Vestiges

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« Ton nom ? lui demanda sèchement la vieille femme avec un ton suggérant plus un ordre qu’une question.
— Jondo », répondit-il en grimaçant de douleur.
Elle lui rappelait sa mère, une grande femme au visage durci par les épreuves et au regard doux, mais hanté par des visions d’horreur. Dans son salon transformé en hôpital de campagne, malgré tout le sang, la sueur, les excréments et tout ce que le corps humain peut rejeter d’abject, cette vieille femme était restée coquette comme une jeune fille en fleur avec sa veste colorée et son chapeau imperceptiblement penché sur un côté. Comme sa mère.

Ce matin-là, elle le tira du lit sans ménagement. Elle l’avait recueilli dans un sale état. Il était désormais rétabli, ce qui dans son langage signifiait qu’il pouvait se nourrir et marcher sans aide. Se nourrir et marcher sans aide … Bien insuffisant lorsqu’il faut d'abord trouver de quoi manger et courir pour ne pas l’être. Il devait admettre que ses chances de survie étaient bien meilleures que celles des autres patients. Recroquevillés sur leur couche, ils imploraient ou maudissaient ceux qui passaient à portée, d’une voix réduite à des murmures et à des gargouillis. Il n’y avait pas plus de vie dans leur regard que dans celui d’un rat tournant sur une broche. De patient, ils n’en avaient que le nom. En réalité, ils avaient tous hâte d’en finir.

Elle lui donna un petit peu de vivres et beaucoup de conseils. Jondo aurait préféré que ce soit l’inverse. Les premiers seraient vite épuisés, les seconds vite oubliés. Puis elle lui expliqua longuement à quel point il avait été stupide, qu’il était préférable qu’il évite de recommencer, qu’elle ne comptait pas le récupérer une seconde fois dans un si piteux état. Il lui promit qu’on ne l’y reprendrait plus. Une promesse qu’il lui serait difficile de tenir : il ne se souvenait de rien, ou presque : un feu, des rires. De la douleur. Rien de plus. Rien d’exceptionnel non plus. Cette vie n’était que douleur de toute façon. Elle n’estima pas nécessaire de lui détailler comment elle l’avait trouvé, ni ce qui lui était arrivé. Et après tout, qui ça intéressait ? Sûrement pas lui. Les souvenirs, c’est ce qu’il reste après un bon feu : un goût de cendre ou des brûlures. Cette source de chaleur et de lumière se révèle plutôt source de souffrances et de poussière. On ne peut rien en faire. On ne peut rien y faire. Autant tout laisser derrière soi. D’ailleurs, les souvenirs, ça ne se mange pas.

Les places venaient à manquer dans son dispensaire de fortune alors que les estropiés et les malades étaient légion. Elle le jeta hors de sa maison brutalement, sans un « bon courage », sans un « au revoir ». D’un autre côté, il déguerpit sans un « merci ». Il n’était pas encore très sûr qu’elle lui ait rendu service en le ramenant à la vie. Cette vie. Il était à peine sorti qu’elle avait déjà oublié jusqu’à son existence. Pourtant cela ne se résumait qu’à un nom et un visage. Mais c’était probablement des souvenirs déjà trop encombrants. Soigner des gens, leur redonner une apparence et une identité devait la soulager, quelque part. Les laisser repartir vers une mort certaine en revanche… Il est préférable qu’ils redeviennent d’insignifiants anonymes… Le jeter dehors, ne pas s’attacher à lui, vouloir rester seul. Ne plus aimer personne reste le meilleur moyen de ne pas perdre ceux qu’on aime. Elle ne pouvait tenir que comme ça. Comme sa mère.

Jondo ne leur en voulait pas. Sa mère lui avait donné la vie, cette femme au chapeau la lui avait rendue. Mais la survie, ça ne s’apprend ni dans les jupes de sa mère ni dans le lit d’un hôpital. Dans un lit d’hôpital, on y meurt. Comme sa mère.

En écartant deux plaques de tôles rouillées, il se glissa hors des fortifications dérisoires du camp. Il déboucha sur une grande avenue encombrée de carcasses de voiture et bordée d’immeubles éventrés. L’un d’eux fumait encore. Si longtemps après, les incendies qui avaient suivi le cataclysme couvaient encore sous les cendres des décombres des anciennes cités. Ou peut-être était-ce simplement un chanceux se régalant d’une brochette de chat ou de chien. Cette fumée devait se voir de très loin. L’imbécile. Il n’allait pas tarder à tourner sur une broche lui aussi.

Seul au milieu de ce tas de gravats qu’on appelait les Vestiges, Jondo se sentit soudain très inutile. Il faut dire qu’habituellement, ses journées se résumaient à se cacher, fouiller les ordures, se nourrir de trucs louches et, trop souvent, le regretter derrière le premier buisson venu. Et encore, c’était une bonne journée. S’il avait vite appris à trier ce qui était comestible de ce qui ne l’était pas, distinguer le comestible du digestible était une autre paire de manches. Ce fut un apprentissage long et douloureux. Il lui arrivait encore de se tromper. Et c’était le genre d’erreur qu’on pouvait regretter amèrement. Mais pas longtemps. En effet, ce qui rôdait dans ces ruines avait un odorat particulièrement aiguisé. Les chances de s’en sortir à la course sont passablement amoindries lorsqu’on se fait surprendre le pantalon sur les chevilles.

Jondo se ressaisit et cessa de ruminer. Il devait récupérer ses affaires, avant que quelqu’un ne mette la main dessus. Heureusement, son abri était à l’opposé de la fumée. En chemin, il fouilla méticuleusement chaque voiture, mais sans grand espoir de trouver quoi que ce soit. Si près du camp de la vieille, la moindre pierre avait dû être retournée. Littéralement. La vermine qui se développait à l’abri du soleil brûlant était un mets de choix. Il arriva en vue de l’immeuble dans lequel il avait élu domicile depuis quelques années. Son choix s’était porté sur un bâtiment épais, percé de part et d’autre par des racines tellement énormes qu’elles semblaient broyer lentement le bâtiment dans une lente mais puissante étreinte. Si ces arbres avaient pu trouver de l’eau, il s’était dit qu’il en trouverait aussi.

Il partageait son abri avec un vieux bouc mal embouché prénommé Claudio. Ou Clodo. Lui même ne s’en souvenait plus très bien. Et son nom de famille… Mais qui a besoin d’un nom de famille désormais. Les survivants étaient si peu nombreux qu’à ce qu’il en savait, une lettre de l’alphabet aurait suffi pour tous les identifier. D’ailleurs, les familles étaient devenues très rares. S’il n’avait pas vu un jour cette bande de gamins dégénérés ravageant un de leur ancien campement, il aurait trouvé logique d’être le dernier né sur cette terre pourrie. Qui pourrait avoir envie de faire des chiards dans un monde pareil ? Sa mère était encore enceinte de lui pendant le cataclysme. Ce n’est pas comme si on lui avait donné le choix. Le choix, elle l’avait fait quelques années après sa naissance. Une double libération pour elle. Non, la notion de famille n’existait plus. Parfois, des enfants naissaient. C’est tout. Qui peut se permettre de protéger et nourrir sa famille ? Subvenir à ses propres besoins relevait déjà de l’exploit.

A ce propos, l’estomac de Jondo gargouilla bruyamment pour lui rappeler qu’il était sur le point de passer à côté de l’exploit s’il ne trouvait rien à manger rapidement.Il aperçut au loin une silhouette qui l’observait. Il avait entendu que certains sauvages chassaient parfois jusqu’au pied des immeubles. Jondo n’avait rien contre eux. Ils se contentaient de rester à l’écart des villes, vivant au plus proche de la nature au point de rejeter tout ce qui provenait des Vestiges. Il considérait que ces sauvages étaient simplement des humains ayant fui les villes. C’était toute autre chose pour les cannibales, des sauvages amateurs de viande qui semblaient particulièrement aimer leur prochain. Sans parler des loqueteux, des cannibales devenus complètement débiles à force de se manger le cerveau les uns les autres. À bien y réfléchir, les sauvages étaient plus proches des races dégénérées que lui. Autant rester prudent.

Celui-ci le laissa tranquille. Il aurait été déçu de toute façon. La vieille ne lui avait donné qu’un bermuda crasseux et un t-shirt trop grand. Et il n’avait que la peau sur les os. Rien à voler, rien à manger. Tant mieux. Toutefois, il pressa le pas. Il avait aussi entendu que les sauvages domestiquaient des loqueteux pour nettoyer les Vestiges.

Arrivé à quelques centaines de mètres de sa tanière, il emprunta plusieurs chemins détournés dans les immeubles voisins pour perdre les éventuels pillards et charognards qui seraient tentés de venir lui rendre visite. Au fil des années, le chemin qui menait à son abri devenait de plus en plus complexe et de plus en plus dangereux pour celui qui en ignorait les petites subtilités. Jondo en connaissait le moindre centimètre et pouvait l’arpenter dans le noir complet en évitant les innombrables pièges qu’il avait mis en place. Et pour faire bonne mesure, il était fréquent qu’il s’immobilise pendant plusieurs heures pour être sûr qu’il n’y ait aucun intrus sur ses traces. S’endormir en espérant se réveiller entier était à ce prix.

Ce jour-là, il se permit de prendre un chemin plus court. Les traine-savates du coin devaient s’être précipités vers la fumée qu’il avait entraperçue tout à l’heure. Il arriva enfin dans sa cache : un ancien appartement aux fenêtres condamnées, aux issues masquées et obstruées. Un cocon de tôles et de planches, doublé de feuilles de journaux et de plastique pour étouffer les bruits et les odeurs. La pièce était remplie d’un amas d’objets hétéroclites.

Jondo s’affala sur un canapé face à un de ces miroirs noirs désormais brisés qui semblait tant fasciner les gens d’avant. Dans chaque habitation, on trouvait invariablement un canapé et quelques fauteuils, tous dirigés vers cet étrange miroir. Les fils qui courraient derrière permettaient de dire sans se tromper que cet appareil provenait de l’Electri-Cité. Sur le fauteuil d’à côté, le vieux Claudio ne pipait mot.

« Je vais me tirer Claudio, déclara Jondo, c’est plus possible dans le coin. Ces allumés s’amusent à tuer tout ce qui bouge. Ils commencent à fouiller la zone. J’ai essayé de condamner certains accès, mais ça ne les arrêtera pas. Ils sont prêts à déblayer les Vestiges jusqu’aux fondations pour dénicher les derniers rôdeurs. Dans quelques jours, ils seront ici. »

Claudio restait impassible. Il était difficile de deviner ce qu’il pensait ces derniers temps. Comme seule réponse, il offrit son plus beau sourire, un sourire sans aucune chaleur. Claudio était déjà vieux avant le cataclysme. Pour lui, ça n’avait pas changé grand chose. La rue, ça le connaissait. Il y vivait depuis des années à se nourrir d’ordures et à dormir sur les grilles d’aération du métro. Tout au début, les rations que l’armée distribuait, c’était plutôt le luxe. Ensuite, quand la ville s’est vidée, des milliers de logements abandonnés lui ont permis de vivre comme un pape pendant des années. Depuis, la survie était devenue bien plus difficile. Il avait retrouvé son régime d’avant, sans difficulté. À se nourrir de merde pendant toute sa vie, de toute façon, tout finit par avoir un goût de merde. Ce qui est pratique, car de nos jours, on ne trouvait que ça.

« Putain mec, je déconne pas, s’emporta le jeune homme, on ne peut plus rester ici. Faut se tirer. C’est plus comme avant mec ! Ils ne nous tolèrent plus. Ils cherchent à nous débusquer ! Ils vont venir ici et nous faire la peau ! Et c’est pas une métaphore ! ». Le vieux Claudio continuait de sourire, semblant accueillir cette nouvelle avec un soulagement coupable.

Il faisait la manche auprès de la mère, enceinte de Jondo, quand tout est arrivé. Instinctivement, il l’avait guidée pour la planquer en lieu sûr, qu’elle puisse mettre son bébé au monde. A la mort de la pauvre femme, il s’était débrouillé pour récupérer l’enfant dès que le corps médical eut d’autres priorités. Comme fuir la ville par exemple. Il parlait toujours de respecter sa dernière promesse. Un bon gars ce Claudio. Pas très malin, mais résistant comme un pou.« Tu veux rester, c’est ça ? » Jondo ne paraissait pas surpris, mais déçu. « Bon j’embarque la carte qu’on avait faite et les viandes séchées, je te laisse ton jouet, d’accord ? »

Dans son fauteuil, Claudio semblait acquiescer par le silence. Il n’était habituellement pas très bavard, mais ce soir, il se surpassait. Il avait raconté à son protégé des centaines d’histoires sur le monde d’avant, elles se limitaient cependant à la rue, aux comportements des gens, à la façon de s’habiller… Et beaucoup de conseils pour survivre au quotidien. Il était friand de phrases toutes faites. « Fiston, tu ne peux rien faire contre la naissance et la mort, à part profiter de la période qui les sépare », se plaisait-il à dire.Jondo était accroupi devant le petit trou de souris qui leur servait d’accès. Il se retourna et bredouilla maladroitement un adieu.

« Ben merde, c’est là qu’on se sépare quoi. Allez vieux, merci pour Maman, merci pour tes histoires, merci pour tout. Ces cons, ils vont pas te manquer. Moi tu vas me manquer, enfin tu vois ce que je veux dire. »

Le vieux resta immobile et ne tourna même pas la tête vers Jondo. Sans plus de cérémonie, ce dernier s’engagea dans le tunnel creusé dans les gravats et les meubles. Sans regret non plus. Ce n’était pas seulement son repaire ni son ami qu’il laissait derrière lui, c’était toute sa vie. Mais s’il n’avait pas fui, c’est aussi sa vie qu’il aurait laissée.

Un jour, le vieux Claudio avait dégoté un flingue avec un chargeur plein. Cet idiot l’avait utilisé pour buter des chats, puis juste pour effrayer les intrus quand il n’y eut plus de cartouches. De nos jours, plus personne ne comprenait vraiment ce que représentait ce bout de ferraille. Mais il le gardait constamment avec lui, c’était son jouet, son talisman. Il ne le quittait jamais. La survie dans la rue, il connaissait. Mais survivre aux autres, aux rôdeurs, aux gangs, aux plantes vénéneuses, aux fauves, aux sauvages, aux cannibales, aux loqueteux, et à toutes les autres saloperies de ce monde tout neuf, il ne savait pas faire.

En fait, il lui restait une balle. Il se l’était tirée dans la tête. Il y a deux ans de ça.

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