Par la Fenêtre

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Les transports en commun me plongent d'ordinaire dans un profond sommeil, ma tête dodelinant au rythme des virages, aspirant les rêves des gens autour de moi par ma bouche grande ouverte, jusqu'à ce que je me réveille dans un râle porcin, désorienté et honteux, un filet de bave humidifiant la commissure de mes lèvres. Un charmant tableau.

Il y a une chose, cependant, qui peut me maintenir éveillé tout le long d'un trajet : lorsque les lumières s'allument dans les appartements à la tombée de la nuit, à travers les fenêtres ainsi éclairées, on entrevoit de manière fugace les scènes du quotidien : une famille qui se met à table dans la cuisine, un couple sur un canapé fasciné par leur télévision dans le salon, un frère et une sœur qui se chamaillent dans leur chambre...

Ces moments d'intimité volés du regard me fascinent. Ces hommes et ces femmes, dans le confort de leur domicile, ne se doutent même pas qu'un inconnu, en l’occurrence moi, les observe en toute impunité. Cela me procure une étrange sensation, comme si j'étais investi de pouvoirs quasi divins me permettant de m'immiscer dans leur existence, de les critiquer, de les juger, et de les oublier d'un clignement de cil, aussi vite que mon regard passe de fenêtre en fenêtre.

Puis cette sensation grisante s'évanouit pour laisser place à un sentiment de vertige. Qui sont ces gens ? Quelle est leur vie, leur métier ? Quelles sont leurs passions ? Que peuvent-ils se dire autour de cette table ? Pourquoi cette jeune fille semble bouder ? Pourquoi cette mère est-elle en colère ? Tant de personnes que je ne connais pas, tant d'histoires dont je n'ai jamais entendu parler. Et à chaque nouvelle scène, les mêmes questions, et davantage : est-ce que ce jeune couple connait cette petite mamie tranquille habitant en dessous de chez eux ? Et cette dernière connait-elle la raison des disputes de ses voisins du dessus ?

Chaque individu me pose la question de son existence propre et des liens qu'il a tissés avec tous les autres, formant un inextricable réseau d'interrogations qui ne trouveront probablement jamais de réponses.

Enfin, après la sensation de pouvoir puis le vertige, vient la chute. Car la nuit, une fenêtre peut se révéler miroir et reflets.

Je réalise que je n'ai rencontré aucune de ces personnes, je ne sais rien de leur vie, et ils ne sauront jamais que je leur ai volé quelques secondes d'intimité. Et, de l'autre côté de la fenêtre, aucune de ces personnes ne m'a jamais rencontré, elles ne connaissent aucun détail de mon existence. Pire, probablement que l'une d'entre elles a jeté un regard par sa fenêtre et a aperçu un bus presque vide, à part cet homme à l'air absent regardant à travers la vitre. Peut-être s'est-elle demandé à quoi je pensais, d'où je venais. Peut-être m'a-t-elle jugé, à rentrer à une heure si tardive du travail au détriment de ma vie de famille. De quel droit ! Que sait-elle de moi ? Rien. C'est insupportable.

Comment est-ce possible que tant de gens ne me connaissent pas, ou m'ignorent, ou me dévisagent, ou me jugent ? Le monde était sensé tourner autour de moi. Mes parents, ma sœur, ma famille, mon chien, ma maison, mes amis, ma ville. Je pensais que tout ça était à moi, que rien n'existait sans moi, que j'étais la raison d'être de ce monde ! Que c'était tous pour un, tous pour moi. Alors que je ne suis finalement qu'un parmi tous. Mais si je n'étais pas là pour les observer, si je fermais les yeux, seraient-ils toujours là ? Existeraient-ils encore ?

Alors que je m'endors finalement, je n'en suis pas tout à fait sûr.

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