Orgueil et préjugés

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Flavia avait bouclé ses bagages en un tournemain. Le calcul était simple : si elle retournait chez elle à Areggio, elle aurait tout ce dont elle aurait besoin, elle n’avait nul besoin de s’encombrer, hormis du strict nécessaire. Un simple sac de voyage avait donc suffi pour contenir son sèche-cheveux et quelques vêtements chauds.

Un moment de perplexité l’avait arrêtée au moment de choisir sa tenue. Choisirait-elle des habits qui la mettraient à son avantage pour plaire à Marco, quelque chose d’ajusté et d’échancré ?

Se mordant les lèvres jusqu’au sang, elle se saisit d’un pull et d’un pantalon très simples. C’était une forme de mortification pour elle de se présenter à lui sans aucun apprêt. Une manière de s’humilier. Rester aussi mièvre et insignifiante qu’elle l’était en réalité. Ses résolutions de rester sage semblèrent pourtant s’évaporer au fur et à mesure qu’elle s’approchait du point de rendez-vous. Ce traitre de corps ne lui obéissait pas, de toute évidence. Il se hâtait, malgré elle, vibrant de rejoindre celui qu’elle aimait.

Ce faisant, son esprit errait, lui, vers ses terres ancestrales, en rejoignant le vicolo Savelli à quelques centaines de mètres de là. Ce retour à la source lui ferait un bien fou, elle en savourait par avance la quiétude, elle en avait désespérément besoin au milieu de ce tourbillon d’évènements qui ne lui laissaient aucun répit.

Au coin de la ruelle, elle s’immobilisa et y jeta un coup d’œil circonspect. La proximité du danger avait quand même fini par lui donner des réflexes dictés par la prudence, à elle, l’éternelle étourdie.

Elle inspecta minutieusement les alentours pour essayer de débusquer une présence ou une attitude suspecte, mais rien ne semblait anormal. Elle se retourna alors vers l’étroit passage.

Une Lancia Delta HF Integrale noire attendait, stationnée dans un renfoncement de la voie, moteur tournant.

Était-ce lui, dans cette voiture ? Le véhicule avait l’air ancien, il lui sembla fort petit pour les gouts ostentatoires du mafieux. Toutefois, comme il avait l’air d’être taillé pour la course, elle se dirigea vers lui, d’un pas égal, comme si elle s’apprêtait à le dépasser. Mais au moment où elle passa près de lui, elle lança un regard de biais, et la vitre s’ouvrit.

Marco était au volant, il lui fit un simple geste pour l’inviter à entrer et referma prestement la fenêtre.

En prenant place à ses côtés, elle ne put s’empêcher d’admirer sa superbe, le menton légèrement relevé dans une attitude orgueilleuse. Le tissu de coton blanc de sa chemise était tendu sur ses pectoraux saillants, relevés sur ses avant-bras, découvrant leur musculature brune et velue.

L’étoffe pâle qui tranchait sur sa peau hâlée offrait un délicieux contraste, songea-t-elle, avant de se ressaisir. Non, elle ne céderait pas à ces niaiseries cette fois-ci, avait-elle décidé.

Il était pourtant magnifique de sa beauté sauvage et altière, dangereux comme un félin prêt à bondir. Cependant, avec lui, elle se sentait en sécurité. La femme qu’il choisirait aurait tant de chance ! pensa-t-elle avec amertume. Quant à elle, elle n’avait pas même le bonheur de valoir un regard ou une parole de bienvenue. Il gardait le silence obstinément. Certainement, il devait la considérer en ce moment comme un fardeau à supporter, rien d’autre. En dépit de ces impressions contradictoires, elle se rassérénait à ses côtés, il lui semblait que rien ne pouvait l’atteindre quand il était là.

Mais ce sentiment disparut bien vite quand il démarra en trombe. À la poussée qui l’avait plaquée à son siège, elle réalisa la puissance inouïe de la Delta. Malgré son apparence fluette, elle en avait sous le capot.

Le tueur dévala rapidement les artères de la ville en direction de Tivoli, puis obliqua vers le sud pour prendre l’A1. Cela se fit en un rien de temps car il avait l’art de contourner les feux, les stops, les embouteillages, rien ne parvenait à ralentir la cadence infernale.

Cela faisait-il partie de la formation du parfait tueur ? s’interrogea-t-elle. En tout cas, cela devait être bien utile pour disparaitre après avoir accompli son forfait.

S’il avait l’air sûr de lui, de son côté, elle s’accrochait au siège à chaque à-coup. Le confort de la voiture de sport était spartiate, elle ressentait, amplifiés, chacun des cahots de la route, chacune des accélérations ou des décélérations. Était-ce les vibrations de la route qui répandaient dans son bas-ventre des ondes de chaleur ? Cette zone sensible était à la merci des secousses qui traversaient le véhicule, mais ce n’en était pas la seule cause.

La sonnerie stridente de son téléphone rompit l’ébullition qui l’ébranlait.

C’était Angelo qui s’inquiétait de sa disparition après son allocution. Dans son empressement, elle avait oublié de le prévenir.

— Non, Angelo, tout va bien, ne t’inquiète pas. Je vais rester chez moi aussi demain pour me remettre du travail acharné que j’ai dû fournir pour le colloque. Je n’ai pas compté les nuits que j’ai passées dessus. Tu pourras me passer tes cours ? … À mardi.

Elle raccrocha précipitamment, gênée d’avoir brisé le silence, sans savoir précisément pourquoi.

La main de Marco s’était-elle crispée ? En tout cas, il lui avait paru que ses mouvements se faisaient plus brusques sur le volant.

— C’était Angelo, mon camarade de la faculté, se crut-elle obligée de préciser.

— Je ne vois pas en quoi ça me concerne, répliqua froidement le caporegime.

Pourquoi avait-elle ressenti le besoin de se justifier, c’était stupide de sa part, se gourmanda-t-elle.

L’embarras suscité par ce recadrage perdura un moment, puis elle fut à nouveau envahie par l’intrusion entre ses cuisses des soubresauts du bolide.

Mal à l’aise, elle se dandina en se voulant la plus discrète possible, mais elle avait l’impression que rien n’échappait à l’attention du tueur. Pure déformation professionnelle sans doute.

Happée par les moindres gestes de son impassible voisin, elle ne perçut pas que l’atmosphère se réchauffait graduellement jusqu’à les baigner dans une chaleur d’étuve. De même, elle ne vit pas défiler les paysages, ni se profiler la physionomie caractéristique de la campagne napolitaine. Les collines rocailleuses firent place aux hautes cimes du Parc du Partenio. Au-delà des larges vallées cultivées, des forêts de chênes et de hêtres déployaient leurs feuillages mourants aux couleurs rougeoyantes. Les montagnes semblaient en feu sous le ciel bleu pâle embrumé de poussière en suspension. Les rayons du soleil désormais à son zénith écrasaient tout sous leurs dards brûlants. La Lancia était trop vétuste pour être dotée d’un système de climatisation, ses deux occupants commençaient à étouffer. Heureusement pour eux, porté par le turbocompresseur de son moteur quatre cylindres, le bolide dévorait les kilomètres comme un lion affamé. Les deux heures et demie de voyage s’étaient évanouies en un claquement de doigt.

— Nous voici chez nous, à Nnapole, déclara simplement le tueur.

Ce « chez nous » sonna très agréablement aux oreilles de la passagère. C’était comme si, en l’admettant comme sa compatriote, fille du même terroir, enfin, il lui reconnaissait une sorte de légitimité d’être là, à ses côtés. Ces paroles résonnèrent tant à ses oreilles comme une douce musique qu’elle n’avait pas réalisé que la voiture s’était arrêtée.

Devant elle, se dressait, majestueux dans sa décrépitude, le grand portail baroque de son domaine, laissant deviner la longue allée bordée de cyprès qui menait au manoir des Mancini.

Alors que l’homme fouillait dans sa poche, obstiné dans son silence, elle se prépara à regret à en prendre congé.

Quelque chose la retint d’ouvrir la portière, comme si elle attendait qu’il fasse enfin attention à elle pour lui dire au revoir. Mais Marco était à présent absorbé dans l’écoute d’un message qui avait été laissé quelques minutes plus tôt sur son répondeur.

— Qui était-ce ? demanda Flavia pour dire quelque chose, après que Marco ait remis son téléphone dans sa poche.

— Lorenzo. Il m’enjoint à faire attention. À Naples, nombreux sont les clans qui ont rejoint le Boss et cet omm’e mmerda les a lancés à mes trousses, aux dernières nouvelles.

Il se tut, perdu dans ses pensées. Son pouce, triturant sa lèvre inférieure, témoignant du dilemme qui le préoccupait. Une idée fit irruption dans l’esprit de la jeune fille, jaillissant de ses lèvres sans qu’elle puisse la retenir.

— Reste chez moi, ici, personne ne viendra te chercher, suggéra-t-elle en tentant de retenir l’enthousiasme que cette perspective lui donnait.

Aucune réaction n’accueillit cette proposition. Cependant, au bout de quelques minutes d’un silence pesant, pendant lesquelles Flavia retenait son souffle, il tourna son regard impénétrable vers elle.

— Combien de temps pour rallier Naples d’ici ?

— On est à quarante kilomètres. Selon le trafic, il faut entre une demi-heure et trois quarts d’heure, murmura-t-elle, crispée par l’effort qu’elle faisait sur elle-même pour ne pas sourire.

E mbè, c’est d’accord, décida-t-il au bout de quelques secondes, va m’ouvrir le portail.

Tentant de modérer l’euphorie qui la prit soudainement, elle s’exécuta, se heurtant à la touffeur qui régnait dehors. Elle fut en sueur en quelques secondes.

« Marco, chez moi » se répétait-elle, comme si elle ne parvenait pas à y croire. Par le passé, Malaspina et Leandro avaient déjà pénétré ce territoire qui était le sien, mais cette nouvelle incursion lui semblait avoir une autre signification, une signification mystérieuse.

Elle referma vivement les battants qui grincèrent désagréablement sur leurs gonds mal huilés.

En se retournant, elle constata avec plaisir que la voiture l’attendait pour l’embarquer jusqu’au perron du castelet quelques centaines de mètres plus loin.

En chemin, son cœur se serra en contemplant les chandelles de cyprès, qu’elle avait connues impeccablement taillées, et qui formaient à présent des plumeaux disgracieux. Marco observait en fronçant les sourcils la décadence des lieux, les statues moussues, les herbes folles qui dansaient au milieu de la voie, entre les gravillons. Cette vision lui était manifestement désagréable, la jeune fille le percevait clairement, mais elle en ignorait la raison.

— C’est une honte de laisser les choses se dégrader comme ça, pendant que tu folâtres à Rome. Tu n’as pas honte ? lui asséna-t-il d’un ton sévère.

Flavia n’avait pas senti venir l’estocade, elle en resta bouche bée. Pourquoi se souciait-il donc de cela ?

— Je n’ai ni le temps, ni les moyens de m’en occuper, malheureusement, avança-t-elle faiblement.

Au fond, elle déplorait comme lui le dépérissement de son domaine, mais que pouvait-elle bien y faire ? Elle pouvait à peine soulever un marteau, et pour peu qu’elle y parvienne, elle n’aurait pas su le manier.

Marco s’extrayait à présent de la sportive et scrutait la large façade du manoir, un élégant bâtiment monté sur un entresol et s’élevant d’un étage. Avec son agencement rigoureux respectant scrupuleusement les canons du néoclassicisme, tout de colonnades et de chapiteaux, il conservait malgré le revêtement qui tombait par plaques, son imposante magnificence.

Son aïeul, conseiller du roi Charles VII, l’avait fait construire ici, à quelques encablures du grand palais royal de Caserte, pour montrer aux yeux de tous son éclatante faveur. Tout cet étalage de richesse avait également eu pour fonction de rappeler à la branche majeure de sa famille, qui s’était hissée aux plus hautes marches du pouvoir en France, qu’il ne fallait pas la mépriser. Cependant, depuis lors, l’influence de sa famille avait lentement décliné, de concert avec l’état de cette démonstration de puissance. Il était maintenant partiellement délabré, seule la toiture restant tant bien que mal à même de remplir sa fonction.

Peccato ! s’exclama le caporegime, tu n’es pas digne de l’héritage que tu as reçu. Tu déshonores les mânes de ta famille.

La jeune fille baissa la tête à cette admonestation, voir la demeure de ses aïeux sombrer ainsi la minait également.

— Pour le moment, je ne peux rien y faire. Quand je commencerai à travailler, je pourrais peut-être payer certaines réparations… Là, il faut que nous allions acheter de quoi remplir un peu le réfrigérateur. Je vais rétablir le courant dans la maison lança-t-elle avant d’ouvrir la lourde porte de noyer sculptée de motifs végétaux.

— Laisse, j’ai de quoi dans la voiture, affirma-t-il avant d’aller chercher ses affaires dans la Lancia.

Le reproche qu’il lui avait adressé résonnait douloureusement du passé, lui remémorant l’accusation que lui avait portée son voisin, le paysan qui exploitait la terre contigüe. Une usurpatrice, voilà ce qu’elle était à ses yeux, tout comme sa famille, il avait commandité l’exécution de son père pour cette raison précise.

Le ventre noué, elle s’aventura à l’intérieur du somptueux cadre qui avait vu son enfance bouleversée par ce tragique évènement, mais aussi les moments de bonheur passés avec sa mère.

Une odeur étouffante d’humidité y régnait, qu’elle essaya de chasser en ouvrant en grand toutes les hautes fenêtres de la bâtisse.

En redescendant, elle trouva l’homme en train d’examiner le grand salon. Comme il s’agissait de la pièce d’apparat du manoir, il était orné de meubles massifs de merisier délicatement ouvragés sur lesquels reposaient quelques compositions florales en porcelaine de Capodimonte, datant de l’époque de la splendeur des Mancini de Naples. Flavia savait qu’elles avaient de la valeur car elles avaient été façonnées par le grand Giuseppe Gricci, mais elle n’arrivait pas à se résoudre à s’en séparer.

Marco s’approcha des céramiques et les retourna avec soin.

— Ça, ça vaut un paquet ! Si tu les vendais, tu pourrais arranger pas mal de choses ici, déclara-t-il d’un ton assuré.

— Tu connais Gricci ? s’étonna la jeune fille, ne soupçonnant pas une once de culture chez ce rude mafieux.

— Pour qui tu me prends ? Tu as le monopole de la connaissance, bien sûr, les paysans sont tous de sombres ignorants, selon toi ? Comme tout le monde ici, j’ai visité le musée de la manufacture royale de Capodimonte… C’était obligatoire, à l’école, avoua-t-il en grognant.

La plantant là, il alla explorer la cuisine, y ouvrit les sacs en papier qui regorgeaient de nourriture et s’affaira à préparer de quoi se sustenter rapidement.

De loin, elle l’observa couper habilement olives, câpres, ail et anchois tous ensemble. C’était normal qu’il manie si bien le couteau, pensa-t-elle, il ne s’agissait une nouvelle fois que d’une simple déformation professionnelle. Farfouillant autour de lui, l’homme trouva une poêle dans laquelle il versa de l’huile d’olive, puis y fit rissoler des piments. Une délicieuse odeur se répandit partout au rez-de-chaussée, alors qu’il ajoutait à la préparation du persil haché et des tomates concassées.

Un bouillonnement annonçait qu’il allait ainsi accommoder des pâtes, cette spécialité mondialement connue sans qu’on sache pourtant qu'elle était originaire de la capitale campanienne. Enfin, un bruit de couverts entrechoqués lui fit craindre le pire pour sa vaisselle séculaire.

— C’est prêt, tu peux venir ! la héla-t-il bientôt.

Alors qu’elle s’attendait à entrer sur un véritable champ de bataille, tout était méticuleusement nettoyé et rangé. Deux plats de spaghetti fumaient sur la longue table de chêne du réfectoire.

À ce spectacle, elle rougit jusqu’aux oreilles. La recette pour laquelle il avait opté était les spaghetti alla puttanesca, une recette que la légende attribuait aux prostituées napolitaines.

Pourquoi ce choix, s’indigna-t-elle en son for intérieur ? Était-ce une manière de l’insulter ? La considérait-il elle-même comme une putain ?

Sans se formaliser de sa stupeur, il s’attabla et empoigna la fourchette.

— Allez, viens me goûter ça.

Puis comme elle fixait toujours les assiettes avec consternation, il reprit, avec une pointe d’agacement.

— Toute ta science, elle te sert à quoi, si tu ne sais pas faire bouillir de l’eau pour des pâtes. Tout ça — et il désigna l’ensemble de l’édifice d’un geste circulaire — ça te fait une belle jambe si tu meurs de faim, hein ? À te voir, on devine que tu ne dois pas manger suffisamment, guagliona. La cuisine, elle fait partie de notre patrimoine, tu devrais le savoir, pourtant ! On ne t’a pas appris ça, dans ta faculté ?

Et il leva les yeux au ciel, avant de commencer à engloutir avec gourmandise le délicieux mets sans plus se soucier d’elle.

De son côté, elle était figée comme une statue de sel, une statue rouge comme une pivoine à la pensée la connotation sexuelle du plat. Cette fois-ci, elle s’était souvenue que les filles de joie les concoctaient pour attirer le chaland.

Il fallait croire que ça avait fonctionné : elle avait diablement envie de gouter ce plat-là, devant elle, ce pur produit de Naples, âpre mais rond et long en bouche, dont la saveur ne s’étiolait pas avec le temps. Elle brûlait de s’enflammer au contact de la saveur épicée de Marco.

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