Plaisir Divers

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Je vis peint sur la devanture du magasin : « Plaisirs en tous genres, soldes d’hiver. » Après une seconde d’hésitation, je poussai la porte. Elle se referma derrière moi avec un bruit mat. Une clochette tinta, signalant discrètement mon arrivée. Le hall d'entrée était circulaire. Il était entouré de grandes colonnes de marbre blanc que coiffait une spectaculaire coupole de verre. Au sol, une luxueuse moquette étouffait les pas des quelques clients qui baguenaudaient dans le magasin. Une musique très douce, presque en sourdine, rendait l'ambiance feutrée un peu moins oppressante. Un vendeur sorti de nulle part m'accueillit avec un grand sourire qui me parut presque sincère.

— Bonjour monsieur ! Je m'appelle Luc et je serai votre conseiller personnel. Puis-je vous être utile ?

— Oui, bonjour. Je cherche quelque chose pour un ami. Il traverse une mauvaise passe en ce moment et je voulais lui redonner un petit peu le goût de vivre.

En réalité, je n'avais plus d'ami. D'ailleurs, je n'avais plus de femme non plus. Elle était partie avec les enfants. Et plus de travail non plus. Le vendeur n'était pas dupe, mais il n'en laissa rien paraître.

— Pour un ami, bien entendu, monsieur. Voyons voir ce que je peux vous proposer.

Tout autour de la rotonde, de longs couloirs se découpaient entre les colonnes. Chacun d'entre eux avait une couleur dominante différente et donnait accès à des dizaines de portes. Le magasin rappelait un ancien hôtel de luxe reconverti. Le vendeur m'invita à le suivre dans le couloir bleu. Avant d'ouvrir la première porte, il se retourna vers moi.

— Comme je ne connais pas les goûts de votre ami, je vais vous montrer différents produits et vous me direz ce que vous en pensez, enfin plutôt ce que vous pensez que votre ami pensera, dit-il avec un sourire de connivence. Si ça ne convient pas du tout, ne vous inquiétez pas, cela va juste m'aider à cerner votre besoin.

Il ouvrit la porte. Dans la pièce, une simple table sur laquelle un tourne-disque jouait Sultans of Swing de Dire Straits, un vieux morceau des années 80. Le rythme entêtant et le son de la guitare inondaient la pièce. Je me surpris à battre la mesure en tapant mes mains sur les cuisses. J'écoutais ce tube en boucle quand j'étais jeune, sur un vinyle dédicacé de Mark Knopfler lui-même que j'avais perdu depuis !

— Commençons par "De La Bonne Musique", expliqua le vendeur. Très bonne teneur en sérotonine. L'effet ne s'use quasiment pas. C'est un classique.

— C'est sympathique, avouai-je. , c'est marrant, c'est mon morceau préféré. Mais je m'attendais à quelque chose de plus... de plus intense. Cela n'est que de la musique après tout.

— Mais quelle musique ! Enfin, je comprends. Essayons autre chose.

Le dénommé Luc chercha une nouvelle porte en marmonnant des noms de produit que je ne distinguai pas. Il s'arrêta devant une nouvelle porte, strictement identique à la première.

— Alors ici, nous sommes sur une autre gamme, plus marquée. Un plaisir un peu plus intense.

Il me laissa cette fois ouvrir la porte. Je la refermai aussitôt en rougissant. La scène que j'avais juste entrevue avait suffi à m'échauffer un peu l'esprit. Une superbe femme attendait sur un bureau, entre deux ordinateurs et une pile de papier. Son chemisier était presque ouvert et sa jupe à moitié relevée. Il n'y avait aucune ambiguïté.

— Ah, je vois que monsieur n'est pas insensible aux charmes du produit, me lança Luc en me donnant un petit coup de coude discret. C'est "Nuit Torride avec La Femme de Mon Patron", un best-seller. Fort en phényléthylamine au début, et plutôt en dopamine sur la fin. Chaque année, on renouvelle le produit avec le même succès. La saison dernière, c'était "Nuit Torride avec la Femme de Mon Meilleur Ami".

— C'est peut-être un peu trop non ? lui demandai-je. Vous n'avez rien de plus classique, tout en restant dans l'intense ?

— Je vois. J'ai exactement ce qu'il vous faut. Venez avec moi.

Il parcourut de nouveau le couloir et s'arrêta devant une autre porte, encore identique aux précédentes.

— Vous avez ici un produit équilibré, un peu moins fort en dopamine, mais il compense par une plus grande teneur en ocytocine. Si vous voulez bien entrer, me dit-il en tenant la porte.

Je jetai un oeil à l'intérieur de la pièce. Un salon avait été reconstitué. Une jolie jeune femme lisait un roman dans le canapé. Habillée tout à fait correctement. Elle leva les yeux vers moi. Son visage me rappelait vaguement quelqu'un. Elle me sourit et m'invita à la rejoindre avec son regard doux. Alors qu'elle allait m'adresser la parole, le vendeur ferma la porte avec empressement.

— "Amourette avec La Voisine de Palier". Un autre classique. Un peu délaissé ces derniers temps avec les réseaux sociaux. Mais toujours efficace.

— J'aime assez, dis-je. Vous avez autre chose ?

En réalité, j'étais complètement excité et je voulais ouvrir toutes les portes pour découvrir ce qui se cachait derrière. Le vendeur savait déjà que je n'allais pas sortir les mains vides. Son travail à moitié fait, il allait maintenant s'efforcer de charger la note. Je passai l'après-midi à visiter le magasin. Je vis défiler des dizaines et des dizaines de produits. Des purs shoots d'endorphine avec "Base Jump Dans l'Himalaya" ou "250km/h Sur l'Autoroute". Ou des perfusions de phényléthylamine avec "Esclave Sexuelle à la Maison" ou "Orgie Romaine pendant les Bacchanales". D'autres, plus inattendus, comme "Chasse au Tigre Blanc", ou plus convenus comme "VIP chez un chef étoilé". Des purs ocytocines aussi, comme "Au Parc avec Mon Labrador" que j'appréciai beaucoup, ayant possédé un chien de cette race qui s'était enfui depuis.

Tout se passait bien, jusqu'à ce que Luc aborde l'aspect financier.

— Vous avez fait votre choix ? demanda-t-il. Quel est votre budget ?

Je bredouillai une réponse, comme un enfant pris la main dans le sac.

— Euh... Je peux aller jusqu'à 150€. Je pense. Enfin, je crois. Je veux dire, grand max hein !

La déception du vendeur était manifeste. Son regard courroucé ne laissait aucun doute. Toutefois, en grand professionnel, il resta poli et m'indiqua un petit couloir.

— Je crains que cela ne soit un peu juste. Essayez le couloir vert par là-bas, ce sont les soldes. Certains plaisirs invendus. Vous trouverez peut-être votre bonheur.

Sur ces mots, il se désintéressa de moi et s'en alla à la recherche d'un nouveau client.

Je m'engageai dans le couloir vert. L'étiquette indiquait "Quotidien de la Vie de Famille, riche en ocytocine". J'entrepris d'ouvrir la première porte. Ma surprise fut totale.

Je vis ma femme et mes enfants, autour d'une table, en train de déjeuner. L'illusion était parfaite. L'éternel épi de mon petit garçon. Les superbes yeux de ma fille. Et ma femme qui faisait parler la salière et la poivrière pour les faire rire. Soudain, cette dernière se retourna vers moi, sembla me reconnaître et se leva maladroitement en faisant tomber sa chaise. Les enfants se tournèrent vers moi, silencieux et tristes. Je croisai leurs regards.

Je sentis la présence de Luc dans mon dos. Je fermai la porte de manière désinvolte.

— Je comprends pourquoi c'est en solde, m'exclamai-je. C'est quand même un peu banal non ?

— Certainement, monsieur, me dit-il froidement.

— Mmmmh, vous auriez un truc genre super-pouvoir, dans cette gamme de prix ? Genre voler, être invisible, parler aux animaux, tentai-je pour me réconcilier avec le vendeur.

Il réfléchit un peu.

— Pour votre budget, nous avons le coffret "Vis Ma Vie", équilibré en dopamine et endorphine. Les jeunes aiment bien ce package pour les soirées déguisées ou à thème. Choix infini d'apparence, votre imagination pour seule limite. Follement amusant. Seule contrainte, vous ne pouvez pas avoir de contact physique direct. Vous comprenez pourquoi c'est en solde, si vous voyez ce que je veux dire.

Il ponctua sa dernière phrase d'un petit sourire égrillard.

— C'est parfait ! Je vais prendre ça.

Luc hocha de la tête et m'invita à le suivre derrière une des portes au plaisir soldé. À peine eut-il tourné la poignée que je le poussai dans le dos. Il bascula à l'intérieur de la pièce et je l’assommai d'un coup sec derrière la nuque.

Je ressortis de la pièce avec l'apparence du vendeur. Je repris contenance et me dirigea d'un pas léger vers l'accueil. Je m'approchai d'un client qui flânait visiblement dans le magasin.

— Bonjour monsieur ! Vous êtes notre millième client ! Pour vous remercier d'avoir choisi notre enseigne, nous vous offrons un panier garni de petits plaisirs. Si vous le voulez bien, je serai votre conseiller tout au long de votre visite.

— Mais c'est mon jour de chance ! s'exclama-t-il ravi. Je l’entraînai à ma suite sans ménagement.

— Oui, voilà, c'est ça, votre jour de chance ! Venez, suivez-moi.

Au pas de course, je me dirigeai vers la porte et offrit à mon client "Quotidien de la Vie de Famille" et "Au Parc avec Mon Labrador". Plusieurs vendeurs levèrent la tête et se dirigèrent vers nous. Je lui proposai aussi gratuitement "Amourette avec La Voisine de Palier". J'eus la curieuse impression que tous les employés du magasin avaient la même expression. C'était pire, ils avaient le même visage. Je revins sur mes pas pour récupérer aussi "De la Bonne Musique". Tous les vendeurs convergèrent vers nous, le regard mort. Nous finîmes la visite en courant jusqu'à la porte de sortie, qui s'ouvrit dans un grand éclat de lumière.

Je me trouvais dans la rue. Un labrador se tenait à mes pieds et me regardait en remuant la queue. Mon chien. Mon regard tomba sur la pochette de 45 tours que je tenais dans une main. Sultans of Swing de Dire Straits. Au dos, il y avait encore la marque de feutre que j'avais fait quand j'étais gamin.

J'entendis derrière deux enfants se chamailler, et leur mère les gronder gentiment. Mes enfants. Mon épouse.

Je pensais avoir tout perdu.

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