Le Fléau

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Vers la fin du XXIIème siècle, la Grande Marche Rouge a semé le chaos aux quatre coins de la planête. Les nations, les peuples, les ethnies, les religions, et tous les groupes que l'Humanité avait inventé pour se diviser, s'embrasèrent soudain et se rassemblèrent dans une grande communion de toute l'espèce humaine.

Le temps d'un massacre.

Celui des élites, des gourous, des ultrariches et des puissants qui, au fil des décennies, s'étaient accaparés toutes les ressources et les richesses de la planête au détriment de l'immense majorité. Puis le temps d'un autre massacre quand les chefs de bande, les charismatiques, les marchands de mort, les tribuns et les idéologues de la Révolution qui avaient émergé de cette masse furieuse ont pensé pouvoir la contrôler à leur profit. Ils subirent, eux aussi, le sort désormais réservé à tous ceux qui osaient s'élever au-dessus des autres, emportés par la rage vengeresse d'un peuple qui avait pris pour sienne la nouvelle devise universelle, scandée dans toutes les langues : Ni Dieu, Ni Maitre.

Cette période sombre et violente dura jusqu'à ce que les immenses ressources que se réservaient les 1% furent épuisées. Les fractures réapparurent, de nouvelles frontières furent dessinées, des idéologies réémergèrent. La civilisation survécut dans une forme pseudo-féodale, les villes-nation cohabitant avec des clans de nomades libres. Mais la lutte pour les ressources et le contrôle des masses fit ressurgir le spectre des alliances et des guerres.

De nouveau, le chaos.

Ce fut aux alentours de la moitié du XXVIIème siècle que le Fléau frappa pour la première fois à NewMan, la puissante cité fortifiée de l'Hudson barrant l'accès aux riches terres agricoles de Long Island. Un matin de printemps, le Mayor Johnson fut retrouvé décapité dans son lit. Un temps soupçonné à cause de son avidité et de son ambition affichée, son principal adjoint, qui l'avait remplacé au pied levé, fut retrouvé lui aussi décapité le lendemain. S'ensuivit une terrible guerre de succession entre les bandes qui contrôlaient les différents organes de la cité-état. Mais invariablement, dès qu'une faction prenait le dessus et installait son chef sur le trône du Mayor, ce dernier était retrouvé le lendemain décapité dans son lit.

Au milieu de l'été, plus personne ne se disputait le pouvoir et chaque faction se contentait de son territoire et de ses affaires. Les sujets concernant la ville étaient débattus en conseil, dans une recherche constante de consensus, dans la crainte d'être désigné comme le principal décideur et de ne pas voir l'aube se lever.

Au premier jour de l'hiver cependant, on retrouva tous les chefs de bande décapités dans leur lit. Les luttes intestines pour le pouvoir n'avaient pas cessé au sein de ces groupes, même si leurs territoires et leurs prérogatives étaient devenus symboliques. Ils subirent à leur tour les ravages du Fléau. Personne ne vint plus siéger au conseil de la ville. Une assemblée publique se réunit spontanément à Central Park et l'idée d'un tirage au sort pour désigner des représentants au mandat limité dans le temps bruissa dans la foule sans que l'on sache qui l'avait soufflé en premier. Les premiers malheureux à être ainsi appelés à siéger acceptèrent ce qu'ils pensaient être un sacrifice. Mais, à la surprise générale, ils échappèrent au Fléau.

De mois en mois, alors que les Représentants se succédaient pour gérer l'alimentation, le logement, l'ordre public et la défense et tout ce qui concernait la bonne gestion de la ville, ils surent qu'ils étaient enfin à l'abri du terrible mal qui avait frappé les anciens dirigeants.

Le matin du 21 décembre 2664, à mesure que les rayons du soleil progressaient paresseusement sur la planête, le Fléau réapparut brutalement. A travers le monde, tous les hommes et les femmes qui avaient réussi à prendre le pouvoir quelque part dans une communauté furent retrouvés décapités. Le lendemain, celui ou celle qui s'accaparait le pouvoir subissait le même sort.

Peu de temps après avoir appris la nouvelle, des émissaires de NewMan furent envoyés aux quatre coins du globe dans les principales cités et auprès des plus grands clans de nomades. Ils décrirent longuement les évènements qui avaient eu lieu dans leur cité quelques années auparavant et les solutions qu'ils avaient mis en place. Ils furent souvent ignorés ou raillés. Parfois pourchassés. Mais même moquée et dénigrée, une idée se transmet. Et à chaque fois que des conseils newmanniens - c'est ainsi qu'on les nomma - étaient mis en place et que la population constatait la disparition du Fléau, l'idée se répandait avec encore plus de force. Bientôt, sous forme de légende, de mythe ou de prophétie, l'idée que le Fléau interdisait à quiconque de prendre le pouvoir fit son chemin et des conseils newmanniens fleurirent à tous les niveaux de la société, jusqu'à la constitution d'un conseil newmannien planétaire.

La règle était la même pour tous : les membres d'un conseil étaient tirés au sort parmi les gens concernés par les décisions à prendre, pour un mandat d'une durée limitée dans le temps. L'ambition n'avait plus aucun sens car seul le hasard permettait de siéger, et seul le temps déterminait quand le Représentant en avait fini avec sa fonction. Ces Représentants étaient naturellement portés vers le bien commun car du Peuple ils étaient extrait et au sein du Peuple ils retourneraient.

De temps à autre, certains Représentants tentèrent bien de changer le système à leur avantage, de prolonger leur mandat, ou de se réserver des avantages pour le jour où leur mandat s'arrêtait. Immanquablement, on retrouvait leur tête à quelques centimêtres de leur cou aux premières lueurs de l'aube, quelle que soit les mesures de sécurité qu'ils imaginaient pour se prémunir du Fléau.

Certains voulurent comprendre et étudier ce mal étrange. Différentes hypothèses eurent cours, certaines plus farfelues que d'autres. Paul Emerson, un membre des forces de police de Vanc, une autre cité fortifiée de la côte ouest qui disputait à NewMan le titre de plus grande nation d'Amérique, fut le plus près d'élucider ce mystère. Alors qu'il enquétait sur une disparition d'enfant, ses pistes le firent remonter jusqu'à une secte de bonzes nomades qui parcouraient le pays en kidnappant de très jeunes enfants, pour les élever dans le dénuement le plus total. Ils ne se déplaçaient qu'en petits groupes, trois ou quatre moines au maximum, constitués souvent de deux maitres et de deux apprentis. Ils ne possédaient que les vêtements qu'ils portaient sur le dos et vivaient de ce que le chemin leur fournissait. Leur quotidien se résumait à marcher et écouter. Ils enseignaient aussi à leur apprentis les arts subtils et délicats de la dissimulation et du maniement du sabre.

Un sabre semblable à celui que tu vois derrière moi.


Bien entendu, il n'eut pas le loisir de rapporter sa découverte car un des vieux bonzes lui infligea le châtiment réservé aux puissants. On enquêta longtemps sur le meurtre d'Emerson. On a recherché le coupable pendant de nombreuses années.
Mais personne ne m'avait trouvé. Jusqu'à aujourd'hui.
Et te voilà, toi, jeune inspecteur de Vanc. Tu as dû suivre les mêmes pistes que ton... Mais oui, c'est évident maintenant, ton regard me rappelait quelqu'un. Que ton père. Et tu es animé par un puissant sentiment de vengeance. Je ne saurais te blâmer. J'ai outrepassé mes droits, j'ai oublié mes devoirs.
Car vois-tu, celui qui se tient devant toi n'est pas un vieillard fatigué, dépenaillé et affamé. Je suis bien plus que tu ne l'imagines. Si je le voulais, ta tête roulerait sur le sol avant même que le nerf qui relie ton cerveau au doigt que tu as posé sur la gâchette ne soit parcouru par la moindre impulsion électrique. Et si je l'avais voulu, tu ne m'aurais jamais retrouvé.
Car je suis un Maitre de la dissimulation et du maniement du sabre. Je suis Le Maitre. Je suis le Fléau de NewMan, le premier héritier des Marcheurs Rouges, le Veilleur des Nations, le contre-pouvoir ultime face aux excès de nos civilisations.
Je n'en retire aucune gloire car je suis un inconnu qui vit caché. Je n'en retire aucune richesse car ce sabre et les vêtements que je porte sont mes seuls biens. Je n'en retire aucun avantage, ni pour moi, ni pour mes proches. Car je n'ai côtoyé que mes apprentis et mes victimes. L'ordre qui a essaimé sur toute la surface de la Terre ignore même jusqu'à mon existence.

Mais ne t'y trompe pas, je suis le vrai dirigeant de ce monde. Et tu vas mettre fin à mon règne. Car en tuant ton père, j'ai commis une erreur que je n'ai jamais pardonné aux autres, et je dois payer. Je vais mourir dans la pauvreté et l'anonymat. Car tu l'as deviné, tu ne vivras pas assez longtemps pour raconter ce que tu viens d'entendre. Tu n'en as pas le droit, l'Humanité a encore besoin de nous.










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