Contrepoison

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Le lendemain matin, Flavia émergea péniblement du sommeil qu’elle avait eu tant de mal à trouver. Une migraine lancinante battait à ses tempes, mais elle ne savait pas trop si elle était réelle ou si c’était ainsi que le souvenir brutal de son viol la veille se rappelait à elle.

Elle enserra la tête de ses deux mains pour conjurer les images qui l’assaillirent, de concert avec un tumulte de sensations. Le membre qui la forçait, revenant inlassablement malgré la sécheresse qui le rejetait, les hanches qui martelaient les siennes, indifférentes à l’oppression qui l’asphyxiait.

Malaspina l’avait déjà violentée de la sorte, mais elle le lui avait pardonné au prix de la vie qu’il lui avait rendue.

Avec le Boss, nul pardon, nulle trêve, juste la mort au bout du chemin, pour lui ou pour elle ?

Des mafiosi, elle en avait pourtant rencontré quelques-uns à présent, mais aucun ne présentait un tableau aussi noir que lui. Malaspina pouvait bien être sadique, il n’en avait pas moins été un excellent chef, juste et soucieux de maintenir la paix sur Naples, Leandro avait été d’une obéissance aveugle, la sacrifiant, mais il lui avait appris l’amour et la tendresse. Fabio pouvait se montrer d’une cruauté sans limites, mais il lui avait toujours manifesté une attention bienveillante.

Même Marco, le tueur impitoyable qui la poursuivait de sa rancune tenace, semblait droit et déterminé.

Seul le Boss ne paraissait posséder aucune lumière pour nuancer cette aura de ténèbres qui l’enveloppait.

Pourtant sa mère lui avait enseigné, pour la soutenir dans l’épreuve qu’elles avaient traversée, que même au sein des plus profonds abysses une lueur résiduelle subsistait, si faible soit-elle.

Personne ne pouvait naître déjà habité par le Mal, Antonella en était persuadée. En professant ainsi, elle devait penser à l’assassin qui avait pris la vie de son père.

Mais sa fille ne partageait pas cet optimisme insensé, les nombreux malheurs qui l’avaient frappée l’avaient décillée. Néanmoins, elle était touchée malgré elle par cette idée que sa mère avait portée toute sa vie durant. Quand elle avait décidé de se venger de celui qui avait commandité le meurtre de son père, elle n’était pas sûre d’elle-même, redoutant de se laisser attendrir par un si vil personnage.

Pour chasser cette pensée, elle se glissa sous la pluie brûlante de sa douche.

La veille, elle s’y était déjà longuement immergée, se savonnant fébrilement pour faire disparaitre toute trace des flétrissures infligées par le Boss, mais elle se sentait toujours sale.

Puis, elle avait pris consciencieusement sa pilule contraceptive avant de se coucher directement, sans manger. Aucune nourriture ne pouvait passer de toute manière.

Cette oppressante sensation avait annihilé toute velléité de se réjouir de son succès et d’avoir su se jouer une nouvelle fois de son professeur.

Ce dernier lui semblait bien inoffensif d’ailleurs : un roquet qui ne savait qu’aboyer, aveuglé par son ego, pas davantage.

Brusquement, elle cessa de s’acharner contre l’impression de souillure qui ne la quittait pas. À quoi bon se soucier de ce corps ? Elle l’abandonnerait bientôt pour des cieux plus paisibles, afin de retrouver la douceur et l’innocence de son enfance auprès de ses parents, enfin réunis dans la mort.

Elle sortit vivement, mais la vision de son corps nu, encore ruisselant, la happa.

Ses chairs avaient rosi sous l’action de la chaleur, soulignant par contraste les cicatrices qui barraient ses seins et ses lèvres intimes, stigmates des tortures que lui avait fait subir Malaspina.

Beaucoup plus large, boursouflée, la scarification de son poignet rappelait la mutilation à laquelle elle s’était livrée quand elle avait découvert la nature du lien qui unissait ses deux amants.

Cette cuisante désillusion avait laissé sur sa peau la marque disgracieuse, irrégulière, affreuse, de la révélation qui l’avait bouleversée. Ils s’étaient servis d’elle pour se connecter l’un à l’autre et ainsi consommer l’amour qu’ils se vouaient par-delà les tabous de leur milieu.

Dans un mouvement de rage, elle fit basculer la psyché, qui se fracassa au sol, éparpillant une myriade d’éclats argentés.

Elle s’en repentit immédiatement : elle piétinait dans les tessons coupants.

Comme d’habitude, ses initiatives se révélaient désastreuses, tout de premier mouvement.

Était-elle stupide à ce point-là ? Aucune de ses manœuvres ne s’était révélée fructueuse, elles se soldaient inexorablement par un désastre.

Non, peut-être pas, songea-t-elle en s’extirpant précautionneusement du tapis de débris de verre.

Au moins par deux fois, elle était parvenue à quelque chose : elle avait tiré d’affaire Anna Ceccaldini dont Vesari avait tenté de saborder la carrière après l’avoir abusée, et elle avait sauvé Marco dans les catacombes en bousculant ses assaillants. Il fallait donc persévérer, ne pas baisser les bras.

Elle ressentit le besoin intense de briser le silence qui s’était à nouveau installé depuis que le miroir s’était écrasé au sol.

Pour se redonner du courage, elle inséra un disque dans le lecteur et la mélodie de Lithium and a lover emplit progressivement le vide autour d’elle, insufflant un souffle vivifiant dans son âme désolée.

La voix rocailleuse du chanteur psalmodiait sa tragique destinée, lui promettant un remède à ses maux, le remède qu’elle espérait.

Quand mes démons déploient leurs ailes

Et mon esprit prend le dernier train

Descendant une voie à sens unique vers l’arrêt final

Destination : dévastation

Mille démons à ma porte

Hurlent à mes défenses qui s’écroulent

Ma rivière saigne, mes champs brûlent,

Mon monde s'est arrêté de tourner

Une voix douce lui révéla quel serait le dénouement de tous ses maux, comme un écho de la réponse qui reposait au fond de son coeur.

Ce sera mon contrepoison

Et ce sera mon amant

Donne-moi quelque chose pour l’esprit

Quelque chose pour la douleur à l’intérieur

Un remède, une potion pour me ranimer

Un élixir pour ce mal qui est le mien

Donne-moi ce dont j'ai profondément besoin

Un sanctuaire au-delà de ce monde cruel

Un remède sans pareil pour en réchapper

Un contrepoison et un amant.

Le mystère demeurait, cependant, quel serait son contrepoison ? La mort peut-être, ultime remède à son mal-être ?

Elle s’était allongée pour savourer les assauts de guitare saturée et les imprécations vociférées sur un ton guttural, les yeux dans le vague. Puis, quand la dernière note se mourut, elle se leva d’un bond pour tout remettre en ordre et se rendre présentable.

D’une main assurée, elle saisit le téléphone que Fabio lui avait remis et contacta Marco. Elle aurait dû le prévenir le jour précédent, mais elle n’en avait alors pas la force.

À la première sonnerie, Marco décrocha.

Tutt’ appost’ ? s’enquit-il sur un ton qui lui sembla inhabituel.

— Tout va bien, répondit-elle pour la forme. Il s’est passé quelque chose hier, j’espère qu’il n’est pas trop tard pour que tu puisses te renseigner…

— Dis ce que tu as à dire, bon sang ! Arrête de tourner autour du pot, gronda l’homme, qui décidément ne possédait aucune patience.

— Oui… donc hier, j’ai participé à un colloque et… le Boss était là, finit-elle par annoncer.

— Comment ça, le Boss était là ? Pour écouter tes fadaises ? Et d’abord, comment sais-tu que c’était lui ? s’emporta-t-il encore.

— Il m’a coincée après l’allocution, pour me reprocher de m’exposer de la sorte… de faire ma belle, c’est ce qu’il m’a dit exactement, résuma-t-elle, occultant la partie la plus désagréable de leur rencontre.

— Tu l’as vu, alors ? fulmina-t-il. Un frisson secoua Flavia. Malgré le sursaut d’énergie qui l’avait ranimée, elle n’était pas bien vaillante et se faire ainsi bousculer ramena l’amertume des premières heures de la journée.

— Non, il est passé dans mon dos, et il m’a immobilisée pour que je ne me retourne pas.

Le mensonge avait fusé sans qu’elle l’eût prémédité, elle commençait à devenir habile à accommoder la vérité de façon à ce que ça paraisse crédible. Elle le réalisait tout en parlant au mafieux.

— Hum, mouais, je suppose que comme tu n’es pas très épaisse, tu n’as pas pu te dégager…

Le silence s’installa un instant, puis Marco reprit, plus calmement.

— As-tu remarqué quelqu’un en particulier qui ne te semblait pas à place parmi les bêcheurs qui doivent assister à ce genre de cirque ?

— Non, ce ne sont pas des bêcheurs comme tu dis, répartit-elle vaguement vexée, il y avait la fine fleur de l’intelligentsia…

Un sifflement se fit entendre au bout du fil.

— Oui, vraiment, et il y avait aussi des célébrités, par exemple, le prince Astolfo…

Un soupir narquois fusa à nouveau.

— Mais surtout, il y avait le chef de cabinet du ministre de l’intérieur…

— Alighiero di Marzio ! Cet omm’e mmerda, dès que je le vois à la télé, j’ai envie de lui mettre une balle entre les deux yeux, la coupa-t-il, remontant dans les tours.

— Oui, il ne cessait de m’observer. Je me suis demandée ce qu’il me voulait, parce qu’on ne s’est jamais vus avant. Il était avec le prince Astolfo.

Était-ce par fierté qu’elle se refusait à avouer l’impression de profond malaise que lui avait laissé l’homme ? Est-ce que l’opinion que Marco se faisait d’elle la préoccupait-elle encore à ce point ?

Elle ne pouvait se résoudre à se livrer, même sur des détails aussi infimes.

Il doit y avoir des caméras de surveillance à l’auditorium, pourrais-tu faire une recherche sur les bandes ? suggéra-t-elle en tâchant de cacher son trouble.

— Je m’occupe de ça… Ha, le corps de Fabio a refait surface, ne me demande pas ce qu’il s’est passé, je n’en sais rien. Certainement que la médecine légale est aussi aux ordres du Boss, tant qu’on y est. Toujours est-il qu’il a été envoyé à ce qui lui reste de famille à Naples. Ses funérailles vont avoir lieu après-demain, je rentre au pays pour y assister…

Avant qu’il n’ait le temps d’achever sa phrase, Flavia l’interrompit.

— Je veux y aller aussi ! s’écria-t-elle, dans un élan irrépressible.

— Reste là t’occuper de tes études, tu n’es pas de la famille, répliqua-t-il sèchement.

— Je ne fais pas partie de la famille… oui c’est vrai, mais tu ne crois pas que j’ai assez donné de ma personne pour essayer de vous aider, se défendit-elle avec véhémence. Et j’aimais Fabio comme un frère.

Un ricanement accueillit ces paroles.

— Tu ris, mais c’est vrai. Peut-être que je le connaissais moins bien que vous, mais c’était la seule personne qui m’ait témoigné de l’amitié, avoua-t-elle, c’était mon seul soutien… ces mots s’étouffèrent dans les sanglots qui envahissaient sa gorge.

Un nouveau blanc passa dans la conversation.

— Bien, tu n’as qu’à m’accompagner, je te déposerai à Areggio, et tu te débrouilles. Sois prête dans une heure, je passe te prendre sur le vicolo Savelli, au moins là, on verra si on est surveillés. Sois à l’heure, je ne t’attendrai pas.

L’homme raccrocha sans autre forme de politesse. Flavia regarda autour d’elle, désorientée par l’échange. Elle se ressaisit bien vite, le temps pressait. Prise dans l’urgence du départ, il n’y avait plus de place pour les lamentations. Plus de simagrées. Elle irait rendre un dernier hommage à son frère de misère, elle en ressentait un grand soulagement car il allait pouvoir être enterré convenablement. Mais pour l’heure, rejoindre Marco, rien d’autre n’importait.

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