac, mais à chaque fois, c’est la même chose, je perds un temps fou à cause des travaux. Aujourd’hui ne fait pas exception, je dois contourner tout le bâtiment pour trouver l’entrée et tout retraverser pour accéder au bon hall. Je suis parti super tôt de chez moi, mais je vais malgré tout être en retard. Lorsque j’arrive enfin devant le bureau indiqué sur la convocation, je suis en sueur.

Le jeune homme qui me reçoit doit avoir mon âge. Il consulte l’écran de son ordinateur, les yeux plissés.

— Monsieur Wang, nous avons souhaité vous recevoir afin de discuter de vos modalités de scolarité.

— Quel est le problème ?

Il grimace, remet ses lunettes en place, se tourne vers moi, pose les coudes sur son bureau et joint les mains.

— C’est exactement la question que j’allais vous poser, monsieur Wang. Pouvez-vous m’expliquer ce qui vous empêche de suivre les cours en présentiel ?

— Comme vous avez pu le remarquer, j’ai besoin d’une canne pour me déplacer…

— Nos bâtiments et salles de cours sont adaptés aux personnes à mobilité réduite, affirme-t-il.

Je me retiens de lui faire manger son hideux presse-papier et continue.

— Je vous assure qu’avec les éternels travaux, c’est loin d’être accessible ! De plus, comme indiqué dans mon dossier, je souffre d’haptophobie[2]. Je ne supporte pas le contact. Donc, venir ici, avec le nombre d’étudiants qu’il y a, c’est vraiment compliqué pour moi.

— Je vois. Je ne voudrais pas remettre en doute vos paroles, mais… l’année dernière… vous aviez fait mention d’anthropophobie[3]. Et toujours d’après votre dossier, dans votre université précédente, vous souffriez de mysophobie[4], articule-t-il avec difficulté en lisant son écran.

— Désolé, moi aussi je préfèrerais que ça soit simple.

— Avez-vous un certificat médical concernant votre phobie ?

Malgré mon agacement, je réponds poliment.

— Non, pas sur moi. La convocation était très succincte, mais je vous le ferai parvenir.

— Bien. En attendant de pouvoir compléter votre dossier, votre présence est requise aux cours de travaux dirigés.

Involontairement, mes sourcils se froncent.

— C’est très compliqué pour moi, affirmè-je de nouveau.

— Croyez-moi, la faculté met tout en place pour que chacun puisse étudier dans les meilleures conditions. Mais nous veillons également à l’équité entre les étudiants. Vous êtes à présent en troisième année de Licence, il est donc normal que vous fassiez des efforts…

Des efforts ? Il n’a pas la moindre idée de ce que je vis…

— … Monsieur Wang, vous êtes un excellent élève, mais comprenez bien que sans un avis médical, nous ne pouvons pas continuer à vous accorder cette faveur. C’est injuste envers les autres élèves.

— Je ne comprends pas, en quoi ça pénaliserait les autres ? Et puis, j’ai échangé avec les différents professeurs, ils ont compris mes difficultés et nous avons trouvé une solution.

— Il y a des cours pour lesquels la présence est obligatoire. Sans un contrordre médical sérieux, vous ne pourrez pas y déroger.

— Et donc, je vais devoir changer toute mon organisation ? Comme ça, en plein milieu de l’année scolaire ? Mais pourquoi ?

— Le règlement, tout simplement. De plus, dans le monde du travail, vous devrez apprendre à travailler sous la contrainte. Vous devez vous adapter, et ceci dès à présent. Vos études au sein de notre faculté sont également là pour vous préparer à la vie réelle. Le travail de groupe vous fera le plus grand bien, vous êtes trop isolé, ce n’est pas sain.

Pour mon bien ? Comme s’il savait mieux que moi ce qui est bon ou non.

— Bien. Si vous avez terminé, dis-je les dents serrées.

En prenant appui sur le bureau pour me relever, je fais malencontreusement tomber une pile de dossiers. Il se précipite pour ramasser. J’en profite pour subtiliser le trousseau de clés posé à droite de l’écran, puis quitte les lieux aussi vite que ma jambe me le permet.

Comment est-ce que je vais faire ? Je ne peux pas arrêter mes études. Il me faut au minimum une licence. L’idéal serait un master. Ce qui veut dire encore trois ans à la fac. Je ne vais pas laisser un tel imbécile se mettre en travers de mon chemin. Je dois penser à l’avenir. Ma grand-mère est encore pleine de vie et de ressources, mais pour combien de temps ? C’est à moi de préparer la relève et de m’occuper de mes sœurs.

Il réclame un certificat médical, en attendant de trouver une solution qui n’implique pas quinze séances chez le psy, ou le passage par la case hôpital, je vais gentiment me plier à leur demande.

Première solution : trouver un médecin qui acceptera de me fournir un certificat. Sur le papier, ça semble possible. Mais la simple idée d’affronter de nouveau le corps médical, les blouses blanches, me fait frissonner. J’ai passé tellement de temps dans les hôpitaux que je ne les supporte plus. Une nouvelle phobie à ajouter à mon dossier scolaire ! Tellement ridicule. Pourtant, celle-là est bien réelle. Je n’ai absolument aucune envie de voir un médecin, encore moins un psy. Je crois que je préfère encore la foule des étudiants de la fac. J’essaye de me convaincre que ce n’est pas insurmontable, mais cela me contrarie. La fatigue va être énorme. En plus, impossible pour moi de prendre les transports en commun, je vais devoir m’organiser avec ma grand-mère pour lui emprunter sa voiture.

En traversant le grand hall, je m’arrête un instant, essayant d’imaginer mon quotidien ici. Devant moi, des dizaines d’étudiants vont et viennent dans tous les sens. Une sensation de vertige m’envahit. Je me précipite dans les toilettes, juste à côté, la pire idée du monde. Les gens sont partout. Je m’enferme dans une des cabines. Je ne peux même pas m’assoir, la cuvette est vraiment trop douteuse. Je m’adosse au mur afin de ne pas tomber.

La colère revient.

Qu’est-ce que ça peut lui foutre que j’étudie de chez moi ? J’ai passé les examens, comme les autres, et j’ai obtenu de bons résultats. Et le travail en groupe pour faire des maths ? N’importe quoi. C’est en partie pour cette raison que j’ai choisi cette filière. Je peux bosser seul dans mon coin. Et puis les chiffres ne pensent pas, ils ne disent rien de plus que ce qu’ils sont. Leur silence me rassure.

— Liang ?

Voilà maintenant que j’entends des voix. La voix masculine répète mon prénom. Elle est étrangement familière, pourtant je n’arrive pas à l’identifier. Je ne connais personne ici.

J’essaye de retrouver un peu de dignité, puis curieux, je déverrouille la porte.

Des cheveux châtains bouclés encore plus désorganisés que les miens, des yeux noisette rieurs et une constellation de taches de rousseur qui entourent un sourire charmeur.

— Axel ? Qu’est-ce que tu fais là ?

J’attrape la main qu’il me tend. Je déteste qu’on s’appesantisse sur moi, mais je ne perçois aucune pitié dans son regard.

Il m’entraine avec lui, passe plusieurs portes et on se retrouve à l’extérieur. Il m’invite à m’assoir sur un banc à l’ombre d’un grand arbre.

— Tu commences à reprendre des couleurs ! s’enthousiasme-t-il.

— Oui, ça va beaucoup mieux. Merci Axel.

Il sort de son sac des lunettes de soleil, qu’il tourne et retourne entre ses doigts. Il finit par les mettre sur sa tête, en guise de serre-tête.

— Ça te fait mal ? demande-t-il.

Il pointe ma jambe que j’ai commencé à masser sans m’en rendre compte.

— Oui, j’ai un peu trop forcé dessus aujourd’hui.

Il se rapproche de moi.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Pas grand-chose…

— Je suis doué de mes mains ! dit-il en s’approchant.

J’ai un mouvement de recul incontrôlé.

— Pardon ! s’excuse-t-il en reprenant aussitôt sa place. Pas de contacts non sollicités ! Je le sais pourtant, Tristan n’a pas cessé de me le répéter à chaque fois qu’on t’a croisé !

Je souris amusé. Il n’a pas réalisé que pour venir ici, il avait gardé ma main dans la sienne, tout le long du trajet. Étrangement, son contact ne m’a pas dérangé, au contraire, il est apaisant.

— C’est rien…

— Je savais pas que tu étudiais ici ! fait-il remarquer.

— Normal, habituellement je ne viens à la fac que pour les examens, ou certains cours, mais c’est vraiment ponctuel. J’étudie à distance.

— Oh, c’est mon jour de chance alors ?

— J’en sais rien, répondis-je en riant. Moi non plus, je ne m’attendais pas à te croiser ici.

— Ah je vois ! grimace-t-il. Tu croyais que j’étais encore au lycée ?

— Non, mais… je sais pas…

— Allez avoue, t’imaginais que je faisais quoi ?

— Hum, je sais pas, un truc où on bouge, au grand air…

— Genre inspecteur de rivière !

— De rivière ? repétè-je en pensant avoir mal entendu.

— Ouais, parce que les lits ça me connait ! ricane-t-il.

Je ris à mon tour.

— Sinon, j’étudie les langues ! ajoute-t-il avec un sourire malicieux.

— Je suis persuadé que tu es très doué !

— Ma réputation me précède !

Nous éclatons de rire, ça fait du bien. Ce mec est une telle bouffée d’air frais.

— Et toi du coup ? Tu étudies quoi ?

— Une licence de probabilités et statistiques appliquées.

Il fronce les sourcils.

— C’est des mathématiques, expliquè-je.

— T’es pas sérieux ?

Il grimace toujours, ce qui est très déstabilisant.

— Euh si… pourtant.

— Ah, mais non ! Ça te va pas du tout ! C’est absolument pas sexy !

J’éclate de rire.

— Désolé de te décevoir. Tu me voyais faire quoi ? demandè-je intrigué par sa réflexion.

— Hum, attends laisse-moi réfléchir, dit-il en m’étudiant.

J’en profite pour le détailler à mon tour. Ce n’est que maintenant que je remarque l’inscription « Beau Gosse » sur son T-shirt. Son assurance me fait sourire.

— Je sais ! s’exclame-t-il, vu que tu aimes les chiffres, pourquoi pas architecte ? Ça, c’est sexy ! Tu crées de belles choses. Et puis, il faut connaitre les matériaux, toucher la marchandise…

J’éclate de rire. Aussi exubérant qu’il soit, sa compagnie est reposante. Il est tellement naturel. Il dit ce qu’il pense et pense ce qu’il dit, je n’ai pas à me protéger de lui.

— Tu veux un café ou quelque chose ?

— C’est gentil, t’embête pas. Je pense que je vais rentrer. J’aurai mieux fait de rester couché.

Il me regarde, intrigué.

— J’ai reçu une convocation pour un rendez-vous…

— Convocation ? Carrément ? Tu as été un vilain garçon ? ricane-t-il.

— Désolé, je risque encore de te décevoir, mais non, je suis sage, très sage. C’était un rendez-vous administratif, pour m’annoncer que je vais devoir reprendre les cours ici…

— Mais pourquoi ?

Je lui raconte le rendez-vous dans les grandes lignes.

— Mais quel connard ! s’exclame-t-il. C’est pour ça que tu te planquais dans les chiottes ?

— Oui, j’avais besoin de me calmer.

— T’as pas choisi le meilleur endroit…

— Non, clairement. S’il te plait, ne raconte pas à ma sœur dans quel état tu m’as trouvé. Sinon, elle va vouloir m’accompagner à chaque fois.

— Ok, mais à deux conditions…

Il s’arrête quelques instants et me regarde avec un grand sourire. Je hoche la tête pour l’encourager à poursuivre.

— Premièrement tu ne lui dis pas que je t’ai suivi en douce dans les toilettes des hommes. Je tiens à ma vie !

— Ça marche, dis-je en riant, et la deuxième condition ?

— Tu me donnes ton numéro !


[1] Nainai 奶奶 : désigne, en mandarin, la mamie du côté paternel

[2] Haptophobie : peur de toucher ou d’être touché

[3] Anthropophobie : peur des gens et de la compagnie des gens

[4] Mysophobie : peur de la saleté et de la contamination

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