Les deux adolescents sont enlacés sous le cerisier. Le vent emporte des pétales roses dans une pluie florale lorsque la jeune fille rousse se met sur la pointe des pieds et dépose un baiser sur la joue du garçon aux bouclettes brunes. Ils ont dix-huit ans et ils sont heureux.

Une branche craque.

« Marko ? »

***

Je deviens folle. Je me suis cognée le crâne et j’ai perdu la boule, pensa Aurore. Elle s’était réveillée en sueur dans son lit. Elle repensa au cauchemar qu’elle venait de faire. Elle se trouvait sur la berge de la rivière, là où elle avait l’habitude de faire du kayak, une sensation de faim dévorante lui tordant l’estomac. Elle se revit pencher la tête vers le sol pour renifler les galets puis humer l’air à la recherche d’une odeur. Soudain, elle s’était mise à courir sans raison apparente. Peu à peu, elle avait eu l’impression qu’elle suivait une piste, comme si sa vie en dépendait. Elle courait vite et l’air fouettait son visage. Il faisait nuit mais elle n’avait aucun problème pour se repérer, sa vision nocturne bizarrement décuplée. Elle pouvait entendre son cœur battre à la chamade et l’adrénaline couler dans ses veines. Elle éprouvait une joie primale à cavaler ainsi sur la berge pour rejoindre la forêt.

A l’orée du bois, elle avait marqué une pause avant de s’engouffrer tête baissée entre les arbres. Son ouïe était aux aguets, ses yeux à l’affut du moindre mouvement. Soudain, elle s’était tapie au ras du sol, prête à bondir. Une biche était tranquillement en train de brouter une touffe d’herbe, juste à quelques pas d’Aurore. L’animal tourna la tête et ses grands yeux noirs se remplirent de peur lorsqu’ils croisèrent ceux d’Aurore, toujours cachée. La jeune fille s’était alors sentie propulsée dans les airs pour atterrir, toutes griffes dehors, sur le flanc de l’herbivore tétanisé. Elle avait alors eu le goût métallique du sang dans la bouche lorsque ses crocs s’étaient refermés sur le cou de la pauvre biche. Elle avait vu la chair déchiquetée, arrachée, réduite en lambeaux, lambeaux qu’elle avait ensuite goulûment dévorés, rassasiant sa faim de cette viande fraîche et encore chaude.

Aurore était désormais adossée à sa tête de lit et faisait le point. Elle avait rêvé qu’elle était un prédateur, ok, il n’y avait pas mort d’homme. Mais pourquoi avait-elle l’impression que les sensations de ce rêve relevaient plus du souvenir que de l’imagination ? Elle se replongea dans ce songe en essayant de se remémorer le plus de détails possibles.

Elle était de nouveau bête, le museau fouillant la viande fumante du cervidé qu’elle venait d’abattre. Elle observa ses pattes : noires, velues, d’un pelage dense et brillant. En se retournant, elle aperçut sa queue touffue, elle aussi d’un noir de jais. En revanche, elle semblait arborer une robe blond-doré aux reflets roux. Une fois son festin terminé, elle avait erré dans la forêt, à la recherche d’une autre proie, mais la chasse s’était révélée infructueuse. Elle avait fini par s’assoupir à l’abri d’une souche déracinée, emportée par une fatigue extrême, au centre d’une clairière, sous les rayons de la pleine lune.

Je mélange le rêve et la réalité, c’est sûr ! pensa Aurore. En effet, la clairière ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle où on l’avait retrouvée inconsciente. D’ailleurs, n’était-elle pas roulée en boule près d'une souche ? Non, son esprit devait lui jouer des tours… Elle se leva perplexe et alla prendre une douche. Le jet d’eau chaude lui fit du bien et elle oublia cet affreux cauchemar, qui, emporté par le savon, disparut dans les canalisations, emporté par un tourbillon de mousse. Elle s’enroula dans une serviette éponge molletonnée et observa son collier posé sur le rebord du lavabo. Elle caressa du bout des doigts le soleil puis le croissant de lune, avant de prendre la chaine et d’accrocher le pendentif à son cou. Elle s’attendit à la douleur cuisante qu’elle avait déjà ressenti à son contact, mais rien ne se produisit. Pff, faut vraiment que j’arrête de me faire des films, moi… finit-elle par se dire, en démêlant ses pointes blond-doré.